La fête d’une génération

En 2016, l’UNESCO inscrivait au Patrimoine immatériel de l’humanité la Fête des Vignerons de Vevey (Suisse), célébrée une fois par génération depuis 1797. Un siècle plus tôt, en 1913, Jacques Doucet, par l’intermédiaire du libraire Hermal, faisait l’acquisition d’un petit recueil rassemblant deux livrets : la Description de la Fête des Vignerons, célébrée à Vevey les 8 et 9 août 1833 ainsi que le Livret officiel de la Fête des Vignerons, célébrée à Vevey les 26 et 27 juillet 1865 (12 Res 434 (1) et (2)).

« Description », « livret officiel », « album » ou « souvenir », les pratiques éditoriales rattachées à la fête révèlent l’ambiguïté de son caractère populaire tout en témoignant de ses mutations et des innovations techniques et artistiques de chaque génération.

Char des tonneliers, Fête des Vignerons de Vevey, par Christian Gottlieb Steinlen, Lausanne, Spengler et Cie, 1833. Paris, bibliothèque de l’INHA, Fol Res 896. © INHA, photo Michael Quemener
Char des tonneliers, Fête des Vignerons de Vevey, par Christian Gottlieb Steinlen, Lausanne, Spengler et Cie, 1833. Paris, bibliothèque de l’INHA, Fol Res 896. © INHA, photo Michael Quemener

La bibliothèque de l’INHA conserve cinq de ces publications, pour les fêtes de 1819, 1833 et 1865, quand celles-ci commencent à attirer un public au-delà des frontières du canton de Vaud. Le voyage appelant le souvenir matériel, la multiplication des publications relate non seulement l’histoire d’une fête populaire, mais atteste également une activité éditoriale et artistique étroitement liée à de nouvelles pratiques touristiques.

L’ouvrage, daté de 1819, relie dans un même recueil le livret de description et six planches gravées, pliées, ajoutées à la fin de l’ouvrage et qui devaient vraisemblablement être diffusées séparément. Publié à l’occasion de la seconde fête des vignerons, il fait remonter cette tradition festive à des temps immémoriaux, malgré l’absence de toute trace antérieure au XVIIe siècle. L’incendie de la ville de Vevey en 1688 n’avait pas épargné les archives de la Société des vignerons. À partir de 1819, chaque livret de fête fait figurer en introduction le récit de cet événement destiné à récompenser les meilleurs vignerons de la région, puis, comme pour les fêtes royales, offre un programme détaillé des festivités.

Bacchus en pays vaudois

Description de la fête des vignerons, célébrée à Vevey, les 8 et 9 août 1833 : précédée d'une notice sur l'origine et l'institution de cette société, qui porte maintenant le nom d'Abbaye des vignerons, Vevey, Glady et fils, 1833. Paris, bibliothèque de l’INHA, 12 Res 434 (1).
Description de la fête des vignerons, célébrée à Vevey, les 8 et 9 août 1833 : précédée d’une notice sur l’origine et l’institution de cette société, qui porte maintenant le nom d’Abbaye des vignerons, Vevey, Glady et fils, 1833. Paris, bibliothèque de l’INHA, 12 Res 434 (1).

L’organisation du cortège était vraisemblablement déjà formalisée en 1797. Aux personnages locaux, aux travaux de la vigne (vignerons, vendangeurs, tonneliers) s’ajoutent les références mythologiques associées aux saisons : Palès (printemps), Cérès (été), Bacchus (automne), ainsi que Noé, figure biblique, premier des vignerons, associé à l’hiver.

Les danses trouvent leur justification dans la référence mythologique : « Alors le chef des Faunes danseurs exécutera un pas, à la suite duquel la grande course des Faunes et Bacchantes aura lieu, de manière à imiter ce qui est rapporté, dans la fable, de ces danses connues sous le nom de bacchanales. »

Faunes et Bacchantes, Description de la fête des vignerons, célébrée à Vevey, le 5 aoust 1819. Précédée d'une notice sur l'origine et l'institution de cette Société, qui porte maintenant le nom d'Abbaye des vignerons, Vevey, Lœrtscher, 1819. Paris, bibliothèque de l’INHA, 8 Res 953.
Faunes et Bacchantes, Description de la fête des vignerons, célébrée à Vevey, le 5 aoust 1819. Précédée d’une notice sur l’origine et l’institution de cette Société, qui porte maintenant le nom d’Abbaye des vignerons, Vevey, Lœrtscher, 1819. Paris, bibliothèque de l’INHA, 8 Res 953.

Alors que le Conseil de Berne, soucieux de limiter les dépenses de fêtes et de banquets, menace la survie de plusieurs confréries, les vignerons de Vevey usent de la mythologie pour assurer la pérennité de la fête. On invoque une tradition ancestrale, un syncrétisme païen et chrétien, mâtiné de références linguistiques et géographiques locales (certains chants sont publiés en patois vaudois). Le livre participe alors de la construction du récit historique. Si les publications suivantes conservent cette entreprise de légitimation de la fête, elles tendent à faire du livre un lieu de la procession, le souvenir d’une expérience spectaculaire, dans une distinction nette entre livret descriptif et album.

