Bénédicte Lhoyer dans l’intimité des archives d’archéologues

Docteur en archéologie, post-doctorante CNRS, UMR 8560 au Centre Alexandre Koyré, Bénédicte Lhoyer considère l’espace Doucet de la bibliothèque de l’INHA comme son « bureau de cœur » : là, sous le regard tutélaire de Plaute et de Tacite, elle entre dans l’intimité des archives d’archéologues et, pour cette chercheuse passionnée, chaque jour est un nouveau jour…

 

Vous, en quelques mots ?

Je suis un peu comme un couteau suisse ! J’ai toujours pensé que se spécialiser dans un domaine et un seul, c’était très bien pour maîtriser son sujet. Mais généralement, cela pouvait aussi nous enfermer dans des boîtes et nous empêcher de communiquer avec nos collègues d’autres disciplines. J’aime vraiment cette idée que si l’on souhaite maîtriser un tant soit peu les choses, il faut tout de même avoir les bases ou un minimum de compréhension d’une multitude de disciplines, de façon au moins à pouvoir avoir un point d’accroche.

Donc, de base, je suis docteur en égyptologie : c’est mon identité profonde, et ce depuis toute petite puisque j’ai toujours voulu faire cela ! Je suis surtout chercheuse, et enseignante à l’École du Louvre depuis plus de douze ans maintenant. Je suis par ailleurs professeur associé en histoire de l’art au Conservatoire national supérieur de musique et de danse de Paris depuis deux ans. Jee fouille également sur le terrain en Égypte et au Levant. Depuis septembre 2019, je suis en post-doctorat au Centre Alexandre-Koyré (CNRS UMR 8560) sous la direction de Clémentine Gutron.

Donc j’essaie d’allier la recherche dans les bibliothèques, dans les services d’archives, et en même temps de confronter tout ce savoir sur le terrain, avec une truelle dans la main. J’emmène autant que possible mes étudiants car il est bien plus efficace de faire de l’apprentissage directement sur le terrain plutôt que de rester sur une chaise et devant un écran.

Bénédicte Lhoyer au temple de Ptah de Karnak, montrant les restaurations effectuées lors d'une campagne du CFEETK (Centre franco-égyptien d'études des Temples de Karnak). Cliché B. Lhoyer
Bénédicte Lhoyer au temple de Ptah de Karnak, montrant les restaurations effectuées lors d’une campagne du CFEETK (Centre franco-égyptien d’études des Temples de Karnak). Cliché B. Lhoyer

Votre fréquentation de la bibliothèque ?

La bibliothèque de l’INHA n’étant accessible qu’à partir du master, je mesure la chance que j’ai de pouvoir la fréquenter. La première fois qu’on en franchit le seuil est comme franchir une étape. C’est extrêmement important, cela se gagne et se mérite.

La bibliothèque est devenue pour moi une sorte de « seconde maison ». Je viens de façon extrêmement régulière, et les fois où je n’ai pas pu le faire à cause de la pandémie, cela me manque, car cela fait une espèce d’entracte très longue. Depuis, c’est quasiment devenu un rituel. À l’entrée de la bibliothèque, le sourire des deux agents d’accueil illumine déjà ma journée. On en a besoin en ces temps bien lourds… Et puis il y a cette espèce de procession avec mon ordinateur dans les mains où j’avance sous les coupoles et où je me mets vraiment dans l’ambiance, en quelque sorte le passage d’une zone extérieure profane vers un espace de connaissances sacré. Je le ressens dans le rythme des pas et de l’objectif qui se rapproche. Il y a une musicalité absolument incroyable dans ce lieu et c’est extrêmement apaisant.

Plutôt espace Doucet, n’est-ce-pas ?

J’arrive à l’espace Doucet, où je sais que m’attendant quelques cartons d’archives mis de côté la veille, parce qu’il était déjà 17h50 et que le temps file à toute vitesse. Je sais qu’au bout de mes doigts, je vais peut-être tomber sur une lettre, un petit carton, quelque chose qui va subitement faire sens avec tout ce que j’ai déjà pu récupérer. Personnellement, j’aime bien m’installer de façon à avoir dans mon angle de vision Plaute et Tacite en médaillons, deux auteurs que j’avais étudiés en latin quand j’étais au lycée. Je suis en quelque sorte dans mon « bureau de cœur » et je sais que je vais trouver des choses différentes de la veille. C’est de l’archéologie finalement : le bureau change tous les jours, ce qui est formidable, et à chaque fois il y a ce frissonnement, les petits rubans – c’est Noël, comme je le disais à vos collègues derrière le bureau – le contenu du carton qui se dévoile, une nouvelle enveloppe que l’on tient et on se dit : « oh, là, là, ce sont des carnets de fouilles ! »

Un exemple de carnet de Bernard Roy, diplomate et découvreur d'inscriptions latines en Tunisie, Paris, bibliothèque de l'INHA, Archives 106. Cliché B. Lhoyer
Un exemple de carnet de Bernard Roy, diplomate et découvreur d’inscriptions latines en Tunisie, Paris, bibliothèque de l’INHA, Archives 106. Cliché B. Lhoyer

Votre sujet du moment ?

