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Inferno (partie 1)
Exposition à Rome
Inferno (partie 1)Exposition à Rome
N’était-il pas audacieux, à quelques centaines de mètres du Vatican, de proposer une exposition sur l’Enfer ? En cette année 2021, le 700e anniversaire de la mort de Dante a donné lieu à de nombreuses manifestations en Italie et de par le monde. Parmi ces célébrations, l’exposition Inferno qui se tient du 15 octobre 2021 jusqu’au 23 janvier 2022 (prolongée) aux Scuderie del Quirinale à Rome, sous le commissariat de Jean Clair et de Laura Bossi est remarquable. Un catalogue de 480 pages publié en anglais et en italien, somme impressionnante des études sur le sujet, l’accompagne et sert de documentation pour ce billet.
Le parcours de l’exposition se déroule à travers plus de deux cents œuvres d’art prêtées par plus de quatre-vingts grands musées, collections publiques et prestigieuses collections privées d’Italie et du Vatican, de France, Royaume-Uni, Allemagne, Espagne, Portugal, Belgique, Suisse, Luxembourg ou encore Bulgarie. La bibliothèque de l’INHA a participé par le prêt de neuf œuvres graphiques d’Odilon Redon.
Affiche de l’exposition (Franz Stück, Lucifer, 1890)
Considéré comme le père de la langue italienne, puisqu’il choisit le dialecte toscan plutôt que le latin pour écrire son chef-d’œuvre, comme plus tard Pétrarque et Boccace, Dante est un symbole de l’italien moderne. Jorge Luis Borges considérait pour sa part La Divine comédie comme « le meilleur livre que la littérature ait jamais produit ». L’exposition le situe à la charnière entre Anciens et Modernes, participant des deux Renaissances italiennes, celle du XVe et celle de la fin du XIXe siècle. Du Moyen Âge à nos jours encore, le poète est source de multiples questionnements sur la destinée humaine, que jalonnent les diverses sections de l’exposition.
L’enfer avant Dante
Bien que réputé impensable, indicible, non représentable, l’Enfer a été de tout temps source de nombreuses œuvres artistiques, avec une persistance de plusieurs caractéristiques : localisation sous le Paradis, dans l’obscurité, présence de feu et de glace, rivière souterraine, portes séparant l’Enfer du monde des vivants. Sa structure, en forme d’entonnoir qui rejoint le centre de la Terre, est composée de neuf cercles. Déjà, dans l’épopée de Gilgamesh, dieu des enfers dans la mythologie mésopotamienne, il est question d’une sombre demeure dotée de sept murs et d’une route sans retour, dont les habitants sont privés de lumière et mangent de l’argile. Les canons classiques de l’Enfer ont été établis par la mythologie grecque, que ce soit dans la Théogonie d’Hésiode, l’Odyssée d’Homère avec sa description de quatre fleuves infernaux (Achéron, Phlégéthon, Styx et Cocyte), ou encore l’Énéide de Virgile.
Le Lucifer de Dante a sans doute été influencé par le Satan de la mosaïque du dôme du baptistère de Florence réalisé par Coppo di Marcovaldo (1260-1270) et peut être aussi par la fresque de l’Enfer de Giotto dans la Chapelle Scrovegni à Padoue (vers 1305). La mosaïque de Florence semble avoir formé l’imagination et de Dante et de Giotto, chez qui on peut détecter une sorte de volonté de mettre de l’ordre dans le chaos médiéval, annonçant l’humanisme de la Renaissance.
Giotto, Le Jugement dernier (détail), chapelle Scrovegni, Padoue, 1306.
La Bible contient peu d’indications précises sur la localisation de l’Enfer. Les représentations qui ont inspiré Dante semblent être, outre le baptistère de Florence et la chapelle de Padoue, l’Arsenal à Venise (« Comme l’hiver, dans l’Arsenal des Vénitiens, la poix tenace bout pour calfater les vaisseaux endommagés », chant XXI), la cathédrale de Torcello avec sa fresquedu Jugement dernier, le palais épiscopal de Trévise (fresque de 1260), les fresques à Assise (Giotto, dernières années du XIIe siècle). Le sujet de la localisation de l’Enfer passionne encore de nos jours si l’on en croit l’ouvrage d’Alain Nadaud, Aux portes de l’Enfer (Actes Sud, 2004).
