DURET, Jules-Emmanuel Théodore (comte de Brie, 20 janvier 1838, Saintes - 16 janvier 1927, Paris)

Auteur de la notice : Matthieu Leglise

Profession ou activité principale

Historien, critique et historien d’art

 

Autres activités

Journaliste politique, collectionneur, négociant

 

Sujets d’étude

L’art japonais, Whistler, Manet, les impressionnistes

 

Carrière

1862 : Premiers articles sur l’art, au sujet de l’Exposition universelle de Londres, publiés dans L’Indépendant de la Charente-Inférieure. C’est à cette occasion qu’il découvre les arts asiatiques. La même année, rencontre déterminante avec Gustave Courbet.

1865 : Rencontre avec Édouard Manet, lors d’un voyage à Madrid.

1867 : Parution de son premier ouvrage sur l’art, Les peintres français en 1867.

1868 : Fondation de La Tribune française, politique et littéraire, aux côtés d’Eugène Pelletan et Jules Ferry, journal d’opposition au Second Empire.

1869 : Candidat républicain aux élections législatives dans la circonscription de Saintes ; il est largement battu.

1870 : Après la chute de Napoléon III, il est nommé adjoint au maire du IXe arrondissement à Paris ; la Commune l’oblige à fuir.

1871-1873 : Grand voyage en Asie avec Henri Cernuschi, après Londres et une traversée des États-Unis : Japon, Chine, Inde, Indonésie, Mongolie.

1874 : Publie son Voyage en Asie – Le Japon, la Chine, la Mongolie, Java, Ceylan, l’Inde, chez Michel Lévy frères.

1885 : Parution de Critique d’avant-garde, recueil d’articles.

1894 : Il préface le catalogue de la vente d’une grande partie de ses collections personnelles, organisée afin de renflouer l’entreprise familiale de cognac.

1896 : Vente de la firme familiale : Duret s’installe définitivement à Paris.

1899 : Don de sa collection d’estampes et de livres illustrés japonais à la Bibliothèque nationale.

1902 : Parution de son Histoire d’Édouard Manet et de son œuvre chez Floury.

1904 : Parution de son Histoire de J. Mc.N. Whistler et de son œuvre chez Floury.

1906 : Parution de son ouvrage sur Les Peintres impressionnistes : Claude Monet, Sisley, C. Pissarro, Renoir, Berthe Morisot, chez Heymann.

1927 : Décès à Paris, alors qu’il est presque aveugle. Les experts en charge de sa succession constatent que la majorité des tableaux conservés dans son appartement parisien avaient été remplacés par des faux grossiers.

 

Étude critique

« Il me semble avoir vécu cinq cents ans, murmura-t-il. Encore une fois, je me tâte. En vérité, est-ce bien moi qui suis là ? » Au seuil de la mort, c’est dans un vertige que Jules-Emmanuel Théodore Duret se confie : vertige d’un homme qui fut tour à tour journaliste, homme politique, industriel et publiciste, collectionneur, critique d’art, historien et grand voyageur ; un homme qui connut tout le monde, de Georges Clemenceau à Stéphane Mallarmé en passant par Édouard Manet ou Émile Zola, et qui prit part à tous les combats politiques, esthétiques, culturels de son temps. Pourtant, celui qui fut à une époque considéré comme le « doyen des historiens d’art » nous paraît aujourd’hui une figure un peu lointaine : un témoin considérable, certes, mais qui retient plus l’attention par sa position centrale au sein des transformations intellectuelles et artistiques de la fin du XXe siècle que par les traces personnelles qu’il en laissât dans ses écrits. Relativement oublié de l’historiographie en regard du rôle important qu’il joua aux côtés des impressionnistes, dont il fut l’un des premiers historiens, et dans la diffusion de l’art japonais, Théodore Duret n’a pas fait l’objet de monographies : « scandale », « ignorance honteuse », tonne Louis Vauxcelles au moment de sa mort en 1927, et dans son Histoire de l’histoire de l’art de Vasari à nos jours publié en 1986, Germain Bazin ne le mentionne qu’en passant. La thèse que lui consacra Ishemi Inaga en 1988, et qui constitue à ce jour la principale source d’information le concernant, ne fut jamais publiée ; ultime sursaut historiographique, Denys Riout préfaça une réédition de sa Critique d’avant-garde en 1998.