Je suis chargée d’études documentaires dans le cadre du programme ANR FABRICAMAG dirigé par Clémentine Gutron (CNRS/CAK). Ce programme fait la lumière sur une série de sites archéologiques antiques majeurs du Maghreb.

Carte géographique ancienne de la Barbarie 5Maghreb / Afrique du Nord / Maroc, Algérie, Tunisie, Lybie) dressée par le géographe Gerhard / Gerardus Mercator. Cette carte issue de l'Atlas Minor de Mercator a été gravée en 1630 par Jan Cloppenburgh à Amsterdam
Carte géographique ancienne de la Barbarie (Maghreb / Afrique du Nord / Maroc, Algérie, Tunisie, Lybie) dressée par le géographe Gerhard / Gerardus Mercator. Cette carte issue de l’Atlas Minor de Mercator a été gravée en 1630 par Jan Cloppenburgh à Amsterdam

Outre les documents d’archives que j’ai consultés aux Archives nationales à la Courneuve et à Pierrefitte-sur-Seine, le fonds Poinssot de la bibliothèque de l’INHA est la porte ouverte à la reconstitution de toute cette histoire des sites archéologiques du Maghreb. C’est une collecte de documents qui est assez vaste, qui prend du temps, mais qui permet de constituer une gigantesque base de données où chaque site va pouvoir avoir tous ses dossiers correspondants. L’enjeu est de retracer l’histoire de ces sites archéologiques et aussi de retracer le discours qui est posé sur eux par les autochtones et par la communauté scientifique. Ce regard à la fois historien et anthropologique est extrêmement intéressant pour l’archéologue que je suis. Voyez les multiples façons dont un site peut être perçu par la population qui le fréquente. Certes, un site archéologique est extrêmement important d’un point de vue archéologique et on se dit qu’il faut le préserver au maximum. Cependant il y a aussi tous les gens qui vivent là, à côté : cela fait partie de leur paysage, de leur univers mental, et ils en ont une utilisation spécifique. Imposer notre vision, n’est-ce pas trahir un petit peu leur histoire ? Il faut trouver un juste milieu. Cela fait un écho aux réflexions de M. Alain Schnapp.

C’est particulièrement excitant de savoir que nous sommes en train de créer tout un pan de compréhension générale concernant ces sites archéologiques. Et en plus, le faire dans un décor pareil avec des documents originaux, c’est tout simplement le paradis, il n’y a pas d’autre mot !

Lettre d'Alfred Merlin datée du 1er mars 1910, relatant des constructions illégales sur le site de Dougga, Paris, bibliothèque de l'INHA, Archives 106. Cliché B. Lhoyer
Lettre d’Alfred Merlin datée du 1er mars 1910, relatant des constructions illégales sur le site de Dougga, Paris, bibliothèque de l’INHA, Archives 106. Cliché B. Lhoyer

Une grande trouvaille dans les collections ?

Les archives patrimoniales que je consulte sont extraordinaires à plus d’un titre.

Elles me permettent de reconstituer virtuellement pratiquement toute l’histoire de la fouille des sites. Par exemple, lorsque je lis les papiers d’Alfred Merlin, je retrace pas à pas, objet par objet, la fouille de l’épave de Mahdia, un riche navire qui coula dans l’Antiquité et qui fut découvert au tout début du XXe siècle par des pêcheurs d’éponges. La cargaison était pratiquement intacte !

Alfred Merlin a ressorti des statues, du mobilier, enfin des œuvres absolument extraordinaires. L’INHA possède les papiers de cet archéologue : il y a eu bien sûr des études et des publications, mais là il s’agit vraiment du crayon, du papier et de l’écriture de Merlin. Ainsi, on sait que tel jour s’est passé tel événement, et tout en lisant ses papiers, nous avons l’impression de vivre l’événement à ses côtés. On a à la fois le côté scientifique, pris sur le vif, une pratique archéologique dans l’immédiat. Et de l’autre, il y a aussi ce côté personnel et émotionnel que j’aime particulièrement. C’est le cas lorsqu’il écrit à sa femme pour lui expliquer le dessous de ses fouilles et les émotions qu’il a pu ressentir. Cela, je le retrouve chez les Poinssot, pour les fouilles de Dougga par exemple, quand il y a des découvertes qui s’enchaînent. Il y a des petits mots qui s’échangent à droite à gauche sur tous les grands sites de l’époque. Tout ceci constitue une cartographie de l’avancée de la recherche, une fresque superbe à reconstituer. C’est une plongée dans une matière pratiquement brute, c’est un vrai diamant à tailler.