Giotto, L’exorcisme des démons à Arezzo (détail), fresque, basilique supérieure Saint-François, Assise, 1296-1298. The Yorck Project.
Géographie de l’Enfer de Dante
La représentation de l’Enfer devient de plus en plus dramatique au milieu du XIVe siècle à cause de la terrible Grande Peste qui a tué presque un tiers de la population en Europe.
L’Enfer de Dante est un paysage, un édifice extraordinaire. En plus d’être un grand poète, Dante est un grand architecte. Accompagné de Virgile, il nous invite à découvrir l’architecture concentrique de l’Enfer, cône inversé divisé en neuf cercles concentriques. La configuration de l’Enfer de Dante n’a cessé d’inspirer des réflexions. En 1587, Galilée a même été invité à l’Accademia Fiorentina pour défendre les théories d’Antonio Manetti contre celles de Vellutello sur la forme et la localisation de son Enfer.
ntonio Manetti, Vano dello Inferno (la chambre de l’Enfer), 1506, Cornell University Library.
Antonio Manetti, Profilo, Piante e Misure dell’Inferno di, v. 1529, Cornell University Library.
La place de l’Enfer demeure un vrai sujet de discussion entre religieux et scientifiques depuis l’époque des Lumières, et aujourd’hui encore, si l’on se réfère au couple de télévangélistes Van Impe, remportant un Ig Nobel Prizepour sa théorie selon laquelle les trous noirs seraient aujourd’hui les meilleurs candidats pour la géolocalisation de l’Enfer…
Dans cette topographie de l’Enfer, une Bouche, métaphore du Diable, marque souvent l’entrée. L’étude très complète de Liugi Gallo, « Una metafora del male: la boca dell’Inferno », décrit bien cette antichambre du monde satanique, ce chemin dont on ne revient pas. Émile Mâleidentifie aussi la Gueule de l’Enfer à celle du Léviathan. Le psautier d’Henry de Blois (XIIe siècle) offre une représentation de cette Gueule diabolique dont un ange ferme la porte à clef. Dans le Livre d’heures de Catherine de Clèves (XVe siècle), on assiste à une mise en abîme de trois gueules de l’Enfer.
Psautier d’Henri de Blois, miniature sur parchemin, seconde moitié du XIIe siècle, f. 39r. British Library.
La bouche de l’Enfer, Heures de Catherine de Clèves, miniature sur parchemin, v. 1440. Pierpont Morgan Library, New York.
Dans la période moderne, cependant, le pouvoir et la brutalité de l’iconographie médiévale ont souvent été réinterprétés dans un sens grotesque : les mâchoires béantes semblent plutôt exorciser le diable plutôt que réellement l’évoquer.
La géographie de l’Enfer semble aussi évoluer dans le temps. De nos jours, on peut interpréter ces topographies imaginaires et ces architectures comme des expériences mentales dont le but est une construction rationnelle de l’univers, des projections de la psyché humaine, une branche de la littérature fantastique, mais aussi un extraordinaire réservoir de métaphores et d’images qui ont enrichi la bibliothèque mentale partagée des poètes et artistes européens.
L’Enfer d’après Dante
Des générations d’écrivains, de peintres, de sculpteurs, de musiciens, de réalisateurs et auteurs de bande dessinée se sont inspirés de La Divine comédie. L’exposition témoigne largement du foisonnement de ces inspirations, dont nous ne donnerons ici que quelques exemples.