Théodore Duret est avant tout intéressant pour son rôle de creuset, d’intermédiaire entre l’orient et l’occident, le commerce, l’art et la politique, la bohème du café Guerbois et la haute bourgeoisie de sa province natale, entre le XIXe et le XXe siècles. Il pourrait être comparé à un Thadée Natanson ou à un Valéry Larbaud – le talent littéraire en moins – : riche ascendance industrielle, cosmopolitisme, convictions libérales et progressistes, rôle de passeur et de mécène, critique érudit, découvreur et défenseur d’une avant-garde artistique. Issu d’une famille de la haute bourgeoisie de Charentes, riche héritier d’une entreprise spécialisée dans le Cognac, toute sa vie oscillera entre deux mondes, entre la province française et les aventures asiatiques, entre le sulfureux et le très respectable ; et toute sa vie, ce grand bourgeois conspuera le bourgeois, son attitude ne cessant de balancer entre une certaine mesquinerie et une audace généreuse : Duret est double, et, fait remarquable, cette dualité ne semble nullement l’embarrasser – à peine la remarque-t-il. Anglophile distingué, il parle également l’allemand, possède une solide formation d’helléniste et entreprend des études d’économie à Londres et aux Etats-Unis avant de jouer son rôle au sein de l’entreprise Duret : grand voyageur, il arpente avec aisance l’Europe, l’Asie, les Etats-Unis, afin de représenter les intérêts de la firme familiale, et développe à cette occasion une véritable passion pour l’art asiatique, dont il deviendra un fin connaisseur et un grand collectionneur, aux côtés de son ami Henri Cernuschi.

Les rencontres de hasard furent capitales dans la détermination de sa carrière de critique et d’historien d’art, qu’il mena en parallèle d’une activité de journaliste politique, d’historien et de publiciste pour la firme familiale. Les origines de la vocation de ce « gentleman de la critique » (Florent Fels) possèdent ainsi l’élégance désinvolte d’un caprice du sort. « Mes débuts dans l’art datent en réalité de 1862, année où je fis la connaissance de Gustave Courbet » affirme-t-il (Critique d’avant-garde): la simplicité et la jovialité qu’il prête au peintre d’Ornans le séduisent infiniment – autant de qualité qu’il recherchera toute sa vie durant dans l’œuvre des artistes qu’il fréquente, quitte à ne pas voir, ou à passer sous silence, les zones d’ombres dans l’art et la personnalité de Manet, Monet, Courbet ou Pissarro. Si la rencontre avec Courbet fut un catalyseur, celle avec Manet, à l’hôtel de Paris de Madrid en 1865, décidera définitivement de sa vocation de critique et d’historien d’art, et en fera un solide compagnon de route des impressionnistes : il abandonnera définitivement toute ambition politique et délaissera le journalisme.

Car la première passion de Théodore Duret, républicain convaincu et anti-bonapartiste, fut bien la politique. Il se présente aux élections législatives dès 1863 (ce qui fit de lui un des plus jeunes candidats de France), mais est largement battu. Il se consacre alors au journalisme politique, et fonde en 1868 un journal d’opposition au Second Empire aux côtés d’Eugène Pelletan et Jules Ferry(La Tribune française, politique et littéraire).  Il se porte à nouveau candidat l’année d’après aux élections législatives dans la circonscription de Saintes ; il échoue encore une fois, en est très affecté. En 1870, après la chute de Napoléon III, il est nommé adjoint au maire du IXe arrondissement de Paris ; la Commune l’oblige à fuir en 1871 et l’expérience tourne court – ce sera la dernière. Ces expériences malheureuses l’amèneront à délaisser progressivement toute ambition politique afin de se consacrer à l’écriture. Si cette vocation de critique et d’historien qui succède à ces efforts politiques avortés semblent les contredire, selon la vieille dichotomie de la vie active et de la vie contemplative, il n’en est rien cependant, car il s’agit bien de la continuation d’un même combat, par des moyens détournés. Denys Riout a raison d’insister sur l’essentielle interdépendance de ses différents champs d’action (historique, politique, artistique) : « Il considère que le progrès, politique et artistique, doit être soutenu par des médiateurs qui se portent à l’avant-garde pour en hâter le triomphe. » Il se voit ainsi comme un éducateur, un médiateur entre la foule et l’artiste, et s’octroie le rôle du bon berger dans le « bon combat » (Zola) de l’art novateur. Si son deuxième ouvrage, compilation d’articles sur différents artistes, s’intitule Critique d’avant-garde, c’est bien la critique qui est par définition d’avant garde, en jouant un rôle décisif de pionnière et d’éducation militante, afin de déciller les yeux de ses contemporains devant cette « nouvelle peinture » portée par Manet et ses amis.

