En avril 2014, la bibliothèque a eu la bonne fortune d’acquérir en vente publique un nouvel album entier de photographies de Bénard. Outre qu’il apporte son lot de vues inconnues, cet album s’avère identique, dans sa constitution, à celui que la bibliothèque possédait déjà (t.1, 2, 3, 4) : mêmes caractéristiques matérielles, légendes au crayon sur les feuillets et au dos des tirages de la même main. Il faut en conclure que les photographies de Bénard ont connu un semblant de diffusion sous cette forme, ou bien que les deux albums, acquis par la bibliothèque à 56 ans d’intervalle, ont une origine commune. Quoi qu’il en soit, ceci porte à trois le nombre d’albums de photographies de Bénard connus, un troisième étant passé en vente à Bayeux le 13 juillet 2009 (lot n° 13) qui comportait 65 épreuves, mais cette-fois ci collées en plein, contrairement aux deux autres.

Edmond Bénard, Atelier du lithographe Mauler (Eugène Mauler, 9, rue de l'Estrapade ?), vers 1890, épreuve sur papier albuminé, détail. Bibliothèque de l’INHA, 4 Phot 55, f. 31v. Cliché Jérôme Delatour
Edmond Bénard, Atelier du lithographe Mauler (Eugène Mauler, 9, rue de l’Estrapade ?), vers 1890, épreuve sur papier albuminé, détail. Bibliothèque de l’INHA, 4 Phot 55, f. 31v. Cliché Jérôme Delatour

Parmi les portraits de ce nouvel album se trouvent ceux d’un lithographe, Mauler, et d’un écrivain, Ernest Renan. On ignorait jusqu’ici que Bénard eût fait des portraits d’écrivains. Deux autres photos prises par Bénard chez Daguerre, passées en vente chez Piasa le 24 mai 2013 (« Chez Daguerre »,  lot 174), montrent qu’il ne dédaigna pas non plus photographier l’intérieur d’un photographe réputé.

La bibliothèque a pu acheter quatre épreuves supplémentaires de Bénard à la vente Piasa du 17 novembre 2014, puis quatre autres à la vente Vermot et associés du 21 mai 2015, portant le nombre total de ses épreuves de Bénard à 162.

Dans ses acquisitions du 17 novembre 2014 figuraient aussi deux vues d’ateliers par d’autres photographes. La première, de l’Allemand Joseph Albert (1825-1886), représente l’atelier de Karl Theodor von Piloty (1826-1886). Atelier sans l’artiste, où s’impose l’œuvre majeure des années ultimes du peintre : « Unter der Arena » (Sous l’arène, 1882), grande toile représentant une jeune chrétienne morte, descendue dans les sous-sols du Colisée après son martyre (Ballarat Fine Art Gallery).

 Joseph Albert (1825-1886), atelier de Karl Theodor von Piloty
Joseph Albert (1825-1886), atelier de Karl Theodor von Piloty, [1882], épreuve sur papier albuminé. Bibliothèque de l’INHA, Fol Phot 063 (11). Cliché INHA

La seconde, due à l’Autrichien Viktor Angerer (1839-1914), représente l’atelier de Hans Makart (1840-1884), élève de Piloty et figure majeure du milieu artistique viennois.

Ces deux photographies présentent de très grandes similitudes avec celles de Bénard. D’un point de vue chronologique, elles sont antérieures aux siennes et à celles de Joseph Parkin Mayall (Artists at Home, 1884), premier exemple connu de photographies d’ateliers à la manière de Bénard. La première a été publiée, en gravure, dans un ouvrage paru en 1882, intitulé Modern Artists, et deux photographies appartenant à la même série que la seconde s’y trouvent également (série généralement datée de 1875 qui parut ensuite, notamment, dans le catalogue de la vente après décès de Makart en 1885).

 Atelier de Karl Theodor von Piloty d’après une photographie de Joseph Albert
Atelier de Karl Theodor von Piloty d’après une photographie de Joseph Albert (Modern Artists, 1882). Source : http://www.scalarchives.it/

Édité conjointement à Londres et à Paris, Modern Artists est remarquable à plus d’un titre. Reproduisant en gravure de nombreux ateliers d’artistes européens d’après photographie, l’ouvrage avait Ludovic Baschet pour éditeur parisien, celui-là même qui allait abondamment se servir des photographies de Bénard dans les années suivantes pour illustrer ses publications (la Revue illustrée en 1887 et Le Salon, de 1887 à 1895).

