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Une vie passée à transmettre l’amour du beau (1/2)
Mary Cassatt, Nélie Jacquemart et Edouart André, Jacques Doucet
C’est dans le magnifique écrin de l’hôtel particulier d’Édouard André et de Nélie Jacquemart, construit entre 1869 et 1876 sur le boulevard Haussmann tout nouvellement tracé, qu’on peut encore, jusqu’au 23 juillet 2018, admirer l’exposition Mary Cassatt, une impressionniste américaine à Paris qui redonne à l’artiste américaine toute la gloire qu’elle mérite.
Après le décès de Nélie en 1912, l’hôtel devient propriété de l’Institut de France, par un legs anticipé de sa propriétaire. Le Musée Jacquemart-André y ouvre alors ses portes au public en 1913 pour y diffuser les collections rassemblées toute leur vie durant par le couple, resté sans enfants et dont l’œuvre commune fut leur collection d’art.
La bibliothèque de l’INHA, dont les collections proviennent en grande partie du mécène et collectionneur Jacques Doucet – qui parlait de sa bibliothèque en disant « ma fille » – participe à cette brillante rétrospective en prêtant huit magnifiques estampes.
Entrée du Musée Jacquemart André, 2018. Cliché Nathalie Muller.
Mary Cassatt à la bibliothèque de l’INHA
La collection d’estampes modernes de la bibliothèque de l’INHA ne comprend pas moins de 27 estampes de Mary Cassatt : 12 pointes sèches et 15 épreuves en couleurs, dont 5 estampes en deux états différents et 1 monotype en couleur. Toutes ont été acquises, à l’aube du XXe siècle, par Doucet, mise à part une pointe sèche Berthe et son enfant, vers 1889 [EM CASSATT 22], qui le fut en 2015, en vente publique, grâce à la SABAA (Société des Amis de la Bibliothèque d’Art et d’Archéologie, créée en 1925).
Les archives de la bibliothèque permettent, dans une large mesure, de suivre pas à pas la constitution de ce fonds Mary Cassatt. Jacques Doucet les achète entre 1906 et 1913 à l’expert Delteil, chez Arnold Ernst (galeriste à Dresde et Breslau), ainsi que chez les galeristes parisiens Sagot et Alfred Strölin, comme l’attestent plusieurs factures et courriers.
Jacques Doucet fait donc œuvre de visionnaire et de mécène en choisissant d’introduire dans ses collections les feuilles de cette artiste, à une époque où le Cabinet des estampes de la Bibliothèque nationale de France conserve encore peu d’œuvres étrangères et sans doute très peu d’estampes de Mary Cassatt, puisque la majorité d’entre elles provient du don Béjot en 1931, enrichi en 1963 par le versement des estampes du Musée du Luxembourg.