Les peintres français en 1867, son premier ouvrage en tant que critique d’art reprend le credo naturaliste à la Zola d’un « coin de nature » saisi à travers un « tempérament », mais sans l’audace critique de celui qui deviendra son guide et son mentor, l’introduisant auprès de nombreux artistes. Publié alors qu’il vient de rencontrer Manet, il s’autorise une remontrance paternaliste à l’égard de celui qu’il défend par ailleurs face à l’outrance des critiques, et déplore l’aspect trop esquissé de ses toiles : « ses imperfections en font un artiste encore trop incomplet », estime-t-il ainsi, contredisant bien évidemment ce qui deviendra un des postulats de ses théories esthétiques, c’est la dire la spontanéité, l’immédiateté et la présence d’un créateur vivant et singulier derrière les coups de pinceau.

Dans Critique d’avant-garde, publié en 1885, Duret est bien devenu ce fervent et talentueux propagandiste de l’œuvre de ses amis Manet, Monet, Pissarro ou Whistler. Il s’agit également d’un recueil de textes rédigés au cours des dix années précédentes ; « le titre est bien trouvé » remarque Philippe Burty (cité par Shigemi Inaga), et en effet l’utilisation du terme d’ « avant-garde » est notable : d’origine militaire et stratégique, le vocable est étendu aux productions artistiques par le socialiste Claude Henri de Saint Simon dès 1825. En 1845, le fouriériste Gabriel-Désiré Laverdant l’utilise également au service d’une vision progressiste et politique de l’art. Si le terme est régulièrement employé par la critique d’art tout au long du XIXe siècle, Théodore Duret est sans doute le premier à en faire le titre d’un ouvrage, signant ainsi le transfert de ces ambitions politiques émancipatrices vers le domaine artistique. Cette Critique d’avant garde est l’expression de son rôle pionner dans la défense et la reconnaissance de l’impressionnisme et il est un des premiers à encourager Manet, Monet ou Pissarro, à grand renfort d’articles, d’ouvrages, ou de caisses de cognac ; il leur achète des œuvres à l’occasion, et leur prodigue conseils et encouragements ; il les introduit enfin auprès des nombreux collectionneurs parisiens (Ephrussi, Hecht, son éditeur Charpentier) ou anglo-saxons (les Havemeyer, Hugh Lane) qu’il compte parmi ses relations.