Orchestrer la fête et ses images : créer le souvenir

Pour l’année 1833, la bibliothèque de l’INHA conserve trois exemplaires de ces souvenirs de fête : le livret officiel comprenant quelques illustrations gravées sur bois, ainsi que deux ensembles de trente planches gravées, dessinées par Christian Gottlieb Steinlen. Peintre, graveur, professeur à l’école des beaux-arts de Vevey, celui-ci est aussi le créateur des costumes et des décors. Samuel Glady signe la musique, comme son père en 1819, également éditeur du livret. On comprend alors combien le livre est partie prenante de la fête.

Vignerons de printemps (une division de vignerons pour le second labour), Fête des Vignerons de Vevey, par Christian Gottlieb Steinlen, Lausanne, Spengler et Cie, 1833. Paris, bibliothèque de l’INHA, Fol Est 415.
Vignerons de printemps (une division de vignerons pour le second labour), Fête des Vignerons de Vevey, par Christian Gottlieb Steinlen, Lausanne, Spengler et Cie, 1833. Paris, bibliothèque de l’INHA, Fol Est 415.

Un premier ensemble de planches conservé à la bibliothèque de l’INHA se présente sous la forme d’un recueil de lithographies, numérotées de 1 à 30. Le second montre les mêmes planches, cette fois colorées à la main, et assemblées sous la forme d’un rouleau de plus de quatorze mètres de long, rappelant que le cortège « est un art du temps aussi bien que de l’étendue ; il dément la simultanéité ; de lui on attend parfois qu’il transforme l’histoire en espace. »

Fête des Vignerons de Vevey, par Christian Gottlieb Steinlen, Lausanne, Spengler et Cie, 1833. Paris, bibliothèque de l’INHA, Fol Res 896.
Fête des Vignerons de Vevey, par Christian Gottlieb Steinlen, Lausanne, Spengler et Cie, 1833. Paris, bibliothèque de l’INHA, Fol Res 896.

Acquis en 2019, ce rouleau est remarquable à plus d’un titre : à la mise en couleur exceptionnelle (vraisemblablement par plusieurs artistes) s’ajoute un assemblage des planches destiné à reconstituer le cortège dans son intégralité, sans les ruptures inhérentes à la succession des pages. L’ensemble roulé devait être glissé dans un étui, aujourd’hui disparu et remplacé par deux supports récents : le choix du format, en rouleau, transforme l’album en objet de collection, souvenir précieux d’un voyage à Vevey.

Un char conduisant les ustensiles d’un chalet. Fête des Vignerons de Vevey, par Christian Gottlieb Steinlen, Lausanne, Spengler et Cie, 1833. Paris, bibliothèque de l’INHA, Fol Res 896.
Un char conduisant les ustensiles d’un chalet. Fête des Vignerons de Vevey, par Christian Gottlieb Steinlen, Lausanne, Spengler et Cie, 1833. Paris, bibliothèque de l’INHA, Fol Res 896.

La fête de 1833 marque en effet les débuts d’une organisation des transports à destination de Vevey et de la fête des Vignerons : des bateaux à vapeur sont affrétés depuis Genève sur le lac Léman. Les trains se multiplient pour faire venir voyageurs et personnalités étrangères. On en compte environ 4 000. James Fenimore Cooper, l’auteur du Dernier des Mohicans, publie la même année 1833 Le Bourreau de Berne ou L’Abbaye des Vignerons. Citons également Théophile Gautier qui chronique la fête en 1865, s’enthousiasmant pour les danses populaires, polka et mazurka, vingt ans après l’écriture du livret de Giselle qui prend pour cadre ces mêmes « collines couvertes de vigne ».

Célébrer une communauté

Faunes et Bacchantes, Description de la fête des vignerons, célébrée à Vevey, le 5 aoust 1819. Précédée d'une notice sur l'origine et l'institution de cette Société, qui porte maintenant le nom d'Abbaye des vignerons, Vevey, Lœrtscher, 1819. Paris, bibliothèque de l’INHA, 8 Res 953.
Faunes et Bacchantes, Description de la fête des vignerons, célébrée à Vevey, le 5 aoust 1819. Précédée d’une notice sur l’origine et l’institution de cette Société, qui porte maintenant le nom d’Abbaye des vignerons, Vevey, Lœrtscher, 1819. Paris, bibliothèque de l’INHA, 8 Res 953.

Le format oblong des estampes et le recours au rouleau transmettent l’image de la foule spectaculaire des huit cents figurants. Contrairement aux planches de 1819 qui cherchaient à représenter les personnages dans leur typologie plus que dans leur nombre, les gravures de 1833 tentent de montrer la multitude des personnages : outre quelques variations de postures, de port de bras et de tête, les figurants sont en apparence identiques. De subtiles nuances sont cependant visibles entre chaque groupe : les visages ne sont pas les mêmes pour les jardiniers, les moissonneurs ou les vendangeurs – des nuances renforcées par la mise en couleur.


