Informations sur l’INHA, ses actualités, les domaines et programmes de recherche, l’offre de services et les publications de l’INHA.
Collections patrimoniales
Mis à jour le 10 février 2021
Les trésors de l'INHA
Auteur : Élodie Desserle
La bibliothèque de l’INHA a entrepris la numérisation et la mise en ligne de son fonds d’incunables. Cette collection ne rassemble qu’une trentaine de volumes. C’est l’opportunité d’une numérisation exhaustive, chaque exemplaire de ces trésors de l’imprimerie étant remarquable, qu’il s’agisse d’un « best-seller » de l’époque comme La Divine comédie de Dante et Le Roman de la rose ou d’une pièce rarissime comme Le Livre de Baudoin, chronique romancée dont l’INHA possède l’un des sept exemplaires conservés dans le monde actuellement.
Du latin incunabula (berceau), le terme « incunable » est apparu sous la plume du philologue hollandais Hadrianus Junius (1511?-1575) et fait référence, par extension, aux origines de l’imprimerie. Par convention, sont qualifiés d’incunables tous les livres imprimés en Europe avant le 1er janvier 1501 (limite chronologique choisie arbitrairement, ne correspondant pas à une étape notable dans l’évolution du livre imprimé).
Vers 1450, Johannes Gensfleisch (1394?-1468), dit Gutenberg, met au point un procédé qui, au moyen de caractères mobiles métalliques et d’une presse, permet l’impression typographique. Son chef-d’œuvre, la « Bible à 42 lignes », voit le jour en 1455 à Mayence. Premier livre imprimé de l’histoire occidentale, elle est tirée à 180 exemplaires et nécessite plus de 300 caractères différents pour composer les 3 350 000 signes qu’elle contient. Bamberg, Strasbourg, Cologne, Augsbourg, Nuremberg : l’imprimerie se développe dans le Saint-Empire romain germanique avant d’être introduite en Italie puis en France. En 1469, Guillaume Fichet (1433-1480?) et Jean Heynlin (1430?-1496) obtiennent l’autorisation du roi Louis XI (1423-1483) d’installer le premier atelier français au collège de Sorbonne à Paris, suivront Lyon, Albi, Toulouse, Angers… La France compte une trentaine de villes accueillant un centre d’impression à la fin du XVe siècle.
En reproduisant les ouvrages plus rapidement, cette technique révolutionnaire permet une démocratisation de l’accès au savoir ainsi qu’une diversification des textes publiés : de la brochure éphémère aux éditions de luxe en passant par les ouvrages pédagogiques ou les livres de prières. La production totale d’incunables est estimée par l‘ISTC (Incunabula Short Title Catalog), base développée par la British Library la plus complète à ce jour, à environ 30 000 éditions dont 4000 illustrées. En effet, peu d’incunables sont pourvus d’images et de décorations car, dans un premier temps, l’illustration est confiée, comme l’est celle des manuscrits, aux enlumineurs. Au vu de l’importance de la production, ils ne sont plus en mesure d’intervenir dans chaque exemplaire et les imprimeurs décident alors de prendre en charge cette opération. Différentes techniques pour illustrer en série s’offrent à eux mais ils privilégient la taille d’épargne sur bois puisque la gravure en taille douce produit une image en creux alors que les caractères typographiques sont en relief (ce qui implique deux tirages séparés) et que la gravure en relief sur métal est alors principalement utilisée par les orfèvres.
Dès 1460, l’imprimeur allemand Albrecht Pfister (1420-1466) réussit à combiner impression en caractères mobiles et images gravées sur bois. Cependant, il faudra attendre plus de quinze ans pour qu’apparaissent des ouvrages illustrés imprimés en France, à Lyon en 1478 puis Paris vers 1480. L’utilisation de la xylogravure dans les publications imprimées reste d’abord marginale puis s’accélère, essentiellement après 1490, la majorité des éditions illustrées ayant été publiées au cours de cette dernière décennie.