Avant tout, l’impressionnisme s’oppose selon lui à ce qu’il nomme « l’art bourgeois », art médiocre et facile, produit à la chaîne par des « ouvriers » sans âme. À l’opposé, les « vrais artistes », auteurs d’œuvres rares et « sincères », constituent une aristocratie à laquelle s’associe spontanément Théodore Duret, bourgeois provincial qui cherche à refouler un malaise évident vis-à-vis de sa propre extraction. Duret conserve la dichotomie du Grand Art contre l’art mineur, mais ne fait que la renverser, transformant un petit groupe d’artistes moqués par une foule aveugle en aristocratie supérieure du goût et du faire – la masse contre les élus, le souci de composition contre la spontanéité vivante, la duplicité marchande contre une sincérité désintéressée, la mémoire contre la vision directe, l’artifice contre la nature : toute l’esthétique naturaliste et progressiste de Duret se déploie ainsi à partir d’une série d’oppositions duelles. Dans cette promotion de la sincérité, de la simplicité et de la clarté, le grand voyage qu’il entreprend avec Henri Cernuschi en Asie joue un rôle fondamental. S’il en rapporte d’innombrables objets d’arts, estampes, et ouvrages illustrés qui viendront enrichir musées et collections privées, cette découverte de l’art japonais lui permet surtout de lier organiquement impressionnisme et japonisme, et d’articuler ce renversement de l’art mineur en art véritable, en « art vrai et sincère » comme il le formulerait, c’est à dire en Grand Art : « L’art japonais a fortement influencé les Impressionnistes » écrit-il, affirmant par ailleurs que « les Japonais sont les premiers impressionnistes du monde » (cité par S. Inaga) Le japonisme fonctionne ainsi comme un révélateur et une justification de toutes les idiosyncrasies impressionnistes (eux que l’on appela tout d’abord les « Japonais », comme le signale Castagnary en 1874) : plein air, importance de la nature, clarté, couleurs crues, absence de clair-obscur, touche esquissée, simplification des formes – soit autant de défauts aux yeux de la critique, qui se retournent en qualités essentielles sous la plume de Duret et de son prisme japonais.

Enfin, c’est dans le texte du recueil consacré à Édouard Manet que Théodore Duret emploie pour la première fois une expression promise à une certaine postérité : la fameuse « valeur intrinsèque de la peinture en soi », ces « mérites de la palette [qui] correspondent à l’originalité du style chez l’écrivain » – pré-formalisme qui correspond à l’ « art fait d’onguents et de couleurs » de Mallarmé (également à propos de Manet), ou au livre « presque sans sujet » de Flaubert. Ce premier pas vers une autonomisation formaliste de la peinture permettait entre outre de circonscrire la révolution Manet à des questions formelles, et d’esquiver l’étrangeté et le maniérisme de ses œuvres (détournements chiffrés, mélange impur des genres et des hiérarchies, réflexions acerbes sur son temps, rapport ironique et mélancolique à la tradition, jeu subversif avec l’imitatio). Cette insistance sur la « peinture en soi » était également l’expression d’une dépolitisation radicale de Courbet, Manet et d’autres artistes qu’il défendait, et qui correspondait à son retrait personnel du débat politique.

Il faut en effet envisager les soubassements idéologiques et biographiques qui déterminent la pratique critique de Théodore Duret au prisme de sa relation à la politique. De ses échec répétés à la députation, et de sa désillusion vis à vis de l’action politique nait l’association, récurrente dans ses écrits, de la politique et du théâtre, cette « scène » des egos et des passions inavouées, véritable théâtre d’ombres : « Dans Paris, je ne suis plus ni acteur, ni citoyen. Qu’on m’accorde au moins les privilèges d’un spectateur payant, qu’on me laisse sur l’asphalte assister aux péripéties du spectacle et attendre le dénouement », écrit-il, amer (lettre citée par S. Inaga). Ce refus de la politique est un dégoût de la théâtralité, et en conséquence, un refus de la stratégie, des faux-semblants, de la théorie, des obscurités et des impuretés. C’est en partie au prisme de ce déchirant retournement de vocation qu’il faut envisager son éloge inlassable de la sincérité, de la clarté et de la neutralité, ainsi que son insistance sur les pures qualités formelles de l’art, qu’il était persuadé de retrouver chez Manet et les impressionnistes.