L’exposition s’ouvre sur la Porte de l’Enfer d’Auguste Rodin, qui comparait Dante à un sculpteur. C’est un moulage en plâtre de l’original, conçu dans les années 1880 et conservé à la Fonderie Coubertin à Saint-Rémy-lès-Chevreuse, qui a été prêté par le musée Rodin. La taille exceptionnelle de cette œuvre a fait de cette exposition l’un des défis organisationnels et logistiques les plus ambitieux de l’histoire des Scuderie del Quirinale.
Auguste Rodin, La Porte de l’Enfer (détail), 1880-1917. Musée Rodin, Paris.
Placée en haut de la porte, dans la niche centrale, cette figure, d’abord intitulée Le Poète, incarnait Dante, penché au-dessus des cercles de l’Enfer, méditant sur sa création.
Rodin a puisé dans Dante de nombreuses autres inspirations : dans sa sculpture Le Baiser, il représente Paolo et Francesca, les amants adultères que Dante rencontre dans le deuxième cercle de l’Enfer.
Bien que le poète florentin soit indubitablement à l’origine de la plus ingénieuse topographie de l’Enfer, d’autres grands poètes ont suivi : en 1667, John Milton en imagine une géographie tout aussi complexe dans son Paradis perdu .
Dans les années 1480, Botticelli a illustré un manuscrit de la Divine Comédie, conservé aujourd’hui pour partie au Kupferstichkabinett de Berlin et pour huit feuillets à la Bibliothèque apostolique vaticane dont la Carte de l’Enfer, prêtée par le Vatican.
Sandro Botticelli, carte de l’Enfer, 1485-1495. Bibliothèque apostolique vaticane, Rome.
Autre œuvre admirable directement inspirée par la Comédie de Dante, l’ensemble de Federico Zuccari. Entre 1585 et 1588, appelé à l’Escorial auprès de Philippe II d’Espagne, Federico Zuccari a livré une suite de 86 dessins accompagnant la transcription du texte de Dante et ses commentaires. Le tout a été rassemblé dans un volume unique au début du XVIIe siècle, conservé depuis au musée des Offices sous le nom de Dante istoriato.
D’après Federico Zuccari, Portrait de Dante, 1738-1753, Musée des Offices, Florence.
Depuis la parution de son poème, ce sont des artistes à foison qui ont pris Dante pour modèle ou inspirateur de leur création. Les romantiques ont loué la Divine Comédie, mais pas tant le Purgatoire et le Paradis que l’Enfer, considéré comme l’œuvre principale de Dante. L’adjectif « dantesque » acquiert d’ailleurs une connotation plutôt négative. Ainsi, par exemple, William Blake a produit 102 aquarelles pour la Comédie de Dante dont 72 évoquent l’Enfer.
William Blake, Circle of Lustful, 1824-1827. Birmingham Museum and Art Gallery
Les peintres français autour de 1800 ont particulièrement été influencés par Dante, que ce soit Jacques-Louis David, Fortuné Dufau (1767-1824) son élève et ami d’Anne-Louis Girodet (1767-1824), Girodet, Ingres, ou encore Ary Scheffer. Chateaubriand, Madame de Staël ont loué le génie de Dante, et prôné cet amour romantique pour le poète, double incarnation du génie moderne et de la renaissance politique. Delacroix, grand lecteur de Dante en italien et en français, mentionne le poète à plusieurs reprises dans son journal manuscrit conservé à la bibliothèque de l’INHA. Le 7 mai 1824, par exemple, il écrit : « Le Dante est vraiment le premier des poètes…[…] Recueille-toi profondément devant ta peinture et ne pense qu’au Dante. C’est ceci que j’ai toujours senti en moi ! » Dans La Barque de Dante (1822), Delacroix utilise l’œuvre littéraire pour exprimer son engagement politique. Ainsi, les trois couleurs nationales font un écho au contexte politique de la Restauration.
Jusqu’au XXIe siècle encore, les exemples abondent. Citons seulement Miquel Barceló, qui a illustré les trois volumes de Dante. En 2004, il a été commissaire d’une exposition au Louvre qui incluait des illustrations de Dante par ses plus illustres prédécesseurs (Botticelli, Jacopo Ligozzi, Brueghel le Jeune, Zuccari, Blake, Gustave Doré, Carelli).
