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Un portrait de Louis XVI sur velours
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N’ayant qu’assez mal réussi dans sa carrière de portraitiste de Cour, mais fort du soutien de la reine et de Madame, Dagoty se lança vers la fin des années 1770 dans une nouvelle aventure : l’impression textile de luxe. Le portrait en couleurs de Louis XVI imprimé sur velours, dont nous avons parlé dans un précédent article, était un tour de force technique emblématique de cette audacieuse entreprise.
En 1779, Dagoty obtint un certificat de l’Académie des sciences « sur une nouvelle manière d’imprimer des dessins sur des étoffes en soye et sur des velours de coton », et un privilège exclusif pour exploiter son procédé. Il ouvrit alors une manufacture rue de Monceau, faubourg du Roule. Une réclame aguicheuse de février 1780 nous informe que les productions de sa manufacture se vendent en exclusivité « chez le sieur Delpech, marchand d’étoffes de soie, rue Saint-Nicaise, à Paris ». On promet de produire toutes sortes de tissus d’ameublement ; on loue la netteté et la solidité supérieures du procédé Dagoty sur « les étoffes peintes de la Chine & autres ». Le 16 mai 1780, Dagoty présenta au roi, à Versailles, des échantillons de son procédé d’impression sur velours de coton et sur soie.
Mercure de France, 30 mai 1780, p. 30
En 1782, il fit visiter sa manufacture à l’Académie des sciences. « Le dessin », vante un rapport paru dans la Bibliothèque physico-économique, instructive et amusante, « s’imprime sur la soie par le moyen de ses planches de cuivre & de ses tables brisées, avec la plus grande netteté & propreté ; il n’y a point de bavures, ni maculatures ; les dessins sont bien terminés, & les moindres nervures sont rendues avec fidélité, ce qui ne pourroit pas s’exécuter par des planches en bois. L’étoffe de soie ou de coton en sortant de dessous la presse, où elle reçoit le dessin, la touche & le clair obscur, & jusqu’à trois couleurs, est portée dans un autre atelier pour l’impression des nuances & du coloris, ce qui s’exécute par le moyen des planches gravées en bois à la manière des toiles & même des papiers peints ».
Mercure de France, octobre 1782, p. 141-142
Dagoty ne manqua pas de se prévaloir de cet exposé avantageux. Dans la foulée, il fit paraître une souscription dans le Mercure de France d’octobre 1782. Alors domicilié rue d’Aligre au faubourg Saint-Antoine, il proposait « six garnitures de fauteuils à 40 liv. par fauteuil ; l’étoffe & la couleur du fond seront au choix des souscripteurs, à l’exception du velours de soie à trois poils, dont le prix sera double ».
J.-B.-A. Dagoty, Scènes de la vie d’Henri IV, [1782], estampes sur soie, bibliothèque de l’INHA, EA Gautier Dagoty Jean-Baptiste André 9-10, restitution de montage sur des fauteuils Louis XVI. Cliché INHA
La bibliothèque de l’INHA conserve deux garnitures de dos de fauteuil imprimées en couleurs sur soie à l’eau-forte représentant des scènes de la vie d’Henri IV. Il est fort probable qu’elles correspondent à cette souscription. Ignorées aussi bien de Singer que de l’Inventaire du fonds français de la Bibliothèque nationale, elles n’ont jamais été décrites ni étudiées, et sont les seuls exemplaires au monde connus à ce jour. Loin d’illustrer des épisodes réels de la vie d’Henri IV, elles représentent des anecdotes inventées, empruntées à des pièces de théâtre à succès, et mêlent sans façon tragique et comique.
