« Il faut, pour avoir une idée à peu près complète d’un artiste, de ses œuvres, de ses tendances, visiter son atelier » (Henry Nocq (1868-1944), Tendances nouvelles : enquête sur l’évolution des industries d’art, 1896).
Révélateur de la personnalité de l’artiste, clef pour comprendre l’œuvre et le processus de création, l’atelier suscite, depuis l’époque romantique, une véritable curiosité du public. Cet intérêt demeure toujours intact, comme le prouvent le succès rencontré par les portes ouvertes et visites organisées sur l’ensemble du territoire ou la fréquentation d’ateliers préservés ou reconstitués, et pour certains devenus musées, comme ceux de Delacroix (1798-1863), Moreau (1826-1898), Rodin (1840-1917), Brancusi (1876-1957) ou tout dernièrement Giacometti (1901-1966) à Paris. La Bibliothèque numérique vous propose de pousser virtuellement les portes d’ateliers d’artistes puisqu’un recueil de photographies d’Edmond Bénard (1838-1907) vient de rejoindre les quatre tomes d’un album similaire précédemment numérisés.

Au XIXe siècle, les descriptions littéraires d’ateliers se multiplient. Les récits des frères Goncourt, Balzac (1799-1850), Proust (1871-1922) ou Zola (1840-1902) mettent en scène des artistes dans leurs ateliers. En effet, « le peintre est devenu un personnage littéraire et l’atelier un morceau de bravoure pour le romancier » souligne André Chastel (« Le secret de l’atelier », 48-14, n°1, 1989). La presse s’empare également du topos et le popularise sous la forme de reportages in situ.
Inauguré par L’Illustration, le thème est abordé par plusieurs autres journaux de renom comme L’Artiste, Le Monde illustré et La Revue illustrée. Cette dernière publication propose, en 1887, une série intitulée Nos artistes chez eux que Gustave Goetschy introduit de la sorte : « dans tous ces ateliers […] vous pourrez ainsi, les pieds dans vos pantoufles et sans sortir de votre chez-vous, aller surprendre l’artiste, à votre heure et à votre jour, dans l’intimité de son chez-soi ».
Afin de tenir cette promesse de proximité, les articles sont agrémentés de gravures ou de photographies. Bénard figure parmi les photographes qui alimentent cette presse illustrée ; les gravures de l’atelier de Benjamin-Constant (1845-1902) qui accompagnent les propos de Goetschy pour La Revue illustrée ont été réalisées d’après ses clichés.

Bénard a fait du portait d’artiste dans son atelier l’une de ses spécialités. Une nette prééminence en faveur des artistes peintres se dégage puisque sur la soixantaine de vues que contient ce volume seuls sont présents un lithographe : Émile Henri Maurer, un écrivain : Ernest Renan (1823-1892), et trois sculpteurs : Louis Albert-Lefeuvre (1845-1924)Alexandre Falguière (1831-1900) et Lucien Pallez (1853-après 1931).
Toutes les autres épreuves sont consacrées à des peintres et plus particulièrement des peintres académiques ayant exposé au Salon dans les années 1884-1894. La présence d’œuvres identifiables dans les ateliers offre parfois la possibilité de dater de façon précise certaines prises de vue tel Falguière assis aux côtés de son Combat des Bacchantes qu’il présentera au Salon de 1886. Le sculpteur fait mine de consulter un document tiré d’un grand carton à dessin, donnant l’illusion d’une scène prise sur le vif.

 Edmond Bénard, [Portrait du sculpteur Alexandre Falguière], photographie sur papier albuminé, 1886, Bibliothèque de l'INHA, 4 PHOT 055. Cliché INHA
Edmond Bénard, [Portrait du sculpteur Alexandre Falguière], photographie sur papier albuminé, 1886, Bibliothèque de l’INHA, 4 PHOT 055. Cliché INHA

En réalité, toutes les poses adoptées par les artistes photographiés s’avèrent savamment calculées. L’artiste doit correspondre à l’idée que le public se fait de lui, son attitude et le décor qui l’entoure se conformer aux attentes. Chevalet, « commode à couleurs » et poêle (pour réchauffer les modèles nus) mis en évidence, le peintre joue son propre rôle. Palette à la main comme Charles Busson (1822-1908), il feint le plus souvent de terminer une œuvre. Mais la séance de travail sonne faux, le costume qu’il porte est resté immaculé et la toile qu’il est censé peindre depuis bien longtemps achevée puisque déjà encadrée !

D’autres éléments peuvent venir compléter la mise en scène pour permettre d’identifier les spécificités de chaque artiste : maquette de bateau posée sur le piano du peintre de marine Frédéric Montenard (1849-1926), tapis et mobilier exotique pour le peintre orientaliste Georges Clairin (1843-1919), bicorne, gants et épaulettes d’uniformes pour Henri Louis Dupray (1829-1887) spécialisé dans les sujets militaires… Révéler le style de chacun, sa singularité, telle est la mission du photographe. Ainsi pour Jean-Baptiste Édouard Detaille (1848-1912), renommé pour ses peintures de batailles, l’angle de vue choisi laisse entrevoir l’affiche du Panorama de Rezonville. Ce panorama réalisé avec Alphonse de Neuville (1835-1885) pour célébrer la victoire française d’août 1870 lors de la guerre franco-prussienne, rappelle ici son engagement patriotique.

  Edmond Bénard, [Atelier de Jean Léon Gérôme], photographie sur papier albuminé, [Entre 1884 et 1894], Bibliothèque de l'INHA, 4 PHOT 055. Cliché INHA
Edmond Bénard, [Atelier de Jean Léon Gérôme], photographie sur papier albuminé, [Entre 1884 et 1894], Bibliothèque de l’INHA, 4 PHOT 055. Cliché INHA

Le décor prouve également la réussite du propriétaire des lieux. L’atelier du XIXe siècle est loin d’être un refuge secret où exerce un loup solitaire. Véritable espace mondain, il sert également pour l’exposition des œuvres et la réception des commanditaires, fonctions qu’illustre parfaitement la photographie d’Ignace Spiridon (1848-après 1907). Le succès de l’artiste doit transparaître dans la richesse de l’ameublement, l’abondance de bibelots et le nombre de tableaux déjà encadrés donc manifestement déjà exposés. À titre d’exemple, l’atelier de Jean Léon Gérôme (1824-1904) est « achalandé plus richement qu’un bazar d’Orient » (Gustave Goetschy).

L’atelier et, par extension, sa reproduction photographique servent de vitrine. L’artiste du XIXe siècle ne dépend plus du mécénat de cour, il est contraint de se faire connaître sur un marché concurrentiel et d’attirer les commandes du public bourgeois. Cette transformation de son statut social et économique lui impose une forme de médiatisation. Pour favoriser le commerce de sa production, l’artiste se voit dans l’obligation de cultiver son image publique, d’exposer mais aussi de s’exposer, et les photographies d’Edmond Bénard demeurent de précieux témoignages de ce phénomène.

Élodie Desserle, service de l’informatique documentaire

  Références bibliographiques