Auteur(s) de la notice :

LENIAUD Jean-Michel

Profession ou activité principale

Professeur d’archéologie médiévale et directeur à l’École des chartes

Autres activités
Historien, historien de l’art du Moyen Âge, archéologue

Sujets d’étude
Architecture médiévale, histoire de la conquête de la Gaule, histoire médiévale

Carrière
Scolarité au collège Sainte-Barbe à Paris ; élève du peintre Charlet
1835 : entrée à l’École des chartes
24 janvier 1837 : archiviste paléographe
De 1847 à 1878 : professeur d’archéologie médiévale à l’École des chartes
De 1849 à 1870 : professeur de diplomatique à l’École des chartes
1858 : membre du Comité des travaux historiques
1871 : membre de la Commission des monuments historiques
De 1871 à 1882 : directeur de l’École des chartes
1876 : vice-président du Comité des travaux historiques
1881 : vice-président de la Commission des monuments historiques

Étude critique

Issu du milieu des artisans d’art de la capitale – son père était ébéniste –, frère cadet de Louis, l’éminent latiniste, Jules Quicherat est ancien élève du collège Sainte-Barbe, à l’histoire duquel il consacra, par reconnaissance pour ses maîtres, un monumental ouvrage historique. Il entra à l’École des chartes en 1835, après avoir hésité entre une carrière artistique (il fut l’élève du peintre Nicolas Charlet), des études de mathématiques et les langues orientales (il avait entrepris d’apprendre l’arabe). Après l’obtention du diplôme d’archiviste paléographe en 1837, il se consacra à d’importants travaux historiques relatifs au procès de Jeanne d’Arc, à Thomas Basin, évêque de Lisieux, dont il publia L’Histoire des règnes de Charles VII et de Louis XI, et à l’histoire du costume – il en donna la première version dans le Magasin pittoresque à partir de 1845. Il collabora à l’Histoire de France de Jules Michelet et donna en 1845 des leçons d’archéologie nationale au comte de Paris. C’est donc un savant connu à la fois de la cour et du grand public que Narcisse-Achille de Salvandy, ministre de l’Instruction publique, désigne comme premier titulaire de la chaire d’archéologie médiévale qu’il crée à l’École des chartes en 1847. Quicherat consacra toutes ses forces à cet établissement, dans lequel il fut aussi titulaire de la chaire de diplomatique médiévale entre 1849 et 1870 et dont il assura la direction à partir de 1871. Membre du Comité des travaux historiques à partir de 1858, ce républicain et libre penseur attendit la chute du Second Empire pour entreprendre une carrière de grand commis de l’Instruction publique : membre, puis vice-président de la Commission des monuments historiques, membre de la Commission des archives et du conseil supérieur de l’Instruction publique.

Ce savant consacra une partie de son activité à l’archéologie gallo-romaine : il entreprit notamment plusieurs campagnes de fouilles à Alaise en Franche-Comté, afin de démontrer que la bataille d’Alésia n’avait pas eu lieu à Alise-Sainte-Reine, dans ce site dont le gouvernement impérial avait alors ordonné la mise en valeur. Parallèlement, il fut, à côté d’Arcisse de Caumont, d’Auguste-Napoléon Didron et d’Eugène Viollet-le-Duc, l’un des fondateurs en France de l’histoire de l’art du Moyen Âge et, plus particulièrement, de l’architecture médiévale. Il s’en distingua par sa connaissance des documents écrits, par son ambition de comprendre dans son évolution les mille ans qui constituent le Moyen Âge et par son intention d’expliquer à la fois le bâtiment et son contenu mobilier et immobilier. Ses écrits ou ses ouvrages consacrent, paradoxalement, assez peu de pages à ce domaine d’activité. En revanche, le cours qu’il dispensait à l’École des chartes, dont on connaît le contenu par ses dossiers préparatoires, par quelques rédactions partielles – son successeur, Robert de Lasteyrie, a donné l’édition dans un ouvrage posthume – et par plusieurs versions manuscrites, a exercé une influence considérable sur ses élèves, dont quelques-uns ont, par la suite, marqué les inflexions de la recherche en archéologie médiévale (Louis Courajod, Paul Durrieu, Lasteyrie déjà nommé, Camille Enlart, etc.).

C’est par ce cours, indépendamment des deux articles publiés dans la Revue archéologique en 1849 et 1850, qu’est connu l’essentiel de la pensée de Quicherat, de ses méthodes de travail et de sa documentation. Il s’attachait à présenter à son auditoire une illustration en rapport avec son discours, qu’il constituait à partir de dessins pris sur place, de calques ou de gravures puisés dans des ouvrages ou des périodiques. Chaque année, il entreprenait, durant le mois de septembre, un voyage en France ou dans les pays voisins, il en rapportait un carnet de croquis et d’observations qui lui permettait de nourrir l’enseignement qu’il dispensait.

