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Le seul et unique portrait photographique de Van Gogh à l’âge adulte est-il à l’INHA ?
Le seul et unique portrait photographique de Van Gogh à l’âge adulte est-il à l’INHA ?
Deux passionnés italiens du peintre Vincent Van Gogh, MM. Antonio de Robertis et Alan Zamboni, pensent avoir découvert dans les collections de la bibliothèque de l’INHA une photographie inédite représentant Van Gogh, Gauguin et le groupe des Nabis à l’académie Julian à Paris en 1887 ou 1888.
Si leur interprétation se révélait exacte, cette photographie constituerait l’unique portrait photographique connu de Van Gogh à l’âge adulte.
Un Van Gogh à la bibliothèque ?
M. Antonio de Robertis, chercheur indépendant passionné de Van Gogh depuis des décennies, a publié sa découverte sur un article de son blog. D’autres de ses articles parlent de la même photographie sous divers aspects. La synthèse de ses argumentsest cosignée par Alan Zamboni, jeune musicien et auteur.
Cette photographie n’est pas à proprement parler inédite. Numérisée par la bibliothèque en 2010, publiée sur la Bibliothèque numérique en 2013 puis versée sur le portail Arago, elle a paru la même année dans Portraits d’ateliers: un album de photographies fin de siècle(n° 11 p. 55).
Elle fait en effet partie d’un album de photographies d’ateliers d’artistes coté Fol Phot 39, acheté en 1958 à la galerie Fabius. Comme la plupart des photographies de cet album, elle est due à Edmond Bénard (1838-1907), photographe essentiellement connu pour quelque 500 vues d’ateliers d’artistes qu’il réalisa dans les années 1880 et 1890 et dont il déposa des échantillons à la Bibliothèque nationale, au titre du dépôt légal, sous le titre « Les Artistes chez eux » (BnF, Estampes, Rés. Ye-79-Fol). La quasi-totalité de ces vues représente des artistes français et étrangers exposés au Salon, prenant la pose dans leur atelier parisien. Quelques rares vues, cependant, montrent des artistes entourés de leurs élèves. C’est le cas d’une photographie du peintre américain Henry Mosler, environné de quinze jeunes femmes ses élèves et d’une jeune modèle ; c’est le cas de la présente photographie, repérée par M. de Robertis sur le portail Arago.
Edmond Bénard, Photographie de groupe à l’académie Julian (?), vers 1887-1888 (?), papier albuminé, 260×203 mm, Bibliothèque de l’INHA, Fol Phot 39 (1), n° 11. Cliché INHA
Cette photographie de groupe rassemble 34 personnes, à priori tous étudiants. Elle porte au verso le timbre humide d’Edmond Bénard et la mention « Cormon & ses élèves ». Cette légende au crayon, assez singulière dans sa graphie, est typique des tirages de Bénard, ce qui permet d’assurer avec une grande probabilité qu’elle émane du photographe lui-même ou de son atelier.
Bibliothèque de l’INHA, Fol Phot 39 (1), n° 11, verso. Cliché INHA
Or, comme l’a justement remarqué M. de Robertis, cette photographie ne ressemble pas aux autres vues connues de l’académie Cormon, mais bien plutôt à l’académie Julian, dont les étudiants avaient l’habitude de se faire photographier une fois l’an, souvent en compagnie d’un modèle ou d’un professeur. La collection de vues intérieures de l’académie Julian que M. de Robertis a rassemblée paraît, à ce titre, éloquente.
Mais Van Gogh dans tout cela, me direz-vous ? En découvrant cette photographie, le sang de M. de Robertis n’a fait qu’un tour. Il y a cinquante ans qu’il se passionne pour le maître. Il le connaît par cœur, jusqu’à s’être fait une spécialité de débusquer un peu partout des faux tableaux du maître. Il sait qu’il n’existe à ce jour aucun portrait photographique de Van Gogh à l’âge adulte – bien qu’une photographie d’un photographe canadien nommé Victor Morin, découverte dans le Massachusetts au début des années 1990, ait alimenté la polémique ces dernières années. Il voit cette tête un peu floue, un peu maigre, cette barbe en pointe, il pense aux autoportraits… C’est Van Gogh !
Et cet autre personnage, deux têtes plus haut : c’est Gauguin ! Et, à gauche de Van Gogh, ne serait-ce pas Bonnard ?… Pas à pas, M. de Robertis compare la photographie à d’autres et aux portraits peints, confronte les agendas des modèles présumés. Au bout du compte, il pense avoir identifié une bonne partie des personnages de la photographie : Van Gogh, Gauguin, mais aussi la plupart des membres du groupe des Nabis en formation, et des grappes d’étudiants regroupées par nationalités : Hollandais, Anglais, Australiens, Finlandais. Pour la date, il propose novembre 1887 (arrivée de Gauguin de la Martinique) – février 1888 (départ de Van Gogh pour Arles).
Van Gogh, Gauguin, les Nabis et les autres
Avec l’accord de M. de Robertis, j’ai numéroté chaque personnage et établi avec lui la liste des identifications qu’il propose. Voici ce que cela donne :
- Charles W. Bartlett
- Horace Mann Livens ?
