« Peindre, peindre, PEINDRE ! » (1/2)Fedor Löwenstein-Marcelle Rivier, une correspondance de peintres sous l’Occupation

En janvier 2016, Danièle et Bernard Sapet, propriétaires de la galerie Sapet à Valence, ont fait don à la bibliothèque de l’INHA des lettres adressées par Fedor Löwenstein (1901-1946) à Marcelle Rivier (1906-1986) pendant la Seconde Guerre mondiale.

Né à Munich mais de nationalité tchécoslovaque, Fedor Löwenstein fait partie de ce vaste mouvement d’artistes d’Europe de l’Est qui, attirés par le rayonnement culturel de Paris, contribuèrent à l’éclat de l’Ecole de Paris dans l’Entre-deux-guerres. Après des études artistiques à Berlin et à Dresde, il s’installe dans la capitale en 1923. Il expose au salon des Indépendants dès 1925 et adhère au mouvement des Surindépendants en 1936. Il subit l’influence d’André Lhote (1885-1962). Ses toiles naviguent alors entre cubisme et abstraction.

 Fedor Löwenstein, autoportrait, dessin (?), localisation inconnue. Cliché D. R.
Fedor Löwenstein, autoportrait, dessin (?), localisation inconnue. Cliché D. R.

À l’approche de la guerre, elles se font de plus en plus sombres ; La Chute, peut-être inspirée des accords de Munich conclus dans sa ville natale le 29 septembre 1938, fait un écho saisissant au Guernicade Picasso (1937).

Fedor Löwenstein, La Chute, huile sur toile, 1938, collection Danielle et Bernard Sapet. Cliché Emmanuel Georges
Fedor Löwenstein, La Chute, huile sur toile, 1938, collection Danielle et Bernard Sapet. Cliché Emmanuel Georges

Marcelle Rivier est française. Une enfance argentine, un tempérament de feu. Elle a été vendeuse dans une galerie d’art de Buenos Aires en 1924, modèle de 1930 à 1934, danseuse de music-hall en 1935 ; mais surtout peintre – peintre « à cause d’un volcan dans le ventre ». Dans les années 1930, elle expose aux salons d’Automne et des Tuileries. Et pendant l’Occupation, elle sera résistante, avec insouciance, et parfois beaucoup d’inconscience.

Arrivée à Paris en 1928, elle fréquente les académies Léger et Jullian. Elle s’inscrit au cours d’André Lhotequi, l’été, conduit ses élèves à Mirmande, dans la Drôme, où le peintre s’est installé en 1926. Le peintre Guy Marandet (1917-2011), qui fit partie du voyage à partir de 1935, témoigne : « chaque été, André Lhote organisait pour ses élèves deux ou trois soirées dans une vaste ruine ouverte à tous les vents : la grande maison ! Parfois c’était un bal costumé au son d’un vieux phonographe avec lanternes et bougies pour s’éclairer. Un certain nombre de Mirmandais invités arrivaient avec des friandises, heureux d’être en compagnie de peintres qu’ils avaient pu observer au travail dans la journée. C’était une époque cordiale et généreuse qui se termina en 1939. […] Après la guerre, André Lhote recevait certains soirs sur sa terrasse de la côte chaude, ses élèves. L’ambiance ne sera plus la même… L’heure ne sera plus aux rires de jadis ; les conversations picturales seront très approfondies, le devenir des expositions occupera tous les esprits après tant de désastres européens. »

En 1936, Marcelle Rivier épouse à Londres le journaliste Fernand Auberjonois. Mais son mariage tourne court. Après un passage à New York, elle rentre à Paris en 1938. Elle rencontre Miller, Michaux, et Löwenstein. En novembre 1939, Fernand Auberjonois se remarie avec Laure Murat. Au même moment, alors que la France vient de déclarer la guerre à l’Allemagne (3 septembre 1939), Marcelle Rivier se lie avec Löwenstein, qui a rompu avec la danseuse praguoise Doris Halphen, cofondatrice à Paris du studio Corposano en 1932. C’est le début d’une passion tumultueuse qui dure jusqu’en octobre-novembre 1943.

 Marcelle Rivier, portrait de Fedor Löwenstein, huile sur toile, collection Danielle et Bernard Sapet. Cliché Emmanuel Georges
Marcelle Rivier, portrait de Fedor Löwenstein, huile sur toile, collection Danielle et Bernard Sapet. Cliché Emmanuel Georges

Les 60 lettres autographes données à l’INHA par M. et Mme Sapet courent du 30 janvier 1940 au 21 juin 1946. 58 sont adressées à Marcelle Rivier et deux à des destinataires inconnus. Elles complètent les lettres de Löwenstein à Lhote (1939-1942) actuellement conservées par Mme Dominique Bermann-Martin. M. Et Mme Sapet, qui assistèrent Marcelle Rivier dans les dernières années de sa vie, sont aujourd’hui dépositaires de sa maison de Mirmande et des archives de l’artiste.