Saint Augustin, Raoul de Presles, Jean Dupré, De Civitate Dei, Abbeville, 1486. Paris, bibliothèque de l’INHA, 4 Res 837 (1). Cliché INHA
La présentation de la page imprimée diffère peu de celle de la page du manuscrit médiéval et le rôle dévolu aux illustrations reste proche de celui des enluminures. Placées comme points de repère pour mettre en évidence les grandes articulations du texte, elles viennent scander une surface écrite dense, le plus souvent disposée en colonnes. Leur fonction peut être explicative, narrative ou décorative. Dans les ouvrages scientifiques, elles complètent les démonstrations écrites et deviennent le support indispensable à la compréhension du texte comme dans le traité de médecine Fasciculo de medicina vulgarizato per Sabastiano Manilio Romano. Lorsqu’elles suivent fidèlement le texte, elles font preuve d’un réalisme quasi documentaire. Dans Le Livre des prouffits champestres et ruraulx, par exemple, les figures représentent diverses occupations de la vie des champs : greffage, construction d’un domaine, culture de la vigne, basse-cour avec animaux de la ferme. Les poses des hommes et des bêtes, les costumes et les outils sont restitués avec une grande précision, le dessinateur n’ayant pas omis d’ajouter quelques détails pour rendre les scènes encore plus authentiques comme la gourde du vigneron attachée à un cep. À l’inverse, les illustrations n’entretiennent parfois aucun rapport avec le propos. Décontextualisées, elles ne semblent être que pure distraction de l’œil et le choix d’une illustration se fait alors par rapport à des critères matériels comme ceux liés à la dimension de l’image voire à la disponibilité des matrices lors de la fabrication du livre. En effet, contrairement à la miniature, l’image imprimée devient multiple. Les bois gravés sont fréquemment réemployés, que ce soit dans un même ouvrage ou dans d’autres publications, ils circulent même entre ateliers, surtout au sein d’une même ville, et certains imprimeurs tel Antoine Vérard (1450?-1514?) vont jusqu’à pratiquer la location de bois gravés. Par conséquent, le nombre d’occurrences et l’usure des bois apportent de précieux renseignements sur l’activité de leurs possesseurs et les relations qu’ils ont entretenues avec leurs confrères (les bibliographes ont d’ailleurs mis en place, à des fins d’identification ou de datation des incunables, des répertoires de bois gravés comme Wilhelm Ludwig Schreiber ou Albert Schramm pour les incunables illustrés allemands). Dans la collection de l’INHA, l’exemple ci-dessous montre l’emploi d’un même matériel d’illustration en 1484 et 1493 pour les pages de titre du Proprietaire en françoys et de Grant vita Cristi en françoys par les deux imprimeurs lyonnais Jean Syber et Matthias Huss (1455?-1507?), probablement fils de Martin Huss (14..-1482) avec lequel Syber était associé à ses débuts en 1478.
Barthélemy l’Anglais, Jean Corbichon, Pierre Farget, Jean Syber, Le Proprietaire en françoys, Lyon, 1484. Paris, bibliothèque de l’INHA, Fol Res 493. – Ludolphus Saxo, Guillaume le Menand, Matthias Huss, Le Grant vita Cristi en françoys, Lyon, 1493-1494. Paris, bibliothèque de l’INHA, 4 Res 835. Clichés INHA
La réutilisation dans un nouveau contexte des bois gravés est facilitée par la relative simplicité du dessin. Au sein du répertoire iconographique des incunables, trois types de sujets sont extrêmement fréquents : scènes religieuses, batailles (combats équestres ou navals), et enfin, personnages représentés en pied dans un décor variable sans gestuelle précise ou figures d’autorité (rois, saints, auteurs au travail…). L’absence d’attributs ou de critères d’identification permet la polyvalence et un même bois peut ainsi être employé pour représenter des personnages différents dans un même texte. Une inscription est parfois ajoutée pour augmenter la relation entre illustration et texte comme dans Les Vigiles de la mort de Charles VII où elle vient préciser le nom des diverses villes assiégées illustrées de façon identique. La polysémie et l’aspect stéréotypé des images sont renforcés par l’absence de couleur. Elles se présentent, en effet, majoritairement en noir et blanc. Cependant, elles ont parfois été peintes comme dans La Grant vita Cristi en françoys ou coloriées comme dans La Cité de Dieu. Réalisée manuellement, cette opération supplémentaire et coûteuse était réservée aux exemplaires de luxe. Il est toutefois difficile de déterminer si ce travail est véritablement contemporain à la production ou s’il s’agit d’un ajout postérieur. Il existe également quelques rares exemples d’illustrations gravées en couleurs parmi lesquels une impression vénitienne en couleurs de 1485 du traité d’astronomie De sphaera mundi.
Témoins des premiers temps de l’imprimerie en Occident, les incunables ont suscité, dès le milieu du XVIIe siècle, l’attention des bibliophiles et des collectionneurs. La numérisation, en offrant l’opportunité de la comparaison des exemplaires à travers le monde, renouvelle cet engouement et, couplée aux projets basés sur les possibilités actuelles de collaboration comme Biblissima, elle alimente et fait progresser la recherche dans ce domaine. La particularité du fonds conservé à l’INHA réside dans sa forte proportion d’incunables illustrés. Il apparait clairement que Jacques Doucet (1853-1929) les a choisis pour l’intérêt de leur illustration et, dans sa perpétuelle quête de la pièce emblématique, il n’a bien entendu pas omis l’ouvrage le plus abondamment illustré du XVe siècle : Liber chronicarum plus communément appelé la Chronique de Nuremberg, en référence à sa ville d’édition. Somme des connaissances historiques et géographiques à la veille de la Renaissance, l’ouvrage comporte plus de 1850 figures gravées sur bois produites par Michael Wohlgemuth (1434?-1519) et Wilhelm Pleydenwurff (14??-1494), maîtres d’Albrecht Dürer (1471-1528). Le jeune artiste terminait son apprentissage dans leur atelier à l’époque de la préparation de la publication et contribua probablement à l’élaboration de certaines illustrations.
Élodie Desserle, service de l’Informatique documentaire