- Vuillard (Édouard)
- Hitchcock (D. Howard)
- Sérusier (Paul)
- Gauguin (Paul)
- Studd (Arthur Haytorne) ?
- Gallen-Kallela (Akseli)
- Peel (Paul) ? ou Edgar Thomas ?
- Bevan (Robert) ? ou George Agnew Reid ?
- Harris (William Laurel) ? ou Frederick Childe Hassam ?
- Van Gogh (Vincent)
- Lacombe (Georges)
- Bonnard (Pierre)
- Ranson (Paul)
- Francqueville (Jean de) ?
- Jarnefelt (Eeero)
- Edelfelt (Albert)
- Frankfort (Eduard)
- Smith (Hobbe)
- Russell (John Peter)
- Briet (Arthur)
- Seguin (Armand) ? ou Thomas Dewing ?
- Roussel (Ker Xavier)
- Whiters (Walter)
- Wikström (Emil)
- Jones (Alfred Garth) ?
- Rose (Orlando Guy) ?
- Ryland (Henry) ?
- Hartrick (Archibald Standish)
- Nibbrig (Ferdinand Hart)
- Waugh (Hal)
- Cox (Kenyon) ?
- MacKnight (Dodge)
Questions, erreurs et fausses pistes
Mais M. de Robertis pousse encore plus (trop ?) loin l’analyse. En mains de celui qu’il pense être Van Gogh, il voit un carnet. Ne serait-ce pas là le deuxième carnet de croquis conservé au musée van Gogh d’Amsterdam, qui date de cette époque ?… En en feuilletant le fac-similé, publié en 1987 (The Seven Sketchbooks of Vincent van Gogh : a Facsimile Edition, London, Thames & Hudson, p. 110), il tombe sur le mot « Academie »… et croit lire « Academie Julian, le 8 fevrier. 8 ». Voilà qui daterait la photographie au jour près ! Hélas, cette lecture est tout à fait fantaisiste. En vérité, Van Gogh semble avoir écrit « Academie Roll ins 68 Rive droite », c’est-à-dire académie Roll au 68 rive droite, car Van Gogh écrit couramment en allemand. Et en effet, le peintre Alfred Roll (1846-1919), habitué du Salon, avait alors des élèves, comme beaucoup de ses confrères. Par conséquent, la date avancée par M. de Robertis du 8 février 1888, fondée sur cette note de van Gogh, n’est pas justifiée ; et le lien qu’il propose entre cette photographie et le mariage, contemporain, de John Peter Russell, tombe du même coup.
Van Gogh, carnet de croquis. Amsterdam, musée Van Gogh, SB2 f. 42.
Par ailleurs, l’identification du personnage n° 12 avec Van Gogh se heurte à une difficulté de taille : son crâne très fortement dégarni est en contradiction complète avec l’ensemble des portraits et autoportraits connus de Van Gogh. Pour ma part, je n’ai trouvé nulle part de trace d’une calvitie de Van Gogh. Je laisse les spécialistes étudier ce point.
Ensuite, comment expliquer que Bénard, par ailleurs auteur d’au moins trois photographies de l’atelier personnel de Cormon à la même époque, ait pu confondre son académie avec celle de Julian ? Mystère. Une confrontation avec les recherches du regretté Frédéric Destremau sur l’atelier de Cormon, qui lui aussi s’est prêté, en 1997, à l’exercice périlleux de l’analyse des photos de groupe, serait sans doute utile.
L’académie Julian et l’académie Cormon n’ont laissé que très peu d’archives. Nous disposons cependant de livres de comptabilité de l’académie Julian, conservés aux Archives nationales. On y trouve en effet, pour l’année 1887-1888, un certain nombre des personnages identifiés par M. de Robertis. Mais les autres, dont Gauguin, Van Gogh ? Que viennent-ils faire sur cette photographie d’élèves s’ils ne faisaient pas partie de l’académie ?
Pour finir, ajoutons un indice dont M. de Robertis ne s’est pas avisé. L’académie située tout à droite de la photographie est signée « de FRANCQUEVILLE », qui semble ne pouvoir être que Jean de Francqueville (1860-1939), élève à l’académie Julian de Robert-Fleury en 1883 et de Bouguereau avant 1888, date de son mariage (Robert de Francqueville, Jean de Francqueville : un peintre picard, [1954], p. 1). Détail qui pourrait au moins corroborer le lieu et l’époque de la prise de vue : l’académie Julian, entre 1883 et 1888 au plus tard.
Académie de Jean de Francqueville, bibliothèque de l’INHA, Fol Phot 39 (1), n° 11, détail accentué. Cliché INHA
Au travail !
On l’aura compris, si les identifications de M. de Robertis restent pour l’heure sujettes à caution, et quand bien même elle seraient tout à fait fausses, cette photographie intrigue et mérite d’être étudiée et confrontée à d’autres portraits de la même époque. Si ce n’est pas Van Gogh, qui donc est ce jeune peintre à moitié chauve ? Antonio de Robertis et Alan Zamboni invitent la communauté scientifique à étudier le cliché et à critiquer leurs hypothèses, et je ne peux que leur emboîter le pas.
En savoir plus : les estampes de Van Gogh disponibles sur la Bibliothèque numérique de l’INHA
Jérôme Delatour, service du Patrimoine