Outre les dessins qu’il faisait circuler entre ses élèves pendant ses cours et les croquis explicatifs qu’il dressait au tableau, Quicherat proposait une bibliographie internationale, en français, en allemand et en anglais, probablement l’une des plus complète de l’époque. Il s’appuyait sur le Dictionnaire raisonné de l’architecture de Viollet-le-Duc dont il contestait plusieurs des thèses. Toutefois, il ne semble pas avoir disposé des ouvrages des médiévistes italiens tels que Selvatico ou Camillo Boito : non seulement il ne les cite pas, mais il ne fait pas référence à la théorie qu’ils ont l’un et l’autre formulée sur l’architecture lombarde comme matrice de l’architecture romane, théorie reprise en France par les polytechniciens Léonce Reynaud et Ferdinand de Dartein, que le maître de l’École des chartes ne connaît pas davantage.

Comme première caractéristique, l’enseignement de Quicherat donnait une définition globale de son champ d’activité : l’archéologie ne concernait pas seulement les produits majeurs ou les chefs-d’œuvre de l’activité humaine, mais l’ensemble des productions de « l’art et de l’industrie ». Par cette expression, on comprend que Quicherat visait à une sorte d’histoire qui aurait pris en compte l’ensemble des artefacts, qu’ils relevassent ou non de la culture matérielle, qu’ils présentassent ou non un caractère artistique. Il s’attribuait les ambitions de l’historiographie romantique que François Guizot avait formulées et assignées à l’École des chartes.

De façon non moins moderne, Quicherat éprouve le besoin de constituer, sinon l’histoire à proprement parler, du moins la généalogie de la nouvelle discipline. Il la fait généralement commencer à l’abbé Lebeuf, historien de Paris au XVIIIe siècle, pour lequel il manifeste la plus vive admiration, et l’inscrit dans le contexte d’une histoire du patrimoine qu’il imagine de façon dialectique en opposant les forces de destruction et de conservation. Ainsi, les guerres, les luttes religieuses et la mode constituent, dit-il, les principales causes de destruction ; à l’inverse, les mêmes guerres, qui poussent à la cachette des objets précieux et à la conquête des trophées, l’esprit religieux, le goût du luxe et l’amour du beau suscitent la conservation.

L’archéologue conçoit l’histoire de l’architecture comme le développement de l’architectonique, à partir d’une cellule de base, la basilique romaine. Il consacre de nombreuses leçons à la question de l’évolution de la basilique civile vers la basilique paléochrétienne, car il considère que là se trouve la clé qui garantit la compréhension de l’architecture médiévale. Cette insistance sur les origines romaines de l’art paléochrétien inscrit le propos dans le temps long de la continuité historique. Elle le rapproche des historiens saint-simoniens de l’architecture, tels Léonce Reynaud et Auguste Choisy qui font de l’art roman un moment essentiel de l’art médiéval, comme maillon indispensable entre l’Antiquité et le Moyen Âge gothique, alors que d’autres médiévistes, tel Viollet-le-Duc, tendent à le mettre entre parenthèses, comme expression d’une époque de ténèbres dominée par la théocratie monastique. Toutefois, l’architectonique ne donne pas la seule explication de l’évolution des formes. C’est aussi le cas des fonctions liturgiques, en particulier l’autel, auquel il attache beaucoup d’importance, ainsi qu’à la crypte qui rattache le sanctuaire à la sépulture du martyr à l’emplacement où a été construit l’édifice cultuel.

Comme héritier de l’Antiquité et du paléochrétien, Quicherat attache beaucoup d’importance au roman, au sujet duquel il a exprimé dès 1850 une théorie dont il ne s’éloignera jamais. Malgré son antériorité, cette théorie, très éloignée de celle qui va acquérir quasiment force de loi grâce aux travaux de Jean-Baptiste Lassus et de Viollet-le-Duc qui définissent le gothique comme la combinaison de l’arc-boutant et de la croisée d’ogives, est restée sans descendance. Elle se révèle pourtant innovante : l’architecte romane ne se caractériserait pas par le plein cintre car elle emploie aussi bien le berceau brisé, la voûte d’arête et la croisée d’ogives. Quicherat la considère comme une architecture de transition, le produit d’une sorte de métissage, mélange d’un peu d’asiatique, de byzantin et de beaucoup de romain, mais spécifiquement originale. Dans cette conception, la croisée d’ogives cesse d’être considérée comme le fait générateur du gothique et celui-ci n’apparaît plus comme le moment privilégié de l’architecture médiévale. Pour le désigner, Quicherat propose d’abandonner l’expression « architecture ogivale », qui était alors à la mode et de revenir à celle d’« architecture gothique », qui présente l’inconvénient d’être dépourvue de sens.

