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Les « Cartons verts » : un siècle d’acquisitions (1)
Des origines mystérieuses
Les « Cartons verts » sont un ensemble de livrets et d’invitations à des vernissages datant des années 1870 à nos jours. Ils comptent actuellement 120 000 pièces environ. Quoique bien connus des lecteurs de la bibliothèque, ils font pourtant partie de ses collections dont l’origine est la plus obscure et la moins documentée.
Existaient-ils déjà avant la donation de la bibliothèque à l’université de Paris, en décembre 1917 ? La difficulté est qu’ils ne comportent aucun numéro d’inventaire et n’ont fait l’objet d’aucun registre. De plus, le Bulletin de la Société des amis de la Bibliothèque d’art et d’archéologie (1929-1949), source essentielle pour l’histoire des collections de la bibliothèque, ne les mentionne pas une seule fois. Non plus que Pierre Lelièvre, directeur de la bibliothèque, lors d’une présentation des collections en 1943, ni que Suzanne Damiron, son successeur, en 1955.
À cette date, pourtant, la collection existait bien déjà, comme l’atteste l’ancien fichier matières de la bibliothèque. Celui-ci lui consacre deux casiers entiers – le 34 pour les cartons verts sociétés (CVS1), le 37 pour les cartons verts galeries (CVG1). Leurs cotes d’alors, en vigueur jusqu’au début des années 1950 (« Gal » 1 à 288 pour les galeries, « N° » 1 à 453 pour les sociétés), ne se suivent pas chronologiquement, indice qu’elles ont été appliquées à une collection déjà partiellement constituée, et non au fur et à mesure des acquisitions. Le carton le plus ancien de la cote Gal 5 date déjà de 1936, signe que c’est autour de cette date que la cotation des cartons verts galeries a commencé. Cette date suit de peu le transfert de la bibliothèque de l’hôtel Salomon de Rothschild à la rue Michelet, achevé en 1935. La collection existait donc auparavant, mais ne faisait pas encore l’objet d’une cotation, peut-être parce qu’elle était jusqu’ici directement accessible aux lecteurs, ce qui ne fut plus le cas rue Michelet.
Cette hypothèse se trouve confirmée par l’existence de quelques rares cartons portant le grand timbre humide de la rue Spontini, première adresse de la bibliothèque, avant son transfert à l’hôtel Rothschild en 1924 : invitation à l’exposition Alexis Mérodack-Jeaneau (La Bodinière, 14 mars [1899] – timbre à l’adresse 18, rue Spontini), livret de l’exposition Ernest Chaplet (10-21 décembre 1903 – timbre à l’adresse 19, rue Spontini), par exemple. La rareté des cartons portant le timbre Spontini semble toutefois indiquer qu’avant 1924, la collection était encore embryonnaire ou non traitée.
Livret de l’exposition Ernest Chaplet, 10-21 décembre 1903, timbre humide de la Bibliothèque d’art et d’archéologie, 19, rue Spontini à Paris. Paris, bibliothèque de l’INHA, CVA1 Chaplet (Ernest). Cliché INHA
Mais comment a-t-elle été constituée et par qui ? Soulignons d’abord que les deux invitations précitées sont antérieures même à la création de la bibliothèque par Jacques Doucet, en 1906. Il y a donc certainement eu, dès avant 1924, la volonté d’acquérir ce genre de pièces de façon rétrospective, pour former une véritable collection.
Dès avant la vente de sa collection d’art du XVIIIe siècle à la galerie Georges Petit en 1912, Doucet était un collectionneur d’art contemporain et un mécène très en vue. Il va de soi que, recevant quantité d’invitations, il a dû en transmettre à sa bibliothèque. Malheureusement, les invitations sont rarement nominatives, et leurs enveloppes et lettres d’accompagnement n’ont été qu’exceptionnellement conservées ; il est donc généralement impossible de connaître leur provenance. Tout au plus trouve-t-on un ou deux cartons au nom de Doucet dans toute la collection, comme celui des galeries Arthur Tooth & Sons pour l’illustrateur animalier George Edward Lodge (2 août 1909) ou celui de Jeanne Bucher pour un vernissage collectif en présence de Max Jacob (2 mai 1928). Doucet a donc bien donné des invitations à la bibliothèque, mais il est impossible d’affirmer qu’elles ont formé le noyau de la collection.