Ces qualités (autonomie, neutralité, clarté), il souhaite également les appliquer à sa propre pratique d’écriture. A partir des années 1900, au moment où l’histoire de l’art en tant que discipline est en plein phase d’institutionnalisation, Théodore Duret passe d’une critique engagée et défensive à la rédaction d’une grande histoire objective de Manet et des impressionnistes – bien qu’il s’agisse en réalité de l’édification d’une véritable légende dorée. Cette prise de distance, qui correspond à son retrait définitif de la fabrique de l’Histoire, est censée doter son récit d’une autorité impersonnelle et définitive. Ainsi, son grand ouvrage sur Édouard Manet, (Histoire d’Édouard Manet et de son œuvre, 1902), n’a pas été composé dans l’optique d’un critique ou d’un écrivain d’art, mais bien selon les méthodes positives d’un historien d’un genre particulier : « Je cherche à faire de l’histoire qui soit autre chose que ce que Thiers, Michelet, chacun en son genre, ont appelé de ce nom ; […] sans compter que je ne flatte personne, que je ne fait pas biographie » confie-t-il dans une lettre à Mallarmé, alors qu’il remercie Jean Dujardin de ses compliments : « Votre lettre m’a cependant fait grand plaisir, parce que ce que vous trouvez dans mon livre est ce que j’ai cherché à y mettre. La simplicité du style et du récit et l’impartialité de celui qui essaie de voir de haut ! […] deux qualités qui me paraissent les qualités maîtresses  de l’historien […] » Son idéal personnel de l’historiographie se trouve ainsi formulé dès 1868 dans le compte-rendu d’un ouvrage historique : « Le récit s’enchaîne et se déroule sans phases, presque sans réflexions, à première vue, il est pour ainsi dire nu […] procédant analytiquement sans plus de passion qu’un procès verbal […] ». A propos de son histoire des peintres impressionnistes publiée en 1906, Louis Vauxcelles louera enfin « Le ton froid et sobre, la composition achevée, les idées puissamment enchaînées, les faits présentés en toute simplicité objective sans ce besoin de mélodrame où se guident tant de pseudo historiens. » Soit autant de qualités qui sont précisément celles d’une « histoire objective » très en vogue à la fin du XIXe siècle, et qui correspondent ironiquement à l’esthétique polie, transparente et neutralisée de cet « art bourgeois » qu’il abhorre.

Il commence donc à mettre en œuvre cet exercice de purification et de distanciation dans ses écrits sur Manet, dont il devient le véritable cicérone : responsable de la vente aux enchères des œuvres du peintre juste après sa mort, membre du comité d’organisation de la rétrospective de 1884 aux côtés d’Émile Zola, Edmond Bazire et Antonin Proust, organisateur de la rétrospective du Salon d’automne de 1905, celui dont Manet réalisa le portrait en 1868 jouit au début du siècle de l’aura du témoin direct et de l’ami proche qui avait accès aux processus créatifs de l’artiste. Son Manet, qui sera traduit en allemand, anglais, espagnol et japonais, est envisagé comme la première étude globale, factuelle et scientifique de l’œuvre du peintre d’Olympia et devient le bréviaire de la critique pendant presque trente ans, régulièrement réédité, cité et loué à la moindre occasion. Son grand ouvrage sur Les Peintres impressionnistes : Claude Monet, Sisley, C. Pissarro, Renoir, Berthe Morisot (1906) procède de la même méthode positiviste : Duret fait de l’histoire, non de la critique, et cherche à donner une vision objective de cette aventure impressionniste, dont Manet serait l’origine (« C’est alors que Manet survint »), avec Corot et Courbet comme figures tutélaires. L’impressionnisme de Duret pourrait être résumé en une marche progressive et évolutive vers la plus grande simplicité et la plus grande clarté – des formes, des intentions et du discours. La révolution picturale de Manet et ses amis devient ainsi sous sa plume une évolution enracinée vers le clair, le simple, le vivant. « Bannir le mystérieux, le merveilleux, et ne pas croire à l’incompréhensible » : Duret a certainement fait sienne cette consigne de Courbet à Proudhon, qu’il applique à sa propre pratique d’historien, et qui contamine inévitablement sa vision des œuvres qu’il ausculte. Mais à force de neutralité et de distance, il finit précisément par « neutraliser » ses objets d’étude, qui apparaissent dès lors étrangement lointains, figés, désincarnés – terrible ironie pour le chantre de l’ « art vivant » et le champion de la sincérité et de la fidélité.