Comment dès lors caractériser le gothique ? Cet art se caractérise selon Quicherat non pas par un procédé constructif mais par un objectif esthétique : alléger la paroi. Il combine donc ces deux procédés connus que sont la croisée d’ogives et l’arc-boutant, déjà utilisés par les Romains et par les Byzantins. Ce type d’explication, qui consiste à subordonner la structure constructive à un objectif plastique, est unique dans l’historiographie française de l’architecture : à la suite de Viollet-le-Duc, en effet, elle s’en est généralement tenue à l’analyse des modalités du construit et à celle des fonctions, laissant dans le non-dit ce qui relève du projet créateur. Quicherat, pour sa part, s’intéresse au dynamisme ascensionnel, aux questions d’espace et de lumière ; il est sensible à la question de l’illusionnisme spatial, alors que des générations de commentateurs n’y verront que l’effet d’une « insincérité » contraire à la raison architecturale. On note, au passage, l’interprétation qu’il fait des arcs-boutants : ils ne servent pas seulement à creuser le mur, mais à fournir des effets décoratifs le long des murs gouttereaux de la nef et au chevet de l’édifice. À cet égard, Quicherat se montre très éloigné de Viollet-le-Duc et de ses disciples, Anatole de Baudot en particulier, qui – à la manière de Quatremère de Quincy – ne voient dans ce mode de contrebutement que le seul résultat d’une solution défectueuse. C’est au total une révolution plastique qui préside à l’invention de l’architecture gothique : Quicherat la fixe vers la première moitié du XIIe siècle, à la cathédrale de Noyon, alors déjà étudiée par Ludovic Vitet, et à Saint-Denis.

Quicherat associe aussi le gothique à la notion de module générateur. C’est ainsi qu’il entend la travée, dont l’évolution se caractérise par la généralisation de la croisée d’ogives, l’adoption préférentielle de l’arc brisé, la diminution de la taille des piles, leur transformation éventuelle en colonnes et, pour finir, la suppression des arcs-boutants eux-mêmes.

La conception scientifique que Quicherat se fait de l’archéologie repose sur deux modèles. En premier, le modèle biologique. L’histoire de l’architecture se classe en grandes notions appelées « genres », qui sont subdivisés eux-mêmes en « espèces ». À l’aide de ces notions, Quicherat entreprend de rendre compte de la géographie des styles en fondant une classification sur des principes stables. Celle du « genre » roman peut s’établir à partir du mode de construction de la voûte : dans sa forme, dans son économie, dans ses modes de contrebutement et dans la disposition des pieds-droits. Il débouche sur une catégorisation complexe qui repose presque exclusivement sur des données architectoniques en écartant les facteurs culturels et politiques. Dans cette taxinomie formaliste et, curieusement, presque an-historique, son successeur et disciple Robert de Lasteyrie introduira plus tard le critère de l’appartenance à un espace ecclésiastique, c’est-à-dire la notion de commanditaire en rapport avec les usages et la culture du lieu.

Quicherat se réfère aussi au modèle chimique et, plus particulièrement, au principe de la réaction qu’on pourrait ainsi formuler : deux substances se transforment en une troisième lorsqu’elles sont mises en présence et ce, d’autant plus rapidement qu’un autre agent, le catalyseur, est introduit dans le processus. C’est ainsi qu’il explique le passage du roman au gothique : les éléments contenus dans celui-ci demeurent côte à côte aussi longtemps qu’une nouvelle « loi d’association » n’est pas intervenue pour les pousser à leur « métamorphose ». Quicherat fait ici allusion à cet objectif d’allégement de la paroi, dont il fait le principe générateur du gothique, au nom duquel l’ « amalgame » roman peut se transformer en gothique.

L’œuvre de Quicherat évoque le principe d’unité de style, il en partage l’usage avec la plupart des historiens de l’architecture du XIXe siècle, pas seulement Viollet-le-Duc. Il reconnaît toutefois que le type pur n’existe pas en raison de l’accumulation des époques successives. Il rejoint ici la pensée de la génération romantique, celle de Victor Hugo et de Théophile Gautier, qui voient moins dans un édifice l’expression achevée d’une pensée génératrice que le résultat d’une agrégation séculaire.