Jean-Baptiste Gautier Dagoty, Henri IV chez Roger, impression en couleurs sur soie, [1782], Bibliothèque de l’INHA, EA Gautier Dagoty Jean-Baptiste André 9. Cliché Inha
La première est signée dans la plaque, sous les pieds de la jeune femme à droite, « Composé, peint et gravé par le chevalier Dagoty ». Elle s’inspire de l’acte II scène 6 d’Henri IV ou la Bataille d’Ivry, drame lyrique en trois actes et en prose de Barnabé Farmian Durosoy, créé au théâtre de l’hôtel de Bourgogne à Paris le 14 novembre 1774 : la marquise de Lenoncourt remet au roi son célébrissime « panache blanc », au moment de livrer la décisive bataille d’Ivry (1590). Son époux et son fils, le chevalier de Lenoncourt, ont rallié la Ligue ; le bon Roger, ancien négociant, a acheté le château de Lenoncourt pour le sauver de la ruine et en laisse l’usage à la marquise, restée fidèle au roi. Sur l’image de Dagoty, la marquise est entourée de Roger et de sa fille, la vertueuse Eugénie, tandis que le roi est accompagné d’un maréchal, Biron ou Aumont, et de deux autres personnages.
ROGER.
Je vous en crois Messieurs, je vous en crois ; mais qu’est donc devenue Madame la Marquise ?
HENRI.
La joie ne l’auroit-elle pas saisie au point… Je cours la secourir moi-même… Suivez-moi.
(La Marquise reparoît tenant en main un panache blanc).
Ah Madame, je craignois que votre ame trop émue…
LA MARQUISE.
Jugez, Monsieur, si elle doit l’être ; mais son courage la soutient. Je viens acquitter une dette sacrée : j’avois préparé pour mon fils ce panache blanc, toujours dans l’espérance de le rendre à son roi ; le don qu’il a reçu de vous est bien d’un autre prix : si j’osois vous offrir en échange…
HENRI.
Donnez, Madame, donnez… Vous ne sauriez croire combien votre présent m’est cher… On le verra de loin pendant la bataille. Eugénie, c’est le premier trophée de ce jour… Je vous remets mon chapeau & le panache… Je le reçois des mains de la Vertu, je veux que celles de la Beauté le placent »
Jean-Baptiste Gautier Dagoty, Henri IV chez le meunier Michau, impression en couleurs sur soie, [1782], Bibliothèque de l’INHA, EA Gautier Dagoty Jean-Baptiste André 10. Cliché Inha
La deuxième gravure illustre l’acte III scène 3 d’une comédie de Charles Collé, La Partie de chasse de Henri IV (1766). De la main, Henri IV désigne au spectateur la famille du meunier Michau, modèle du paysan prospère et bon vivant, qui l’a invité à dîner à son logis sans avoir reconnu sa royale identité. Le meunier est entouré de sa famille : sa femme Margot qui l’embrasse, sa fille Catau et son fils Richard à ses pieds. Richard aide son père à ôter ses guêtres. Une grande roue à aubes, esquissée à l’arrière-plan, un sac de grain ou de farine, des saules têtards et des roseaux au premier plan, symbolisent le moulin du meunier. De la main, le roi désigne au public cette scène idyllique.
HENRI à part, tandis qu’ils causent tous ensemble.
Quel plaisir ! je vais donc avoir encore une fois la satisfaction d’être traité comme un homme ordinaire… de voir la nature humaine sans déguisement ! Cela est charmant ! Ils ne prennent pas garde à moi.
La technique employée pour ces garnitures est en net retrait par rapport à la trichromie du portrait de Louis XVI. Il ne s’agit, comme décrit par l’Académie des sciences, que de la juxtaposition plus ou moins heureuse d’une multiplicité de plaques de couleurs : plaques de cuivre à l’eau forte pour les traits, plaques de bois pour les aplats de couleur. L’observation attentive des épreuves met en évidence des ajouts de couleur manuels et des grattages qui accentuent certains contours.