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Factures des archives de la bibliothèque de l’INHA (fonds Noel Clément-Janin)
Dans ses méthodes d’acquisitions – achats, mais aussi, le cas échéant, échanges et reventes – Doucet montre un souci constant d’acquérir, pour sa bibliothèque, « les plus belles épreuves ». L’exemple de Cassatt en est la preuve. Dans un premier temps (entre 1906 et 1910), Strölin – installé à Paris, 27 rue Laffite, à l’enseigne « Estampes anciennes et modernes, dessins, tableaux » – semble être l’unique fournisseur parisien. L’une de ces factures, datée du 15 décembre 1906, atteste de l’achat par Doucet du Baiser maternel [EM CASSATT 5a et 5b] et du Repas des canards [EM CASSATT 13]. Par la suite (1911-1914), les pièces d’archives dévoilent la présence de Clément-Janin, engagé à cette date. En effet, dans le dossier du marchand Strölin, plusieurs des listes d’estampes proposées à J. Doucet portent la mention « à condition » : les épreuves pourront être examinées avec soin et retenues après concertation. Au détour des lettres, on découvre un petit marchandage du fournisseur. Les 13 planches en couleurs de Cassatt avaient été, en 1906, vendues à Doucet par Strölin au prix de 150 francs la planche. Le 14 septembre 1911, ce dernier propose, « à condition », une nouvelle suite de 10 pointes sèches en couleur de la même artiste, pour 1800 francs. La réponse de Clément-Janin est conservé : « Pour Mary Cassatt, je possède 6 sur 10 des pointes sèches, en très belle condition. Dépareillez-vous l’album ou à quel prix me reprendriez-vous mes épreuves ? ». La réponse de Strölin ne tarde pas : « Pour Mary Cassatt je ferai comme vous voudrez; si vous prenez ma suite je reprends les épreuves vendues à Mr Doucet à 150 frs pièce, prix auquel je les ai vendues, ou je vous vends les pièces qui vous manquent à 200 frs pièce. » Finalement Clément-Janin décidera de conserver la série achetée en 1906 et renoncera au marché. Les huit estampes prêtées par la bibliothèque de l’INHA au Musée Jacquemart-André reflètent, par la rareté de leurs épreuves, la fraicheur de leur tirage et l’histoire de leur acquisition, les principes mêmes qui ont présidé à la formation du cabinet d’estampes de Jacques Doucet.
Mary Cassatt, une Américaine à Paris
Le commissariat de cette monographie est assuré par Dr. Nancy Mowll Mathews, spécialiste de Mary Cassatt, conservateur en chef et maître de conférences émérite Eugénie Prendergast au Williams College de Williamstown et par Monsieur Pierre Curie, conservateur du Musée Jacquemart-André. Première grande rétrospective de l’œuvre de l’américaine depuis plus de cent ans, l’exposition rassemble 60 œuvres majeures, dont des huiles, pastels, dessins et gravures. La bibliothèque de l’INHA participe de façon exceptionnelle, puisqu’elle prête six magnifiques gravures à l’aquatinte en couleur de l’artiste, ainsi que deux portraits gravés à l’eau-forte par Edgar Degas, représentant l’artiste déambulant dans les salles du musée du Louvre.
Mary Cassatt est née le 22 mai 1844 en Pennsylvanie de Robert Cassatt, fondateur d’une société d’investissement et de Katherine Johnston, fille du président de la Bank of Pittsburgh. Mais les origines de la famille sont françaises: bien avant la révocation de l’Edit de Nantes, un Français nommé Cossart avait émigré en Hollande puis s’était établi à la Nouvelle Amsterdam. Son petit-fils, qui vint s’installer en Pennsylvanie, était l’arrière-grand père du père de Mary.
Entre 1850 et 1855, la famille Cassatt voyage en Europe et séjourne durant de longues périodes à Paris, Heidelberg et Darmstadt, permettant à Mary d’apprendre rapidement le français et l’allemand. À 16 ans, elle commence des études d’art à la Pennsylvania Academy of the Fine Arts jusqu’en 1865, date de son départ pour Paris. En France, elle étudie à Paris, Courances, Ecouen et Villers-le-Bel, entre autres dans les ateliers de Jean-Léon Gérôme et de Thomas Couture. Elle étudiera aussi l’œuvre de Courbet, dont elle acquerra certaines pièces, encourageant les collecteurs américains à faire de même. Elle s’expose pour la première fois aux yeux du public parisien avec son tableau La Joueuse de mandoline, accepté au Salon de Paris de 1868, et présent dans l’exposition au Musée Jacquemart-André.
La Joueuse de mandoline, 1868. Huile sur toile. Etats-Unis, collection particulière.
Mary se rend ensuite à Rome en 1870 pour étudier avec Charles Bellay. En 1871, elle honore à Parme la commande d’une copie d’un tableau du Corrège, puis, l’année suivante, parcourt l’Espagne. Son périple la mène ensuite aux Pays-Bas et en Belgique où, en 1873, elle étudie la peinture baroque septentrionale : Rubens, Hals et d’autres. De retour à Rome, elle commence à envoyer ses œuvres régulièrement au Salon et à des expositions aux États-Unis.