C’est donc une pensée complexe que celle de Quicherat. En se référant à son mode de classification des écoles romanes, on y a longtemps vu l’exemple même d’une pensée sèche et artificialiste. En réalité, son positivisme historique, marqué par ses références au modèle des sciences exactes, s’ancre dans la génération romantique. Comme elle, il s’intéresse à tous les faits d’une société : pas seulement aux monuments majeurs de l’architecture, mais à tous les produits de la vie matérielle. Comme elle, il privilégie l’objectif esthétique d’une époque et non les modalités de la construction. Comme elle enfin, il fait de l’édifice le résultat du temps et de l’évolution de l’usage. Il est vrai que, d’une version manuscrite à l’autre du cours d’archéologie médiévale qu’il professait à l’École des chartes, on observe une contamination progressive de ses points de vue par les théories rationalistes. Il reste que, contre toute attente, il a introduit du sensible dans le domaine de la science : à cet égard, il constitue une exception dans l’historiographie française, longtemps peu ouverte, à la différence de la recherche allemande et britannique, aux questions d’espace, de volume et de lumière. Ses successeurs eux-mêmes oublièrent cet aspect majeur de la pensée de leur maître.

Jean-Michel Leniaud, directeur d’études à l’École pratique des hautes études, professeur à l’École nationale des chartes

Principales publications

  • Thomas Basin, évêque de Lisieux, Histoire des règnes de Charles VII et de Louis XI […]. Paris : Renouard, 1855-1859, vol. 1 ; vol. 2 ; vol. 3 ; vol. 4.
  • Histoire du costume en France depuis les temps les plus reculés jusqu’à la fin du XVIIIe siècle. Paris : Hachette, 1857.
  • L’Alésia de César rendue à la Franche-Comté, réfutation de tous les mémoires pour Alise lue à la Société des antiquaires de France […]. Paris : Hachette, 1857.
  • De la formation française des anciens noms de lieu. Paris : Franck, 1867.
  • « Procès de condamnation et de réhabilitation de Jeanne d’Arc, dite la Pucelle ». In Mémoires et consultations en faveur de Jeanne d’Arc par les juges du procès de réhabilitation, d’après les manuscrits authentiques […]. Paris : A. Picard, 1889, 600 p.
  • Histoire de Sainte-Barbe, collège, communauté, institution. Paris : Hachette, s. d., 3 vol.

Articles

  • « Notice sur l’album de Villard de Honnecourt, architecte du XIIIe siècle ». Revue archéologique, t. VI, 1849, p. 65-80, 164-188, 209-226.
  • « De l’ogive et de l’architecture dite ogivale ». Revue archéologique, t. VII, 1850, p. 65-76.
  • « Documents inédits sur la construction de Saint-Ouen de Rouen ». Bibliothèque de l’École des chartes, 1852-1853, 3e série, t. III, p. 464-476.
  • « De l’architecture romane ». Revue archéologique, t. VIII, 1851, p. 145-158 ; t. IX, 1852, p. 525-540 ; t. X, 1853, p. 65-81 ; t. XI, 1854, p. 668-690.
  • « L’Architecture romane (Leçon recueillie par Auguste Krœber) ». Revue des Sociétés savantes publiée sous les auspices du ministère de l’Instruction publique, t. III, 1857, 2e semestre, p. 641-652.

Bibliographie critique sélective

  • « Obsèques de Jules Quicherat ». Bibliothèque de l’École des chartes, t.XLVIII Revue archéologique, 1882, p. 155-164, 267-268.
  • [Giry Arthur]. – « Bibliographie des ouvrages de Jules Quicherat ». Bibliothèque de l’École des chartes, t. XLVIII, 1882, p. 316-360.
  • Giry Arthur. – « Jules Quicherat ». Revue archéologique, t. XIX, 1882, p. 241-264.
  • Mélanges d’archéologie et d’histoire. Antiquités celtiques, romaines et gallo-romaines. Mémoires et fragments réunis et mis en ordre par Arthur Giry et Auguste Castan précédés d’une notice sur la vie et les travaux de J. Quicherat par Robert de Lasteyrie et d’une bibliographie de ses œuvres. Paris : Alphonse Picard, 1885-1886, 2 vol.
  • Leniaud Jean-Michel. – « Projecteur sur une zone d’ombre dans l’histoire de l’art médiéval : le cours inédit d’archéologie médiévale de Jules Quicherat (1814-1882) ». In Roland Recht et al., Histoire de l’histoire de l’art en France du XIXe siècle. Paris : INHA, La Documentation française, 2008, p. 47-68.

Sources identifiées

Archives nationales, Paris

  • Archives de l’École des chartes mises en dépôt : fonds Quicherat comprenant carnets de croquis, correspondance, papiers personnels, dossiers de cours, transcriptions de cours, etc.

En complément : Voir la notice dans AGORHA