Sur de larges pans de sa vie, cet historien est resté étrangement évasif, comme si la mise à distance qu’il préconisait dans son écriture de l’Histoire s’était également appliquée vis à vis de la sienne. Les détails de son enfance, de sa jeunesse restent vague, et ses relations avec les grands acteurs de la vie intellectuelle, artistique ou politique de son temps demeurent lointaines, esquissées, comme s’il rechignait à documenter ce rôle de témoin considérable, par modestie ou conviction éthique : le refoulement de son histoire personnelle – pourtant si riche et singulière –  est bien le préalable de sa pratique historique distanciée. Adolphe Tabarant s’était aperçu, abasourdi, qu’il n’avait jamais souhaité publier les nombreuses et précieuses lettres en sa possession, et qu’il était incapable d’ « estimer à leur juste valeur faits et documents originaux » comme s’en désolera John Rewald, qui constate, lucide : « Quoique “témoin” par excellence de “l’époque héroïque” de l’impressionnisme, Duret n’a su tracer ni des portraits vivants de ses amis peintres, ni faire usage des nombreuses lettres qu’il en avait reçues. » (Histoire de l’impressionnisme) Lui qui avait traversé le(s) monde(s), qui connut Zola, Mallarmé, Wilde, Van Gogh, Whistler, Clemenceau, Cernuschi, Manet, Monet et les autres n’a pas laissé de Mémoires, sous quelques formes que ce soit – incroyable gâchis, d’autant plus qu’il est volontaire. Cette impersonnalité qu’il mit dans ses ouvrages, et qu’il tenait pour le gage de la solidité, de l’acuité et de l’atemporalité de son récit, fut paradoxalement à l’origine de leur vieillissement prématuré, et de l’impression un peu fantomatique que l’on éprouve en lisant ses ouvrages sur Manet ou les impressionnistes, qu’il connut pourtant intimement. Ainsi, les « cinq cents ans » qu’il lui semblait avoir traversé, les cinq cents vies qu’il avait effectivement vécues, ses écrits n’en portent malheureusement que peu de traces. « En vérité, est-ce bien [lui] qui [fut] là ? » À la lecture de ses œuvres, le vertige de Duret est étrangement le nôtre.

 

Principales publications

 Ouvrages, préfaces et catalogues d’exposition

  •  Les peintres français en 1867. Paris : E. Dentu, 1867.
  • Voyage en Asie, le Japon, la Chine, la Mongolie, Java, Ceylan, l’Inde. Paris : Michel Levy, 1874.
  • Histoire de quatre ans, I, II et III. Paris : G. Charpentier, respectivement 1876, 1878 et 1880.
  • Les Peintres impressionnistes. Paris : H. Heymann et Perois, 1878.
  • Le peintre Claude Monet. Paris, G : Charpentier, 1880. Notice suivie du catalogue des œuvres exposées dans la Galerie du Journal illustré La Vie Moderne, à partir du 7 juin 1880.
  • Claude Monet, exposition à la Galerie Durand-Ruel, mai 1882.
  • Tableaux, pastels, études, dessins, gravures d’Édouard Manet, vente des 4 et 5 février 1884. Paris, 1884. Préface du catalogue.
  • Critique d’avant-garde. Paris : G. Charpentier, 1885. (recueil d’articles).
  • Histoire de France de 1870 à 1873, 2 vol. Paris : G. Charpentier et E. Fasquelle, 1893.
  • Catalogue des tableaux et pastels composant la collection de M. Théodore Duret dont la vente aura lieue le 19 mars 1894. Paris : Imprimerie de G. Petit, 1894. Préface.
  • Bibliothèque Nationale. Département des estampes. Livres et albums illustrés du Japon, réunis et catalogués par Théodore Duret. Paris : Ernest Leroux, 1900.
  • Essais de critique sur l’histoire militaire des Gaulois et des Français. Paris : Éditions de la Revue Blanche, 1901.
  • Histoire d’Édouard Manet et de son œuvre, avec un catalogue des peintures et des pastels. Paris : H. Floury, 1902 (rééd. 1906, 1919, 1926).
  • Exposition des œuvres de l’école impressionniste. Paris : Galerie Bernheim-Jeune, avril 1903. Préface.
  • Histoire de J.M. Whistler et de son œuvre. Paris : H. Floury, 1904.
  • Histoire des peintres impressionnistes, Pissarro, Claude Monet, Sisley, Renoir, Berthe Morisot, Cézanne, Guillaumin. Paris : H. Floury, 1906 (rééd. 1913, 1919, 1939).
  • Les Napoléons, réalité et imagination. Paris : H. Fasquelle, 1909.
  • Préface pour Manet, 35 tableaux de la Collection Pellerin, exposition à la Galerie Bernheim-Jeune. Paris, 1910.
  • Salon d’automne : catalogue des ouvrages de peinture, sculptures, exposés au Grand Palais des Champs-Elysées du 1er octobre au 8 novembre 1911. Paris : Impr. Kugelmann, 1911. Préface.
  • Vue sur l’histoire de la France moderne. Paris : H. Fasquelle, 1913.
  • Vincent Van Gogh. Paris : Bernheim-Jeune, 1916.
  • Courbet. Paris : Bernheim-Jeune, 1918.
  • Lautrec. Paris : Bernheim-Jeune, 1920.
  • Manet y Espagña. Paris : Bernheim Jeune, 1927. (Publication posthume)

