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PETRUCCI, Raphaël
Mis à jour le 12 janvier 2010(14 octobre 1872, Naples – 17 février 1917, Paris)
Auteur(s) de la notice :
LEFEBVRE Eric
Profession ou activité principale
Sociologue, historien de l’art, orientaliste
Autres activités
Critique, traducteur
Sujets d’étude
Histoire de l’art chinois (peinture et sculpture), histoire de l’art japonais (peinture, sculpture), esthétique extrême-orientale
Carrière
À partir de 1875 : années d’enfance à Paris
Dès 1880 : scolarité à l’école Fénelon de La Rochelle, puis au lycée Janson-de-Sailly à Paris
1889 : s’inscrit à un atelier de peinture, rencontre Henri Rivière (1864-1951)
1890 : fréquente le musée Guimet, rencontre Édouard Chavannes (1865-1918)
1890-1893 : séjour à Genève ; fait partie du cercle de Barthélemy Menn (1815-1893) qui lui confie un cours d’éducation artistique
1896 : s’installe en Belgique ; titulaire de la chaire d’esthétique positiviste de l’Université nouvelle de Bruxelles
1897 : sous-directeur de l’Institut d’hygiène
1898 : épouse Claire Verwée, fille du peintre Louis-Pierre Verwée
1902 : conseiller scientifique de l’Institut de sociologie Solvay
1915 : sur le front en Belgique, sous-directeur et administrateur de l’ambulance Océan
Fin 1915 : à Paris, étude du tibétain ; pressenti pour une chaire à l’École pratique des hautes études
1917 : meurt à Paris
Étude critique
De père italien et de mère française, Raphaël Petrucci est né à Naples le 14 octobre 1872. Il passe son enfance et les années les plus décisives de sa formation à Paris. Son parcours d’étudiant, partagé entre les sciences et les arts, témoigne de ses aspirations. Cette ambivalence se traduit dans les travaux de sociologie et d’histoire de l’art qui constituent son œuvre. Elle permet également de préciser le point de vue de Petrucci historien de l’art, point de vue profondément influencé par l’approche du sociologue. Titulaire de la chaire d’esthétique positiviste à l’Université nouvelle de Bruxelles depuis 1896, il développe une conception anthropologique de l’art. À cet égard l’ouvrage qu’il intitule Sentiment de la beauté au XIXe siècle en 1909 est représentatif de sa méthode. Petrucci s’y propose d’appréhender l’œuvre d’art « comme un document propre, se suffisant à soi-même, assez complexe pour refléter toute la vie sentimentale ou consciente d’un peuple ». Cet essai a pour ambition de retracer l’histoire du sentiment esthétique depuis l’antiquité jusqu’à la fin du XIXe siècle, âge où une certaine relativité du goût aboutit à « la libération » du jugement esthétique qui a permis à « l’homme du XIXe siècle » de « juger avec plus de pénétration et plus de justice des formes d’art réalisées avant lui […] de sentir l’art de l’Égypte de l’Assyrie, comme celui de l’Orient et enfin de l’Extrême-Orient ».
L’intérêt de Raphaël Petrucci pour les arts de l’Extrême-Orient s’est manifesté dès ses années de formation, vers 1890. Tenté par la carrière de peintre, il fréquente les artistes du Chat noir et rencontre Henri Rivière. Dans le sillage du courant japoniste, il s’éveille tout d’abord aux arts de l’Extrême-Orient dans une perspective d’amateur et d’artiste. Néanmoins il entreprend dès cette époque l’apprentissage de l’épigraphie chinoise sous la direction d’Édouard Chavannes. La première mission menée par le grand sinologue dès 1893 peut en effet être considérée comme le début d’une nouvelle ère dans la connaissance de l’antiquité chinoise. Les missions archéologiques, comme celles d’Aurel Stein ou Paul Pelliot, se multiplient et mettent à la disposition des chercheurs occidentaux une documentation de première main sous la forme de peintures et de manuscrits, d’estampages, de photographies et de relevés qui renouvelle radicalement leur vision de l’art oriental. Bien qu’il ne se soit pas rendu personnellement en Extrême-Orient, Raphaël Petrucci est de ceux qui saluent ces découvertes et se consacrent à l’étude des nouveaux matériaux rapportés par ses contemporains. Ainsi Les Documents de la mission Chavannes, une étude publiée en 1910, fait suite à la publication des premiers résultats de la mission de 1907. À partir des séries d’estampages des bas-reliefs Han du Wu liang ci et du sanctuaire bouddhique de Longmen rapportés par Chavannes, Petrucci développe une série de remarques d’ordre technique et iconographique bien caractéristiques de sa méthode et de son temps. Il est ainsi question de l’étendue géographique et historique du culte néolithique de la hache, du rôle de l’Inde et de l’Asie Centrale dans la formation de l’image du phénix et du dragon dans la Chine impériale ou de la transformation des figures de gardiens dans la statuaire bouddhique depuis l’Inde jusqu’au Japon. Cette étude est révélatrice du point de vue de Petrucci, qui suit depuis l’Europe les découvertes faites sur les sites qui ponctuent la route de la soie depuis le Gandhara jusqu’en Chine et cherche à les intégrer pour mettre en évidence le voyage des motifs et des techniques à l’échelle du continent eurasiatique. Une autre de ces études intitulée Chronique d’archéologie extrême-orientale, pourrait presque être considérée comme un manifeste en faveur du décloisonnement des disciplines et de la méthode comparatiste : publié par la Société franco-japonaise de Paris, il entreprend de souligner de manière systématique le rôle des influences étrangères à propos de sujets aussi différents que l’origine des haniwa, l’art bouddhique japonais ou la peinture contemporaine japonaise. À la suite de ces recherches, il est invité à examiner les peintures bouddhiques de la mission Aurel Stein conservées au British Museum. Cette étude, débutée dès 1911, sera publiée en 1916 dans les annales du musée Guimet : elle confirme l’autorité qu’on lui reconnaît alors en Europe en matière de peinture chinoise.