En 1874, elle s’installe à Paris dans le IXe arrondissement jusqu’à l’arrivée de ses parents en 1878. Elle y rencontre Louisine Elder, future Mme Havemeyer, qui deviendra, sur ses conseils, une grande collectionneuse d’œuvres impressionnistes (la plupart données à sa mort, en 1929, au Metropolitan Museum of Art de New York). Difficile, sous la troisième République, d’être une femme artiste ; qui plus est étrangère ! La défaite française contre la Prusse, la Commune de Paris ont favorisé l’émergence d’un esprit nationaliste et l’attachement à une esthétique encore largement académique. L’École des Beaux-Arts étant interdite aux étrangers, et fermée aux femmes jusqu’en 1897, Mary Cassatt et ses amis de l’Université de Pennsylvanie parviennent néanmoins, non sans mal, à intégrer l’atelier privé de Jean-Léon Gérôme, un des professeur de l’institution. Mais c’est surtout le Louvre qui représente le cœur de la ville pour Mary Cassatt, qui profite avec enthousiasme de l’approche directe avec les tableaux, ayant acquis un « permis de copier ». Si Philadelphie était connue à l’époque pour ses collections privées, aucune d’entre elles ne pouvait rivaliser avec les musées européens, constitués de longue date, et qui ravissent l’œil insatiable de l’artiste. À la demande des professeurs, les étudiants passent beaucoup de temps au Louvre, pour copier les œuvres ou y faire des rencontres sociales. Dans l’estampe ci-dessous d’Edgar Degas – prêtée au Musée Jacquemart-André – Mary est représentée, déambulant dans les galeries de peinture.
Dans la vaste communauté artistique américaine présente à Paris dans les années 1870, Mary Cassatt semble la seule à pressentir l’importance du nouveau style impressionniste. Elle entretient des liens étroits avec les membres du groupe : en premier lieu Degas – qui la remarque au Salon de 1874, et l’invite à exposer régulièrement avec les Impressionnistes de 1879 à 1886 – Berthe Morisot, Camille Pissarro, mais aussi leur cercle d’écrivains, de collectionneurs et de marchands. Avec Berthe Morisot et Eva Gonzalès, elle est l’une des trois seules femmes – et la seule américaine – à exposer avec les artistes de ce nouveau mouvement. Par ce choix, elle décide de renoncer à la gloire du Salon et épouse définitivement l’esprit d’indépendance qui lui est cher, en ne se soumettant plus à l’œil acerbe du jury de cette institution conventionnelle.
Dès le milieu des années 1870, Mary Cassatt invite les collectionneurs américains privés à investir autant que possible dans l’art pour le bien public américain, ayant compris que le peu d’argent dépensé pour les arts dans son pays était mal géré et que le budget culturel de villes comme Philadelphie ou New York, si développées soient-elles, étaient sans commune mesure avec les très grandes ressources consacrées par Paris à la culture et à la mode. Les nombreuses expositions auxquelles participe Mary Cassatt l’amènent à rencontrer Paul Durand-Ruel. Désireux, l’un comme l’autre, d’introduire les tableaux impressionnistes dans les collections américaines, ils ont recours à leurs contacts personnels et à des expositions itinérantes pour convaincre le public d’outre-Atlantique de l’importance de ce mouvement. A Philadelphie, le frère de Mary Cassatt, Alexander, réunit un grand nombre d’œuvres soigneusement choisies par elle à Paris ; sa meilleure amie Louisine Havemeyer, fait de même à New York.