Invitation adressée à Jacques Doucet, 2 mai [1928]. Paris, bibliothèque de l’INHA, CVG1 Galerie Jeanne Bucher. Cliché INHA
Doucet n’était pas le seul, à la Bibliothèque d’art et d’archéologie, à fréquenter le milieu de l’art contemporain. Son premier bibliothécaire, René-Jean, fut sa vie durant un critique d’art éminent et assidu. Clotilde Misme, avant de rejoindre la bibliothèque en 1918, avait également exercé cette activité à partir de 1910 – et succédé progressivement à René-Jean dans la rédaction des critiques des Petites expositions à partir d’avril 1912.
Il y avait donc à la bibliothèque un terrain favorable à l’art contemporain et à la critique d’art, et cette inclination se concrétisa notamment par l’acquisition, en 1923-1925, des archives d’un des plus grands critiques du temps, Roger Marx – acquisition à laquelle Clotilde Misme ne fut sans doute pas étrangère, car elle avait failli épouser Roger Marx avant sa mort en 1913 et nourrissait une « étroite amitié » avec son fils, Claude-Roger Marx, donateur des archives. C’est du reste Roger Marx, en tant que rédacteur en chef de la Chronique des arts et de la curiosité, qui avait confié à René-Jean, puis à Clotilde Misme, la critique des Petites expositions…
Ces différents noms, justement, se retrouvent dans les Cartons verts. De nombreux cartons ou livrets des années 1880-1910 sont adressés à Roger Marx ou annotés de sa main. Ils ont probablement été extraits de son fonds d’archives à partir de 1925 et, par leur quantité, constitué un des premiers noyaux de la collection.
Quelques invitations adressées à Roger Marx (Félix Régamey, 1888 ; Frédéric Goldscheider, [1892] ; Evelio Torent, 1906 ; Hector Guimard, [1907 ?] ; Ida Bidoli-Salvagnini, 1909). Paris, bibliothèque de l’INHA, CVA1. Cliché INHA
Souvent, le critique utilise le carton ou le livret comme support de notes ou de premières impressions, prises sur le vif. Ainsi, visitant une exposition des Peupliers des bords de l’Epte de Monet chez Durand-Ruel, en 1891, Roger Marx consigne en marge de la liste des oeuvres exposées des schémas des variantes de composition du maître.
Liste de quinze tableaux de Monet exposés aux galeries Durand-Ruel, [1891], annotée par Roger Marx. Paris, bibliothèque de l’INHA, CVA1 Monet (Claude). Cliché INHA
Roger Marx recevait parfois des exemplaires personnalisés. C’est le cas de son livret de l’exposition Sisley des 6-25 février 1899 – première exposition des toiles du peintre, une semaine après sa mort – dont la couverture et la page de titre sont imprimées sur un étrange papier gaufré d’un motif de peau de crocodile – un clin d’oeil, de toute évidence, au goût de Roger Marx pour les reliures expérimentales et à motif estampé.
Livret de l’exposition Sisley des 6-25 février 1899, couverture et page de titre, exemplaire personnel de Roger Marx. Paris, bibliothèque de l’INHA, CVA1 Sisley (Alfred). Cliché INHA
Moins aisées à identifier mais tout aussi intéressantes, de nombreuses pièces annotées par René-Jean datent des années 1910-1914 au moins. On ignore dans quelles circonstances elles ont été acquises par la bibliothèque. René-Jean les lui a-t-il données à l’époque même, ou plus tardivement ? La question reste posée. Elles permettent en tout cas de surprendre le critique en pleine action, laissant courir son crayon sur le carton devant les cimaises, ou la plume en main, de retour de vernissage. La comparaison de ces notes avec les critiques publiées identifie leur auteur à coup sûr.