Principaux articles

  • « Richard Wagner aux Concert populaires », La Tribune, 26 décembre 1869, n.p.
  • « M. Jules Soury et la philosophie de l’évolution : études historiques sur les religions, les arts, la civilisation de l’Asie antérieure et la Grèce ; Les Premiers Principes par Herbert Spencer », Le Siècle, 12 février 1877, n.p.
  • « James Whistler », Gazette des Beaux-Arts, T. XXIII, avril 1881, p. 365-369.
  • « Expositions de la Royal Academy et de la Grosvenor Gallery », Gazette des Beaux-Arts, XV, Juin 1882, p. 617-620.
  • « L’art japonais. Les livres illustrés, les livres imprimés. Hokusai », Gazette des Beaux-Arts, XXVI, août 1882, p. 113-131.
  • « Les expositions de Londres. Dante Gabriel Rossetti », Gazette des Beaux-Arts, XXVIII, juillet 1883, p. 49-58.
  • « Exposition d’hiver de la Royal Academy et de la Grosvenor Gallery. Sir Joshua Reynolds et Gainsborough », Gazette des Beaux-Arts, T. XXIX, avril 1884, p. 327-333.
  • « Whistler », La Revue indépendante, T. II, n° 4, février 1887, p. 255-259.
  • « La gravure japonaise », Le Japon artistique, n°7, 1888, p. 73-79.
  • « L’art japonais », La Plume, n°108, 15 octobre 1893, p. 421-423.
  • « Degas », The Art Journal, 1894, p. 204-208.
  • « Enquête sur la Commune », La Revue blanche, XII, n°91, 15 mars 1897, p. 284-286.
  • « Une nouvelle histoire de Napoléon », La Revue blanche, XIII, n°98, 1 juillet 1897, p. 5-15.
  • « Petite gazette d’art – Le Musée Cernuschi », La Revue blanche, XVI, n°122, 1er octobre 1898, p. 381-386.
  • « Quelques lettres de Manet et de Sisley », La Revue blanche, XVIII, n°139, 15 mars 1899, p. 433-437.
  • « Le Nationalisme », La Revue blanche, XXVII, n°212, 1er avril 1902, p. 481-488.
  • « Claude Monet und der impressionismus », Kunst und Künstler : illustrierte Monatsschrift für Kunst und Kunstgewerbe, 2, 1904, p. 233-242.
  • « Camille Pissarro », Gazette des Beaux-Arts, XXXI, mai 1904, p. 395-405.
  • « Renoir », Kunst und Künstler : illustrierte Monatsschrift für Kunst und Kunstgewerbe, 4, 1906, p. 281-294.
  • « Cézanne », Kunst und Künstler : illustrierte Monatsschrift für Kunst und Kunstgewerbe, 5, 1907, p. 93-104.
  • « Courbet, graveur et illustrateur », Gazette des Beaux-Arts, XXXIX, mai 1908, p. 421-432.
  • « Zola et Manet », Bulletin de l’Association Émile Zola, n°2, juillet 1910, p. 50-56.
  • « Gustave Courbet », Kunst und Künstler : illustrierte Monatsschrift für Kunst und Kunstgewerbe, 9, 1911, p. 617-626.
  • « Un grand peintre de Provence, Paul Guigou », L’Art et les artistes, XV, juin 1912, p. 97-103.
  • « Les portrais peints par Manet et refusés par leurs modèles », La Renaissance de l’art français, 1918, p. 149-153.
  • « Quelques souvenirs de Courbet et de Zola », Le Bulletin de la vie artistique, 15, janvier 1922.
  • « Le Bon Bock », La Renaissance de l’art français, mars 1923, p. 119-122.