Durand Ruel ouvre une succursale de sa galerie à New York et encourage Mary Cassatt en lui organisant des expositions personnelles à Paris en 1891 et 1893 et à New York en 1895 et 1898. Ses tableaux, ses pastels , ses estampes en couleurs japonisantes y connaissent un franc succès. André Mellerio, dans sa préface au catalogue de l’exposition de 1893 à Paris ira même jusqu’à écrire : « Il faut dire, en toute sincérité, Miss Cassatt est peut-être, à côté de Whistler, la seule artiste d’un talent élevé, personnel et distingué, que possède actuellement l’Amérique. ». Il lui rend encore hommage en affirmant « Miss Cassatt connait et comprend la femme du monde parce qu’elle l’est elle-même ».
Exposition de tableaux, pastels et gravures de Mary Cassatt, novembre-décembre 1893 [Bibliothèque de l’INHA, collection Jacques Doucet : 8 H 3783]
Dès 1889, Durand-Ruel accueille les expositions de la société des « Peintres-graveurs », créée par Félix Bracquemond avec son ami Henri Guérard. Elle compte alors parmi ses membres Mary Cassatt ou Camille Pissarro et offre une occasion d’élargir le public de l’impressionnisme grâce aux estampes, moins coûteuses mais tout aussi inventives. Plusieurs artistes créent alors des séries, comme les illustrations de Manet pour le Corbeau d’Edgar Allan Poe ou encore la Suite Volpini de Gauguin (1889), [Bibliothèque de l’INHA : EM GAUGUIN 20 à 30].
Déjà très aguerrie au dessin, Mary Cassatt renouvelle alors sa manière de le penser grâce à la technique de la gravure en taille douce d’une part et à la technique de l’estampe japonaise d’autre part. Ses mentors en gravure seront Carlo Raimondi (1809-1889) à Parme et Charles Bellay (1826-1900) à Rome. Lorsque Degas l’invite à intégrer le projet de journal d’estampe Le jour et la nuit – qui ne verra finalement pas le jour – elle n’hésite pas. Le choc esthétique qu’elle reçoit en 1890, en visitant la grande exposition d’estampes japonaises à l’Ecole des Beaux-arts, l’incite à relever le défi de Philippe Burty d’égaler la qualité de ces xylographies venues d’Extrême-Orient. Elle va alors exposer deux ensembles de pointes sèches et d’aquatintes lui permettant de s’affirmer comme un des principaux graveurs de son temps, en particulier aux Etats Unis. L’année suivante, elle produit une série d’estampes plus importante encore rassemblant 10 pointes sèches et aquatintes imprimées en couleurs.
Cette suite d’estampes est destinée à la 3e Exposition des Peintres-Graveurs en 1891, mais à la dernière minute, les responsables décident d’exclure les artistes étrangers. Cassatt et Pissarro, tous deux dans ce cas, obtiennent de Durand-Ruel des espaces d’exposition adjacents à celui des Peintres-Graveurs. C’est ainsi que Cassatt va bénéficier de sa première exposition individuelle.
Contrairement à d’autres artistes qui tentent d’imiter le estampes japonaises par des procédés de xylographie ou de lithographie, Cassatt recourt à des techniques plus traditionnelles : eau-forte, pointe sèche, aquatinte. La création et l’impression de ces estampes délicates nécessitent, dans la plupart des cas, un triple passage du papier sous la presse, avec 3 plaques différentes, à chaque fois ré-encrées. C’est Cassatt elle-même qui se charge de cette opération ; et elle supervise toute l’impression, même si elle fait appel à un imprimeur professionnel. Elle imprime les planches à plusieurs étapes du travail, dans des états intermédiaires, comme on peut le voir dans l’exemplaire de La lettre de la bibliothèque de l’INHA – prêtée à l’exposition – qui est un deuxième état avant le tirage définitif.
Mary Cassatt, La lettre, vers 1891, eau-forte, pointe sèche, vernis mou et aquatinte en couleurs [Bibliothèque de l’INHA, collection Jacques Doucet : EM CASSATT 4]
Retrouvez la suite de l’exposition dans le second billet consacré à Mary Cassatt.
Nathalie Muller, service du patrimoine