Miquel Barceló, ADAGP, 2021. Dessin pour La divine comédie de Dante, volume I : L’Enfer, 2001. Aquarelle sur papier, 55 x 40 cm. Photo courtesy Galaxia Gutenberg, S.L., 2021.
L’Enfer sur Terre
Mais l’exposition s’applique à dénoncer un Enfer plus terrible encore que celui de Dante, un enfer réel, celui qui existe sur Terre.
Une section revient sur les études sur l’hystérie menées par Charcot à l’hôpital de la Salpêtrière. Plus tard, Breton et Aragon diront de l’hystérie qu’elle n’est pas un phénomène pathologique mais la plus grande découverte poétique, que soutiendra Dalí, lui aussi passionné par l’hystérie. Ici, le mal est donc surtout une affaire de jugement.
Plus largement, c’est la vie moderne dans son ensemble (société, mégalopoles, industrialisation, bureaucratie, mariage) qui est vue comme un enfer. L’enfer des mines et la métamorphose industrielle de la France trouvent par exemple leur interprète graphique dans l’œuvre de François Bonhommé.
François Bonhommé, Coulée de fonte à Indret, huile sur toile, vers 1864. Écomusée du Creusot, dépôt de l’académie François-Bourdon.
Dans son article, Thomas Gaetgens site l’enfer comme une des thématiques principales de l’expressionnisme allemand, notamment celui des villes chez Georges Grosz ou Otto Dix. En 1919, Max Beckmann passe un mois à Berlin dans une situation politique oppressive et produit une série de 11 lithographies intitulée Die Hölle (L’Enfer).
L’iconographie des guerres dépasse largement l’imaginaire de Dante, que ce soit dans les œuvres de Goya (Les Désastres de la guerre, 1810-1823), ou dans celles de d’Alfred Kubin (Europe, 1916), de Félix Valloton (Verdun, 1917), ou de Zoran Mušič (série We Are Not the Last, années 1970).
Félix Vallotton, Verdun, tableau de guerre interprété…, huile sur toile, 114 x 146 cm, 1917. Paris, Musée de l’Armée, Paris. © Paris – Musée de l’Armée, Dist. RMN-Grand Palais / Pascal Segrette.
La longue liste de conflits et d’atrocités qui ont jalonné le XXe siècle fournissent pléthore de visions d’enfer. Boris Taslitsky , déporté à Buchenwald où il parvient à faire quelque deux cents dessins qui témoignent de la vie des camps, dira plus tard : « Si je vais en enfer, j’y ferai des croquis. D’ailleurs, j’ai l’expérience, j’y suis déjà allé et j’y ai dessiné !… » Les victimes des abominations du XXe siècle ont vu dans l’Enfer de Dante des références qui faisaient écho à leur propre expérience. Primo Levi, qui enseigna l’italien à un autre survivant des camps par le biais des vers de Dante qu’il avait en mémoire, traduit dans Et si c’était un homme une évidente similitude avec la descente aux Enfers de Dante et Virgile. Ossip Mandelstam affirmera : « The Divina Commedia does not so much take up the reader’s time as augment it ».
L’exposition s’inscrit plus que jamais dans l’actualité. Outre la pandémie sanitaire qui habite le monde depuis presque deux ans, les images récentes de naufrages dans la Manche ou de tornades aux États-Unis témoignent de l’existence bien réelle d’un enfer sur Terre… Mais puisque le texte de Dante est une Comédie, il faut que l’histoire se termine bien. Aussi, dans la dernière salle de l’exposition, Anselm Kiefer et Gerhard Richter proposent une interprétation du dernier vers, optimiste, de l’Enfer : « E quindi uscimmo a riveder le stelle » (Et dès lors nous sortîmes revoir les étoiles).
Nathalie Muller
service du Patrimoine