Le vrai trésor – c’est bien le mot – demeure le témoignage de ces archéologues, une trace de leur temps finalement. En archéologie, nous travaillons surtout sur les rapports de fouilles, donc un produit fini, pensé et calibré pour la science. Ce sont des documents de travail indispensables. Mais pouvoir avoir accès à toutes les correspondances des acteurs de la fouille, c’est extraordinaire. Il y a de petites anecdotes qui se nichent çà et là, et que je partage avec ma directrice à distance, comme cette affaire à propos d’une vache qui était tombée morte à Carthage et empêchait l’accès à une fontaine antique (!) ce qui incommodait les visiteurs parce qu’elle était en train de se décomposer. Il y avait eu une intervention d’un syndicat et de l’épouse d’un archéologue amateur pour que la vache soit retirée ! C’est ce genre de petits faits divers, secondaires, qui participent à la vie d’un site.

Un article sur l'hygiène des sites archéologiques issu de la Dépêche Tunisienne du 31 mars 1929, Paris, bibliothèque de l'INHA, Archives 106. Cliché B. Lhoyer
Un article sur l’hygiène des sites archéologiques issu de la Dépêche tunisienne du 31 mars 1929, Paris, bibliothèque de l’INHA, Archives 106. Cliché B. Lhoyer

D’autant plus qu’aujourd’hui, j’ai l’impression que se dessine une tendance qui consiste à effacer l’humain de ces sites archéologiques. En regardant les infrastructures qui sont construites, la même présentation se retrouve quasi partout. Les personnes qui avaient l’habitude de se balader presque naturellement dans les ruines aujourd’hui sont cantonnées à l’extérieur, et c’est tout un espace de vie qui disparaît. En Égypte, on a la même chose avec le village de Gournah, juste à côté de la Vallée des Rois : les gens qui protégeaient les tombes de la Vallée des Nobles depuis des siècles et des siècles ont vu leurs maisons rasées parce qu’il fallait faire un site archéologique calibré pour les touristes. Nous avons donc le petit chemin tracé, les petites barrières, les petites casemates du Service des Antiquités. Bien sûr, tout est bien pratique sauf que cela a entièrement cassé un système sociologique plusieurs fois centenaire. Les gens de Gournah étaient à part et ils jouaient un rôle de protecteurs. Malheureusement, les soucis politiques lors du Printemps arabe ont entraîné une recrudescence des pillages. Plusieurs de ces remarques peuvent se transposer sur les sites du Maghreb choisis dans le cadre de FABRICAMAG. Les archives me permettent d’ouvrir une fenêtre sur le passé : je retrouve des photos des gens qui vont faire paître leurs moutons, ou des témoignages de légendes associées à tel ou tel bas-relief parce que c’est quelque chose qui leur a été transmis par leurs grands-parents. Voilà, il y a tous ces petits détails qui prennent corps avec les papiers du fonds Poinssot. Cet ensemble nous apporte un pan complémentaire à la compréhension possible de leur perception.

Carte postale envoyée à Bernard Roy, avec une scène agricole proche de ruines archéologiques en Tunisie, Paris, bibliothèque de l'INHA, Archives 106. Cliché B. Lhoyer
Carte postale envoyée à Bernard Roy, avec une scène agricole proche de ruines archéologiques en Tunisie, Paris, bibliothèque de l’INHA, Archives 106. Cliché B. Lhoyer

À côté de cet aspect sociologique, travailler sur de grands noms comme ceux de ces archéologues permet de voir tout le déroulé d’une vie. Au final, après des mois de fréquentation, j’ai presque l’impression de les connaître. Je les reconnais sur les photographies ou alors à leur écriture : une sorte de lien se crée, ils deviennent presque comme des amis lointains. C’est quelque chose que, j’espère, tout étudiant ou historien de l’art pourra un jour ressentir : cette espèce de connection très forte avec son sujet mais aussi avec les gens qui ont fait le sujet. Très souvent, cet aspect humain est mis de côté.