Bibliographie critique et sélective

  •  Borgmeyer Charles Louis. – « A Few Hours with Duret ». Fine Arts Journal, vol. 33, 5, novembre 1915, p. 482-502.
  • Tabarant, Adolphe. – « Quelques souvenirs de Théodore Duret ». Le Bulletin de la vie artistique, 2, 15 janvier 1922, p. 31-33.
  • Meier-Graefe Julius. – « Théodore Duret », Frankfurter Zeitung, 48, 19 janvier 1927, n.p.
  • Bizardel Yvon. – « Théodore Duret, an early friend of the Impressionists ». Apollo, 100, 1974, p. 146-155.
  • Bonniot Roger. – « Un grand Saintais oublié en sa province : Théodore Duret ». La Revue de la Société d’Études folkloriques du Centre-Ouest, mai 1986, p. 487-502.
  • MacDonald Margaret F., Newton Joy. – « Correspondence Duret-Whistler ». Gazette des beaux-arts, 6. Pér. 110, 1987, p. 150-164.
  • Inaga Shigemi. – « Théodore Duret et le Japon ». Revue de l’art, 79, 1988, p. 76-82.
  • Inaga Shigemi. – Théodore Duret (1838-1927). Du journaliste politique à l’historien d’art japonisant. Contribution à l’étude de la critique artistique dans la deuxième moitié du XXe et au début du XXe siècles. Thèse de doctorat, sous la direction d’Anne-Marie Christin, 3 vol., Université Paris VII, mai 1988.
  • Riout Denys, préface et notes pour Théodore Duret, Critique d’avant-garde. Paris : École nationale supérieure des beaux-arts, 1998, p.
  • Loyrette Henri. – « Manet pour Duret, Duret pour Manet ». In Mélanges en hommage à Françoise Cachin. Paris : Gallimard, Réunion des musées nationaux, 2002, p. 118-125.
  • Chang Tin. – « Collecting Asia : Théodore Duret’s ”Voyage en Asie” and Henri Cernuschi’s Museum ». Oxford Art Journal, vol. 25, 1, 2002, p. 19-34.
  • Frankiss Charles C. – « Camille Pissarro, Théodore Duret and Jules Berthel in London in 1871 ». The Burlington Magazine, 146, 2004, p. 470-472.
  • Nessler Marie-Chantal, Royer Françoise. – Théodore Duret, entre négoce de cognac et critique d’art. Saintes : Croît vif, 2010.

Sources identifiées

 La Rochelle, archives de la Charente-Maritime

  • CM4/17 à 19. Documents relatifs aux élections législatives de 1963 et 1869.

Paris, archives de la Marie du IXe arrondissement

  • Acte de décès de Théodore Duret.

Paris, Archives nationales

  • Fd. III, BB 21-30 et BB 21-24
  • Fl d III 19/14
  • Duret F 21 4445 (1894-1895)
  • F 21 4445

Paris, archives de Paris

  • D 60 E3 64 (procès verbal pour la vente publique du 15 février 1897)
  • D43 E3 65 (pour la vente d’après décès).

 Paris, archives des directions de l’enregistrement :

  • « Instruction de l’enregistrement des domaines et du timbre : Formule de déclaration de mutation par décès : succession de M. Duret ».

Paris, archives Durand-Ruel

  • Correspondance entre Théodore Duret et Paul Durand-Ruel.

Saintes, bibliothèque municipale

  • Manuscrits de Théodore Duret des publications destinées à la Revue Blanche.

Saintes, service de l’état civil

  • Actes de naissance de Théodore Duret.
  • Archives du Maître Éric Lanquest : dossier de succession de Théodore Duret, y compris son testament autographe.