Division de Palès. Faucheurs et faneuses. Fête des Vignerons de Vevey, par Christian Gottlieb Steinlen, Lausanne, Spengler et Cie, 1833. Paris, bibliothèque de l’INHA, Fol Res 896.

Chaque groupe occupe une planche complète, en l’absence de toute référence au décor urbain : la page devient l’espace métaphorique de la parade. Analysés par Louis Marin, le cortège, le défilé ou la procession, font advenir une communauté que le livre célèbre en représentant l’unité du corps social.

Des images, des couleurs et des sons

Vachers. Fête des Vignerons de Vevey, par Christian Gottlieb Steinlen, Lausanne, Spengler et Cie, 1833. Paris, bibliothèque de l’INHA, Fol Res 896. © INHA, photo Michael Quemener
Vachers. Fête des Vignerons de Vevey, par Christian Gottlieb Steinlen, Lausanne, Spengler et Cie, 1833. Paris, bibliothèque de l’INHA, Fol Res 896. © INHA, photo Michael Quemener

La dimension du rouleau (difficilement perceptible en un coup d’œil) permet de reproduire le rythme des couleurs du cortège, les nuances de rose, de vert, de bleu, le foisonnement des accessoires et la richesse d’une manifestation destinée à impressionner le spectateur de la fête comme le collectionneur de l’album.

Le Monde illustré du 17 août 1889  relate justement ces effets : « Les musiciens sont en costume grec – du gréco-romain, voire même du gréco-égyptien – ce qui ne manque pas d’un certain pittoresque, quand on les voit souffler dans des cuivres, porter pince-nez ou lunettes. Dans cet ensemble, trois couleurs se détachent nettement : bleu pour Palès, rouge pour Cérès, vert pour Bacchus. La troupe que guide chaque divinité avec son grand prêtre, jette sur le tout une riche polychromie, en plaquant ça et là des notes variées. Ce sont les jardiniers en frais costumes, les femmes aux jupes multicolores, au gentil petit tablier rose ou bleu, les bergères en pur Watteau, avec moutons enrubannés, les faneuses en bleu et blanc (…) ».

À la mise en couleur et aux dimensions spectaculaires s’ajoute la complémentarité entre album et livret : les chants reproduits dans le livret officiel transmettent l’ambiance sonore de la fête, avant que la musique ne devienne également un souvenir à rapporter chez soi. L’arrivée de la photographie va ensuite modifier cette transmission d’une fête idéale, d’encre et de papier.

Saisir la réalité de la fête

1889 marque encore une autre étape dans ces pratiques éditoriales : outre un album officiel illustré, en leporello, la confrérie des vignerons édite un album photographique qui valorise la fête sur la place du marché, ses décors, les estrades et les vues sur le lac Léman, que l’on retrouvera dans les photographies de Frédéric Boissonnas et le film de 1905. En l’absence de cortège dansant, les albums représentent les travaux de la vigne selon les saisons, et les illustrations ne cherchent plus à représenter la fête. La photographie est devenue le principal vecteur du souvenir, même si les livrets officiels des fêtes suivantes auront plaisir à reproduire quelques fragments des gravures sur bois d’un des livrets de 1833. Figures simples, hiératiques, en noir et blanc, elles confèrent la patine d’une fête centenaire aux souvenirs modernes, supports des nouvelles techniques de l’image.

Les ouvrages conservés à la bibliothèque de l’INHA pour les années 1819, 1833 et 1865, attestent d’un moment singulier de l’histoire de la fête des Vignerons, quand la procession est encore une étape importante du spectacle, et quand l’album de la fête devient le souvenir luxueux d’un événement populaire. Le livre de fête est alors le témoignage d’une industrie naissante du tourisme et de ses artefacts, livres, recueils d’estampes puis de photographies, cartes postales, ou enregistrements musicaux.

Pauline Chevalier, département des Études et de la Recherche

Les livres cités dans ce billet sont conservés à la bibliothèque de l’INHA et consultables dans l’espace Jacques Doucet.

En savoir plus

  • Jean-François Vernes-Prescott, L’Abbaye des vignerons, son histoire et ses fêtes jusqu’à et y compris la fête de 1865, les toilettes de bal de 1733 à 1865… par un témoin oculaire des fêtes de 1819, de 1833, de 1851 et de 1865, Berne, Haller, 1865.
  • Edouard Rod, La fête des vignerons de Vevey. Histoire d’une fête populaire, Lausanne, Payot, 1905.
  • Sabine Carruzzo-Frey et Fanny Abbott, La Fête des Vignerons, de 1797 à 2019, Lausanne, Presses polytechniques et universitaires romandes, 2019.
  • Louis Marin, « Une mise en signification de l’espace social : manifestation, cortège, défilé, procession », dans De la Représentation, Paris, Seuil / Gallimard, 1994, p. 46-61.
  • Guillaume Mazeau, « La Révolution, les fêtes et leurs images. Spectacles publics et représentation politique (Paris, 1789-1799) », dans Images Re-vues, hors-série 6, 2018.