Un groupe anonyme pose dans des ruines archéologiques en Tunisie au début du siècle, photographie, Paris, bibliothèque de l'INHA, Archives 106. Cliché B. Lhoyer
Un groupe anonyme pose dans des ruines archéologiques en Tunisie au début du siècle, photographie, Paris, bibliothèque de l’INHA, Archives 106. Cliché B. Lhoyer

 

Entre une archive papier et une version numérisée, où va votre préférence ?

Les deux sont importantes. Mais il est vrai que le contact, le grain du papier, les reflets de l’encre… : il y a plein de petits détails qu’une version numérisée ne peut pas rendre. Cela se voit sur les passages qui ont été caviardés : plusieurs lettres l’ont été parce que cela rentrait dans le domaine de l’intime. On échangeait des nouvelles sur la famille… Toutefois, avec une belle lumière rasante, nous parvenons à lire les messages caviardés. C’est un peu une intrusion, mais en même temps une intrusion respectueuse et émouvante. De petites phrases qui disent : « Je pense fort à toi », « il me tarde de t’embrasser sur les deux joues »… C’est magnifique d’avoir cet éclairage supplémentaire.

D’autre part, en tant qu’archéologue, j’ai besoin de la préhension d’une lettre ou d’un carnet. Il y a beaucoup de choses qui passent par le toucher, raffermissant le lien. Et ce d’autant plus maintenant où l’on ne peut plus se toucher, s’embrasser. Là, pour le coup, pouvoir toucher un carnet ou des lettres, c’est aussi un peu toucher la personne symboliquement.

Ceci dit, l’accès aux documents numérisés est bien sûr extrêmement pratique, surtout lorsque l’on est à l’étranger. C’est, de plus, un très bon moyen de faire en sorte que l’information soit disponible immédiatement, chose vitale pour la transmission, l’ouverture et la disponibilité. Pouvoir faire un zoom sur de petits dessins ou des petites notes griffonnées est extraordinaire. Mais cela ne remplacera jamais le document original.

La première chose que vous ferez, une fois la pandémie passée ?

Aller revoir des expositions, retrouver ses amis et profiter de pouvoir communiquer plus facilement. Du fait de la distanciation, chacun travaille dans son coin. Dernièrement, un lecteur qui connaissait ma directrice de post-doctorat était justement en train de consulter le dossier que je voulais demander à l’espace Doucet. Nous avons eu un petit échange, mais avec le masque et les deux mètres de distance, il y a cette espèce de frustration intense de ne pas pouvoir partager, faire vibrer un peu ce qu’on découvre. Et cela me manque affreusement ! Parce que j’ai l’impression qu’il y a tout un pan du post-doctorat qui est complétement paralysé : l’échange et la discussion en face à face sont deux aspects vitaux pour des chercheurs. Revoir le visage des gens, pouvoir sortir prendre un café du côté des marches, aller dans un petit troquet à l’extérieur pour poursuivre la conversation… Parce que cela fait aussi partie de notre mode de vie. Avant la pandémie, j’avais des conversations avec des amis jusqu’à onze heures du soir, parce qu’on était en train de refaire tel type de fouille ou tel type d’histoire. Et c’est vrai que là, nous sommes un peu en apnée depuis plus d’un an et je sens à quel point cela rend les choses plus lentes. Néanmoins, le fait que l’INHA soit toujours ouvert, qu’il y ait toujours cette possibilité d’avoir cet accès aux ressources, c’est quand même une respiration plus que bienvenue !

Une idée à faire passer, une pédagogie à partager ?

Notre premier rôle est de transmettre tout ce que cette archéologie peut nous apporter en terme de connaissances historiques, techniques et sociologiques. Nous en avons besoin, surtout en cette période où la parole est davantage donnée à des gens qui n’ont aucune connaissance historique et qui rangent tout dans des lieux communs, avec des critères qui ne sont pas ceux de l’époque. La loi de l’audience immédiate a pris le pas sur la réflexion et les nuances. Il est très important de continuer à travailler, de maintenir le cap et de transmettre au maximum l’idée que l’archéologie est une science intéressante et qu’elle est accessible. Voilà mon cheval de bataille : j’essaie de dire aux gens que scientifique ne veut pas forcément dire compliqué. Il faut juste s’y mettre et à partir du moment où vous avez quelqu’un qui vous montre la voie, avec les bons mots et la bonne façon de faire, tout devient compréhensible. Et la compréhension rapproche plus qu’elle ne sépare.

Bénédicte Lhoyer sur le toit du temple de Ptah de Karnak. Cliché B. Lhoyer
Bénédicte Lhoyer sur le toit du temple de Ptah de Karnak. Cliché B. Lhoyer

 Christine Camara
service des Services aux publics

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Publié par Christine CAMARA le 8 avril 2021 à 08:50