À gauche : livret de l’exposition de la galerie Devambez, 16-29 novembre 1911, annoté par René-Jean. Paris, bibliothèque de l’INHA, CVG1 Galerie Devambez. Cliché INHA. À droite, critique de l’exposition par René-Jean dans La Chronique des arts, 2 décembre 1912, p. 10-11. Source Gallica.
À gauche : feuille d’exposition des Quelques [sic], 4-15 janvier 1912, annotée par René-Jean. Paris, bibliothèque de l’INHA, CVS1 Quelques (Les). Cliché INHA. À droite : critique de l’exposition par René-Jean dans La Chronique des arts, 13 janvier 1912, p. 10-11. Source Gallica.
Quant à Clotilde Misme, si l’on ne trouve pas de pièces annotées de sa main dans la collection, il lui est bien arrivé de donner ses invitations à la bibliothèque, comme le prouve cet élégant petit carré de feuillets imprimés de diverses couleurs, agrémenté d’une petite illustration de René Lalique, fermé par un lacs de soie.
Livret adressé à Clotilde Misme, 17 novembre-1er décembre 1920. Paris, bibliothèque de l’INHA, CVS1 Artisans français contemporains. Cliché INHA
D’autres personnels de la bibliothèque, à l’image de René-Jean et de Clotilde Misme, ont donné leurs cartons à la bibliothèque, à commencer par Pierre Lelièvre (1903-2005), directeur de 1942 à 1945, et Suzanne Damiron (1910-1977), directrice de la bibliothèque de 1945 à 1977.
De la même façon, probablement, que le fonds Roger Marx, d’autres fonds d’archives de la bibliothèque se sont vu délester de leurs invitations au profit des Cartons verts. C’est le cas des fonds de Jean Guiffrey (1870-1952), conservateur du département des peintures du musée du Louvre, des critiques Raymond Cogniat (1896-1977) – dans ce fonds sont cependant demeurés plus d’une centaine de cartons, peut-être parce qu’annotés (Archives 48/1/1-151) – et André Warnod (1885-1960) – où demeurent également des pièces annotées. Cette politique ne fut cependant pas systématique. Dans le cas du critique Louis Vauxcelles (1870-1943), tout est resté dans son fonds d’archives.
Livret de l’exposition Novecento italiano, 17 mai-12 juin 1926, annoté par Louis Vauxcelles. Paris, bibliothèque de l’INHA, Archives 80/23/1. Cliché INHA
Au fil des cartons apparaissent un certain nombre d’autres provenances plus ponctuelles. Citons l’ébéniste et collectionneur Alfred Beurdeley (1847-1919), l’artiste Ludovic Rodo Pissarro (1878-1952), Germain Bazin (1901-1990), conservateur en chef du département des peintures et des dessins du musée du Louvre de 1951 à 1965 (nombreux cartons des années 1950-1960). Citons enfin l’AICA (Association internationale des critiques d’art fondée en 1950), qui coopéra avec la bibliothèque de 1954 à 1971 au moins et lui donna quelques archives en 1975 – peut-être est-ce à cette occasion que l’AICA donna aussi de nombreuses invitations de toutes dates, d’Egoroff (1894) à Ubac (1972), et concernant le plus souvent des artistes étrangers ; toutes portent un timbre humide rouge à l’acronyme de l’association.
Au terme de cette énumération un peu sèche se dessine l’histoire d’une collection aux apports complexes et multiples. Elle perd cependant pied dans les années 1970, époque au cours de laquelle ses lacunes sont de plus en plus notables, même pour les vernissages parisiens. Les liens que la bibliothèque et ses premiers responsables entretenaient avec les galeries d’art s’étaient sans doute distendus, de sorte que celles-ci négligèrent probablement de plus en plus de lui envoyer leurs invitations. Dans les années 2000, de nouveaux dons importants ont permis de l’enrichir à nouveau et de combler certaines de ses lacunes, comme nous le verrons dans un second billet.
Jérôme Delatour, service du Patrimoine