Pleinement conscient de l’importance capitale des documents révélés par ses contemporains, Raphaël Petrucci n’en reste pas moins convaincu de la valeur primordiale des connaissances véhiculées par la tradition savante chinoise. L’étude intitulée L’Épigraphie des bronzes rituels de la Chine ancienne est particulièrement éloquente à cet égard. Dans cet article principalement consacré à la dénomination chinoise des bronzes archaïques qui commande traditionnellement leur typologie, il précise les conditions dans lesquelles les catalogues publiés par les collectionneurs et les savants chinois depuis l’époque des Song jusqu’au XIXe siècle peuvent être mis au service de l’archéologie moderne. Parallèlement il s’en prend à ceux de ses collègues qui disqualifient trop rapidement l’estampage, traditionnellement utilisé par les épigraphistes chinois, au profit de la photographie. C’est peut-être ce respect des sources chinoises qui devait l’amener à entreprendre la traduction du manuel de peinture Les Enseignements du jardin grand comme un grain de moutarde, un ouvrage qui révèle, en même temps que la technique de création et les matériaux constitutifs des œuvres, la vision du monde des peintres chinois.
Malgré l’étendue de la curiosité de Petrucci pour les arts de l’Extrême-Orient la peinture chinoise constitue le cœur de ses recherches. Plus de la moitié des publications de Petrucci entre 1910 et sa mort lui sont dédiées. Par ailleurs tel article traitant, par exemple, de la sculpture de l’époque des Han, se révèle parfois être l’occasion de formuler des hypothèses quant à la nature de la peinture chinoise des périodes les plus reculées. Les différentes monographies consacrées par Raphaël Petrucci à la peinture chinoise, catalogue d’exposition, manuel ou traduction sont de nature complémentaire. L’exposition de peinture chinoise présentée au musée Cernuschi en 1912 a donné lieu à un catalogue rédigé en collaboration avec Édouard Chavannes. L’ambition des auteurs était de mettre à la disposition des lecteurs par le biais d’une traduction in-extenso des inscriptions portées sur les peintures et de les accompagner d’un commentaire précisant l’identité des auteurs, les codes de représentations, les allusions historiques ou littéraires. Il s’agissait de réunir les conditions objectives à un jugement esthétique, mais aussi à une expertise des peintures exposées. Par bien des aspects l’exposition organisée par Henri d’Ardenne de Tizac, conservateur du musée Cernuschi, ressemble à un laboratoire. Afin d’être soumises au regard critique, les œuvres, empruntées à des collections privées dont celle de Petrucci, ont été regroupées par genre et forment des séries : les peintures d’aigles attribuées à l’empereur Huizong des Song voisinent avec les chevaux portant la signature de Zhao Mengfu. Il s’agissait d’ébaucher modestement un mouvement de recherche comparable au travail réalisé pour les primitifs italiens afin de préciser attributions et datations. Les conclusions de Petrucci sont en partie évoquées dans Les Peintres chinois : « le nombre de peintures de chevaux attribuées à ce maître [Zhao Mengfu] est incommensurable, il est hors de doute que l’énorme majorité d’entre elles ne sont pas de sa main. » Ce jugement laisse entrevoir le fait que Petrucci, historien de l’art, mais aussi collectionneur, faisait figure d’expert dans l’Europe du début du XXe siècle. Malgré l’exactitude de ses jugements d’ensemble, les attributions de Petrucci semblent souvent généreuses lorsqu’on les considère au cas par cas. Elles traduisent l’écart entre le haut niveau d’exigence scientifique du texte de Chavannes et de Petrucci et le nombre infime de pièces de comparaisons accessibles à l’époque, ne serait-ce que par le biais de reproductions. Cet accès limité aux sources explique en partie les lacunes qu’un critique actuel ne peut manquer de relever dans l’exposé chronologique proposé par Petrucci dans Les Peintres chinois. Néanmoins cet ouvrage de vulgarisation publié dans la collection « Les Grands Artistes » se distingue par sa volonté de synthèse entre les données récentes de l’archéologie et les éléments provenant de l’historiographie chinoise : il entendait livrer à ses contemporains le dernier état des recherches en cours.