Du reste, le dessin de Dagoty laisse à désirer. Dans la scène de vie paysanne, Henri IV évoque davantage un Polichinelle à barbe qu’un roi de France. L’anachronisme de certains vêtements (les paysans sont habillés comme sous Louis XVI) prête à sourire. Il n’en reste pas moins que Dagoty s’est montré particulièrement avisé dans le choix de son sujet. Familier des portraits historiques, il capitalisait ici sur la mode du bon roi Henri qui s’était développée dans les dernières décennies de la monarchie finissante, lancée par la Henriade de Voltaire (1728), revivifiée sous le règne de Louis XVI comme figure du souverain idéal, débonnaire et proche du peuple. Par leur regard porté vers le passé national, ces compositions préfigurent le style troubadour. Elles précèdent aussi de deux ans la suite de tapisseries de L’Histoire d’Henri IV (1784-1787), d’après François-André Vincent, commandée par le comte d’Angiviller, directeur général des Bâtiments du roi, à la manufacture des Gobelins.
On n’a pu identifier pour l’heure que deux autres exemples similaires d’impressions sur soie par Dagoty. D’une part, la BnF et le Louvre conservent un portrait double de Louis XVI et Marie-Antoinette. Vuaflart, spécialiste des portraits de la reine, le date d’octobre 1781 et l’associe à un meuble réalisé en l’honneur de la naissance du Dauphin ; il attribue la composition de ses guirlandes à Jean Pillement, la gravure du portrait à Bonvallet et l’impression au chevalier Dagoty. Si ses informations sont exactes, le chevalier imprima donc aussi sur ses presses des pièces qui n’étaient pas de sa composition.
D’autre part, le Guide illustré du musée des arts décoratifs (1926) signale dans son « salon Louis XVI » une « soie imprimée et peinte par Fabien Gautier-Dagoty [sic] ». Cette mention est malheureusement trop imprécise pour en tirer aucune conclusion et la soie en question n’est pas localisée actuellement.
Jean Pillement et Bonvalet (attr.), Portrait double de Louis XVI et Marie-Antoinette, [octobre 1781], impression en couleurs sur soie, Bibliothèque nationale de France
Mais les Arts décoratifs conservent une autre pièce d’un grand intérêt : sous le numéro d’inventaire 11158, entré par don manuel en 1904, se trouve une impression sur velours de mêmes dimensions et de même sujet que les médaillons de l’Inha : « Médaillon ovale en velours Grégoire [sic] polychrome représentant une scène de la vie de Henri IV (Seigneurs et dames en costume de l’époque, conversant au milieu d’un parc) ; l’entourage en velours brun formant cadre est décoré d’une frise de feuillage. Dossier de meuble ? ». Il pourrait s’agir d’une épreuve de la rencontre chez M. Roger sur velours de coton, vendue double des épreuves sur soie ordinaire selon la souscription de 1782. Hélas, au moment où nous écrivons, cette pièce est introuvable également.
L’extrême rareté de la suite d’Henri IV, qui semble correspondre à la souscription de 1782, suggère que celle-ci n’alla pas au-delà des quelques exemplaires d’essai ou de démonstration, ou que les rares suites effectivement montées sur des fauteuils, très fragiles, ont disparu.
Une annonce parue dans le Journal de littérature, des sciences et des arts en 1782, corrobore cette hypothèse en mettant en lumière des difficultés rencontrées par Dagoty. Tout en s’efforçant de rassurer sa clientèle en vantant « la continuité de ses travaux », celle-ci ne peut nier cependant une « interruption survenue par diverses contestations » de son « privilege exclusif » d’imprimer en couleurs sur tissus. De plus, les lecteurs sont renvoyés non pas à la manufacture du chevalier Dagoty mais à l’adresse de son frère cadet Edouard, rue Saint-Honoré.