 Viktor Angerer (1839-1914), mezzanine du grand atelier de Hans Makart
Viktor Angerer (1839-1914), mezzanine du grand atelier de Hans Makart, [1875 ?], épreuve sur papier albuminé. Bibliothèque de l’INHA, Fol Phot 063 (10). Cliché INHA

Aucune des photos reproduites dans l’ouvrage, toutefois, n’inclut l’artiste lui-même, comme c’est généralement le cas chez Bénard. Ceci suggère qu’en 1882, la formule du « portrait d’atelier », représentant en photographie l’atelier en présence de l’artiste, n’avait pas encore été énoncée. Aussitôt après, pourtant, elle allait connaître un succès fulgurant et se répandre en Europe, presque inchangée, jusqu’à l’orée de la Première Guerre mondiale. Si Bénard a produit plus de 450 photographies d’ateliers, son cas n’est en effet pas isolé. Ainsi, à une date contemporaine (1885-1915), le photographe Carl Teufel (1845-1912) mena avec les artistes munichois la même entreprise que Bénard avec les artistes parisiens, et produisit un nombre de photographies équivalent (333 sont conservées au Bildarchiv Foto Marburg, visibles sur le site Bildindex.de en cherchant Carl Teufel künstleratelier).

Une comparaison des deux œuvres serait à faire, et d’autres campagnes du même genre, peut-être, à identifier. Wilhelm Otto, par exemple, de Düsseldorf, a photographié « Andreas Achenbach in seinem Atelier » dès 1885, selon la formule de Bénard. N’est-ce qu’un portrait isolé ? Les archives Alinari ont mis en ligne une petite dizaine de vues d’ateliers à peu près contemporaines, anonymes, signées Alinari ou Brogi, faites selon le même cahier des charges (avec ou sans l’artiste). Ni Alinari ni Brogi, cependant, ne semblent avoir mené de campagnes de l’ampleur de celles de Bénard ni de Teufel. En Italie, le prolifique Mario Nunes Vais (plus de 60 000 photographies à son actif !)  donna aussi dans ce genre, mais à une date plus tardive (autour des années 1900-1910). A la même époque, Hermann Boll photographia plusieurs peintres allemands. Aux Pays-Bas, en 1903-1904, l’atelier S. Herz produisit, toujours selon le même protocole, des dizaines de photographies d’artistes dans leurs ateliers d’Amsterdam, Rotterdam ou La Haye.

Par ailleurs, ces photographies sans artistes nous rappellent qu’elles n’étaient pas seulement faites pour célébrer l’artiste et le mystère de son atelier, mais aussi pour fournir des modèles de décoration intérieure à un large public. L’image de l’atelier de Makart par exemple, véritable showroom du bon goût viennois, fut diffusée dans la presse spécialisée et grand public pendant des décennies. Deux photographies de la maison du peintre américain Daniel Ridgway-Knight à Poissy, emplie de tapisseries et de mobilier ancien, parurent dans The Decorator and Furnisher en 1884-1885 (nous en parlerons dans un prochain article). L’atelier de Benjamin-Constant, l’un des plus courus et des plus relayés par la presse, reçut la visite de Bénard en 1885 ; deux ans plus tard, ses photographies paraissaient dans la Revue illustrée (n°41, 15 août 1887) et dans La Construction moderne (1887, pl. 33). Douze photographies de Carl Teufel dans les ateliers munichois furent publiées dans le magazine de décoration Spemann’s illustrirte Zeitschrift für das deutsche Haus dès 1889-1890. Et ainsi de suite.

Dornac, Paul Helleu dans son salon à Paris
Dornac, Paul Helleu dans son salon, 45, rue Emile Menier à Paris, 1890. Source : http://www.helleu.org/

Le public ne se contentait d’ailleurs pas de lire les magazines ; il visitait assidument les ateliers, dont les plus renommés lui étaient ouverts. Et leurs décors étaient influents. En 1888, le peintre Paul Helleu brava les habitudes et fit peindre tout son appartement en blanc : Whistler applaudit, Oscar Wilde admira, et toute la bourgeoisie imita. Le succès était tel que certains artistes avaient une activité parallèle de décorateur, voire d’antiquaire.

Ici se marque une séparation nette avec les architectes. Photographiés par Édouard Pourchet pour sa série « Nos architectes », déposée en 1894-1895, ceux-ci posaient dans leur bureau, à leur table de travail encombrée de livres et de papiers, devant des étagères de bibliothèque. Cette fois, le cadrage était à la manière de Dornac, c’est-à-dire centré sur la célébrité, reléguant le décor au second plan : ces messieurs-là, sans doute, étaient des gens sérieux qui ne recevaient pas le public et n’avaient que faire des bibelots.

Jérôme Delatour, service du Patrimoine

En savoir plus