Quel que soit l’intérêt des livres mentionnés ci-dessus, ils restent des ouvrages de circonstance, liés à un projet d’exposition, à la vie d’une collection éditoriale. L’entreprise de grande ampleur à laquelle le nom de Petrucci reste aujourd’hui attaché est la traduction du traité de peinture l’Enseignements du jardin grand comme un grain de moutarde. Si l’on considère que le texte traduit par Petrucci fut publié une première fois en 1912 dans la revue Toung Pao, et que l’édition définitive ne fut publiée qu’en 1918, un an après la mort de l’auteur, on peut considérer que cet ouvrage fut le chantier majeur des dix dernières années de Petrucci. De manière paradoxale pour une traduction, cette œuvre est peut-être l’une des plus personnelles de l’auteur. Le texte est en effet accompagné d’un appareil critique aussi conséquent que le texte original. La qualité de reproduction des gravures de ce bel in-folio trahit le goût personnel de Petrucci, qui fut l’auteur des gravures d’un Candide. Ce traité de peinture dont les nombreuses planches illustrent tous les genres de peintures était sans conteste le plus populaire parmi les peintres chinois de la dernière dynastie. Son influence avait même gagné le Japon et il avait déjà suscité l’intérêt des voyageurs et sinologues occidentaux. Aux yeux de Petrucci il a en effet l’avantage de « rassemble[r] les plus vieilles lois de l’esthétique extrême-orientale » et de présenter tout à la fois des éléments « philosophiques, historiques ou techniques ». Ouvrage collectif et impersonnel, il correspond bien à la perspective anthropologique définie par Petrucci dans Le Sentiment de la beauté au XIXe siècle. Pour ces raisons, Petrucci n’hésite pas à lui apposer le titre d’Encyclopédie de la peinture chinoise. Ce titre trahit l’originalité du projet qui, au-delà de la simple traduction, n’hésite pas à transposer les propos du traité de peinture dans le champ de la technique moderne familière au lecteur occidental. Pour ce faire, Petrucci puise dans sa vaste culture scientifique : non seulement il précise la composition chimique des différents pigments et matériaux traditionnels de la peinture chinoise, mais il va jusqu’à relever la justesse des procédés de représentations de paysage en termes géologiques ou optiques. La meilleure illustration de cette méthode concerne la perspective. Pour lutter contre « cette affirmation déjà vieillotte : “que la peinture d’Extrême-Orient ne connaît pas la perspective” », Petrucci compare les écrits de Wang Wei et de Léonard de Vinci et constate après une longue analyse de la perspective atmosphérique chez les deux peintres « qu’ils parlent la même langue et que, quelle que soit la différence dans l’inspiration et les moyens techniques, l’observation directe et compréhensive de la nature devait se traduire de la même façon ». Il manifeste ainsi sa rupture avec une interprétation de la peinture chinoise qui remonte aux premiers écrits des missionnaires jésuites, opinion encore largement répandue en son temps, et qui impliquait de manière plus ou moins explicite la supériorité de la peinture occidentale. En ce sens l’œuvre de Petrucci participe à la promotion de la peinture chinoise en termes de valeur, pour la placer définitivement sur un pied d’égalité avec la peinture occidentale. Par bien des aspects de sa pensée, Raphaël Petrucci semble un précurseur en marge des préjugés de son époque. En tant qu’historien de l’art, il se refuse à condamner la production picturale de la dernière dynastie chinoise au nom d’une prétendue décadence. Ailleurs Petrucci se révèle soucieux de l’intégrité culturelle des œuvres, comme lorsqu’il souligne la valeur du montage traditionnel en rouleau, à une époque ou de nombreuses peintures chinoises et japonaises étaient transposées sur toile et tendues sur châssis à l’occidentale. Enfin, certaines de ses prises de position pourraient être aujourd’hui considérées comme un engagement en faveur de la défense d’un patrimoine chinois menacé : ainsi lorsqu’il espère une époque prochaine où « les recherches archéologiques auront pu remplacer le pillage éhonté des mercantis ou la dévastation imbécile des troupes coloniales ».