Si le chevalier Dagoty avait des appuis à la Cour, il y avait aussi de puissants ennemis. Mme Campan, première femme de chambre de Marie-Antoinette depuis 1770, et son mari, maître de la garde-robe de la comtesse d’Artois et secrétaire du cabinet de la reine, n’eurent de cesse de décrier les productions des Dagoty. Dans ses Mémoires, Madame Campan parle en termes cinglants du portrait en pied de la reine : « les plus misérables artistes étaient admis à l’honneur de la peindre ; on exposa dans la galerie de Versailles un tableau en pied représentant Marie-Antoinette dans toute sa pompe royale. Ce tableau destiné à la cour de Vienne et peint par un homme qui ne mérite pas d’être nommé révolta tous les gens de goût ». Le 16 février 1782, son mari écrivait au comte d’Angiviller pour s’emporter contre les « enluminures » du cadet Dagoty, Edouard, et l’inviter à les empêcher de paraître en soucription dans le Mercure. Angiviller, qui favorisa les velours peints de Grégoire quelques années plus tard, n’affichait au contraire que mépris pour les Dagoty : « heureusement », répondit-il à Campan, « qui dit inséré dans le Mercure dit à peu près oublié au bout d’une huitaine ou même moins, et je doute que, malgré cette annonce brillante, des horreurs comme ces estampes trouvent beaucoup d’acheteurs ».
Parole manifestement prophétique… En 1783 encore, Dagoty lança la souscription des Travaux de Minerve, estampe allégorique célébrant le traité de Paris, décrite par le menu dans le Mercure. Elle ne fut suivie d’aucune livraison, ce qui rendit les souscripteurs méfiants quand, en juin 1784, Dagoty récidiva avec « un tableau historique de Versailles et du jardin de Trianon », selon une lettre de Clos au comte d’Angiviller.
La manufacture du chevalier ne survécut pas à la mort prématurée de son créateur en 1786, à l’âge de 46 ans. Il laissait deux fils qui continuèrent la tradition familiale en s’illustrant comme porcelainiers de la cour impériale.
Témoins uniques de l’innovation technique à la fin de l’Ancien Régime, les trois impressions sur tissu de la bibliothèque nécessitaient une restauration. Les deux dos de siège étaient contrecollés sur papier et protégés par un montage en carton acide. Le portrait de Louis XVI était grossièrement tendu sur un châssis léger en chêne qui n’était pas d’origine. Leur restauration a été confiée à Abigaël David, diplômée de l’Institut national du patrimoine (INP) et spécialisée dans les textiles et les objets ethnographiques. Commencée en 2013 avec l’un des dos de siège, elle s’est achevée en 2016 avec le portrait de Louis XVI, grâce à un financement de la SABAA.
Bibliothèque de l’INHA, EA Gautier Dagoty Jean-Baptiste André 10, montage ancien. Cliché Abigaël David
Les dos de siège présentaient de nombreuses piqûres, des déchirures, des coupures (notamment au niveau des pliures occasionnées par leur pliage en quatre par le milieu) ainsi que de petites lacunes, anciennement comblées à l’aquarelle. Déjections de mouches et pâlissement général témoignaient d’une exposition prolongée à l’air et à la lumière. L’encollage avait raidi la soie et contribué à son oxydation. Les dos de siège ont dû être décollés à sec, la soie réagissant trop à l’humidification.
Bibliothèque de l’INHA, EA Gautier Dagoty Jean-Baptiste André 10, avant restauration : taches, fentes, comblements anciens à l’aquarelle. Cliché Abigaël David
Bibliothèque de l’INHA, EA Gautier Dagoty Jean-Baptiste André 10, avant restauration : noter les lacunes et les coins ayant servi à réparer le centre de l’épreuve. Cliché Abigaël David
Le portrait de Louis XVI, très sale, présente des mouillures, des abrasions des poils et des taches diverses. Compte tenu de la fragilité de son velours, il n’a pu être nettoyé qu’au verso et les taches de rouille dues aux semences ont été laissées telles quelles. Le châssis a été déposé et la toile mise à plat à l’aide d’une légère humidification.
Portrait de Louis XVI (bibliothèque de l’INHA, EA Gautier Dagoty Jean-Baptiste André 6), verso en cours de gommage. Cliché Abigaël David
Trop fragiles pour être cousues, les trois pièces ont été fixées sur support textile à l’aide d’un léger adhésif acrylique. Elles sont désormais disponibles à la communication sur rendez-vous auprès du conservateur responsable des estampes anciennes. Les deux scènes de la vie d’Henri IV sont également visibles en ligne sur la bibliothèque numérique de l’INHA.
Lucie Fléjou et Jérôme Delatour, service du patrimoine