Ces lettres d’amour et de guerre sont aussi celles d’un homme conscient de vivre en sursis. Juif et tchécoslovaque, Löwenstein se savait doublement indésirable dans la nouvelle Europe du début des années 1940. Les événements le lui confirmèrent rapidement. « Depuis hier », écrit-il le 27 mai 1940, « tous les Tchécoslovaques sont virtuellement avec un pied dans un camp de concentration. Mais l’autre, ma bonne jambe, est encore en liberté… ce matin au consulat on nous a dit que nous devons fournir des lettres écrites par des Français, se portant garant de notre entière loyauté envers la France ». Le 18 octobre 1940, le gouvernement de Vichy publia sa Loi sur les ressortissants étrangers de race juive. Celle-ci prévoyait que « Les ressortissants étrangers de race juive pourront, à dater de la promulgation de la présente loi, être internés dans des camps spéciaux par décision du préfet du département de leur résidence » (art. 1).

Ironiquement, pourtant, ce n’est pas sa judéité qui fut fatale à Löwenstein, mais un ennemi intérieur. Toute sa correspondance est traversée par ses ennuis de santé : « petites démangeaisons, faiblesse générale, transpirations, sans que pour cela je me sentais ‘réellement’ malade » (8 janvier 1944), le tourmentent régulièrement. En novembre 1943, une analyse de sang lui confirme qu’il est atteint de la maladie de Hodgkin, un cancer du système lymphatique alors incurable, dont il mourut effectivement quelques mois après la fin de la guerre.

Au printemps 1940, alors qu’il doit fuir Paris au plus vite devant l’avancée de l’armée allemande, il prend encore le temps de s’occuper de l’expédition de 25 peintures pour une exposition qui doit se tenir à la galerie Nierendorf à New York. « Ce n’est que lundi que je saurai si mes tableaux partent », écrit-il à Marcelle Rivier le 11 mai 1940, « ou alors s’il faut abandonner ce rêve. J’ai eu un pressentiment mauvais ». Löwenstein pressentait juste. Ses caisses furent saisies le 5 décembre 1940 à Bordeaux. De là, elles furent expédiées au dépôt du Jeu de Paume à Paris, où la plupart de ses œuvres finirent déchiquetées à coups de couteau puis brûlées au cours du mois de juillet 1943. Toutes ne furent pourtant pas détruites. Trois d’entre elles furent miraculeusement identifiées en 2010 dans les réserves du musée national d’art moderne, grâce aux précieuses notes de Rose Valland (1898-1980), attachée de conservation au Jeu de Paume pendant la guerre, dont le nom est donné depuis 2016 au hall d’accueil de l’INHA. Ces trois toiles ont été exposées en 2014 au musée des beaux-arts de Bordeaux.

« Ça sent la mouise, les vêtements humides, les relents de la cuisine, le pipi de chat et le café national »

Encore à Paris le 1er juin 1940, Löwenstein quitte la capitale in extremis pour Mirmande. L’armée allemande entre dans Paris le 14 juin.

 Fedor Löwenstein, huile sur toile, 1941, collection Danielle et Bernard Sapet. Cliché Emmanuel Georges
Fedor Löwenstein, huile sur toile, 1941, collection Danielle et Bernard Sapet. Cliché Emmanuel Georges

De Mirmande, il se rend à Nice en avril 1941 pour voir sa mère et sa soeur, qui y sont installées, et dans le vague espoir de s’embarquer pour le Mexique. Ambiance morne et dépressive : « Sur la promenade des Anglais où les uniformes vert-épinard d’officiers allemands et italiens jurent avec le bleu-monotone-azur, les juifs du monde entier attendent le messie sous forme d’un affidavit. Les cadavres sont bien habillés, ils n’ont pu sauver que ça et 20 marks et il n’y a pas 36 moyens d’échapper au débâcle. De temps en temps je rencontre une vieille connaissance, projeté[e] du fond de la mer par le raz-de-marée, on se serre la main et on n’est guère étonné de se voir là – et par ailleurs, à quoi bon – et où ? foutre le camp ! Mais Lena, qui a été ici quelques jours (Lena, c’est mon amie polonaise qui habite Marseille) a câblée [sic] à Hollywood pour que [je] puisse aller au Mexique. Je me laisserai emmener, mais je continue à ne pas ‘sentir’ mon départ » (24 avril 1941)… « Elle est curieuse, quand même, cette atmosphère du café du matin, cette oisiveté devant un bout de papier blanc et plus de parapluies devant la fenêtre du café en une minute que toute l’année sur la place du champ de Mars mirmandais. Ça sent la mouise, les vêtements humides, les relents de la cuisine, le pipi de chat et le café national. À part cela, je n’ai jamais pu estimer la beauté de cette ‘perle de la Méditerrannée’ » (30 avril 1941).

 

(à suivre)

Jérôme Delatour
Service du Patrimoine

 

Publié par Jérôme DELATOUR le 3 avril 2018 à 08:00