S’il fallait circonscrire l’influence des écrits de Petrucci, la réédition récente de deux livres constituerait sans doute un indice pertinent. Il s’agit d’Enseignements du jardin grand comme un grain de moutarde, et de La Philosophie de la nature dans l’art d’Extrême-Orient. Ces deux ouvrages semblent complémentaires : tandis que le premier présente la culture visuelle et technique du créateur, le second évoque l’environnement philosophique et religieux de la création. Dans La Philosophie de la nature dans l’art d’Extrême-Orient, la peinture de la Chine et du Japon est en effet considérée à la lumière de la pensée taoïste ou confucéenne, et des sensibilités religieuses bouddhistes et shinto. L’œuvre est fondée sur l’exposé d’un principe commun à la peinture chinoise et japonaise à savoir la relation intime de l’artiste à la nature. Ce projet participe de l’émergence d’une vision unifiée de l’art extrême-oriental déjà affirmée par Ernest Fenollosa et Okakura Kakuzo, une conception qui s’imposera comme modèle de l’historiographie et de la muséographie occidentales au XXe siècle. Parmi les historiens de l’art et les sinologues actuels, certains, comme François Cheng, soulignent l’importance d’un ouvrage comme La Philosophie de la nature dans l’art d’Extrême-Orient. L’approche de l’esthétique orientale mise en œuvre par Petrucci dans ce livre préfigure en effet par certains aspects l’interprétation d’inspiration structuraliste de la peinture chinoise proposée par l’auteur de Vide et Plein, le langage pictural chinois (1979). Enfin, dans le contexte actuel de mondialisation culturelle, il n’est pas surprenant que les œuvres de Petrucci accessibles sur Internet soient promises à une belle fortune : leur auteur n’écrivait-il pas « que le moment est venu où une civilisation générale semble vouloir se constituer sur la terre par l’absorption des antiques dissemblances » ?
Éric Lefebvre, conservateur du patrimoine, musée Cernuschi
Principales publications
Ouvrages et catalogues d’expositions
- Le Sentiment de la beauté au XIXe siècle. Bruxelles : impr. de Hayez, 1909, 84 p., Académie royale de Belgique. Classe des lettres. Mémoires, 2e éd., t. VI, fasc. 1.
- L’Art d’Extrême-Orient. Bruxelles : Maeck-Jaminon, 1909, 40 p.
- La Philosophie de la nature dans l’art d’Extrême-Orient : illustré d’après les originaux des maîtres du paysage des VIII au XVIIIe siècle [préface de François Cheng]. Paris : Librairie Renouard/H. Laurens, 1910 ; H. Laurens, 1911 ; You Feng, 1998, 160 p.
- Les Peintres chinois, étude critique. Paris : H. Laurens, 1912, 1913, 1927 (« Les Grands Artistes, leur vie, leur œuvre »).
- Édouard Chavannes, Raphaël Petrucci. – La Peinture chinoise au musée Cernuschi (avril-juin 1912). Bruxelles : G. Van Oest, 1914, 98 p. (« Ars asiatica », 1).
- « Kiai-tseu-yuan houa tchouan », les enseignements de la peinture du jardin grand comme un grain de moutarde. Encyclopédie de la peinture chinoise. Paris : Henri Laurens, 1918.
Articles
- « Les Caractéristiques de la peinture japonaise ». La Revue de l’université de Bruxelles, 1907, 36 p.
- « Les Documents de la mission Chavannes ». La Revue de l’université de Bruxelles, avril-mai 1910, p. 481-509.
- « Chronique d’archéologie extrême-orientale ». Extrait du Bulletin de la Société franco-japonaise de Paris, 1911, n° 23-24.
- « Deux chroniques d’archéologie extrême-orientale ». Extrait du Bulletin de la Société franco-japonaise de Paris, 1912, n° 25-26-27.
- « L’Épigraphie des bronzes rituels de la Chine ancienne ». Journal asiatique, 1916, t. I, p. 5-76.
- « Shôtoku Taishi ». Journal asiatique, 1916, t. I, p. 364-365.
- « Le Kie tseu yuan houa tchouan ». Toung Pao, 2, 1912, n° 13, p. 43-96, 155-204, 313-350.
- « Les Peintures bouddhiques de Touen-Houang (Mission Stein) ». Annales du musée Guimet, Bibliothèque de vulgarisation, t. XLI, 1916, p. 115-140.
Sources identifiées
Pas de sources recensées à ce jour