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LENORMANT François
Mis à jour le 31 mars 2014(17 janvier 1837, Paris – 9 décembre 1883, Paris)
Auteur(s) de la notice :
JAUBERT Sabine
Profession ou activité principale
Archéologue, voyageur-érudit, sous-bibliothécaire de l’Académie des inscriptions et belles-lettres, professeur d’archéologie à la Bibliothèque nationale de France, éditeur
Sujets d’étude
Archéologie classique, archéologie orientale, archéologie chrétienne, numismatique, épigraphie, céramologie, langues anciennes, langues orientales
Carrière
1837 : naissance à Paris
1855 : premier voyage à Londres et visite du British Museum ; voit la Pierre de Rosette
1857 : prix de numismatique de l’Académie des inscriptions et belles-lettres ; licence en droit
1858 : premier voyage en Italie avec son père, Charles Lenormant
1859 : premier voyage en Grèce et mort de Charles Lenormant
1860 : deuxième voyage en Grèce avec Amélie Cyvoct-Lenormant, sa mère
Mai 1860 : première campagne de fouilles à Éleusis
Juin 1860 : départ pour la Syrie et le Liban
Octobre 1860 : retour en Grèce et seconde campagne de fouilles à Éleusis
1862 : sous-bibliothécaire de l’Académie des inscriptions et belles-lettres
1863 : troisième voyage en Grèce ; fouilles non officielles sur la voie sacrée éleusinienne
1866 : quatrième et dernier voyage en Grèce lors d’une mission géologique à Santorin ; premier passage en Grande Grèce
1869 : membre de la délégation française lors de l’inauguration du canal de Suez
1870 : participe au siège de Paris ; blessure grave à la jambe
1871 : mariage
1874 : professeur d’archéologie à la Bibliothèque nationale de France
1875 : co-éditeur avec Jean de Witte de la Gazette archéologique
1879 : deuxième voyage en Grande Grèce et fouilles à Tarente
1882 : membre de l’Académie des inscriptions et belles-lettres ; troisième voyage en Grande Grèce
1883 : mort à Paris
Étude critique
François Lenormant (1837-1883), « érudit déconcertant » (Olivier Masson, « Un érudit déconcertant », Bulletin épigraphique, 1992), s’il en est, a laissé dans son sillage une aura d’archéologue maudit, en particulier en France. Né dans un milieu propice aux études classiques et archéologiques – il est le fils de Charles Lenormant (1803-1859) et d’Amélie Cyvoct-Lenormant (1804-1894), la nièce de madame Récamier (1777-1749) – son père veut faire de lui, dès son plus jeune âge, un enfant prodige de l’archéologie. Éduqué par ce dernier dans les réserves et les bureaux du Cabinet des médailles et antiques, il suit les cours de Jules Opper (1885-1905), à l’École nationale des langues orientales. Il prend le chemin de cet archéologue idéal, décrit par Charles Lenormant dans son article « Archéologie » (Charles Lenormant, Beaux-Arts et Voyages, Paris, 1861). C’est aussi grâce à ses multiples voyages dans les musées européens que François Lenormant se forge une culture autodidacte et atypique. Polyglotte et d’une grande curiosité intellectuelle, il aborde, tout comme l’avait fait son père avant lui, les problématiques touchant au Proche et au Moyen-Orient, à l’Égypte, à l’archéologie classique, à la numismatique, à la céramologie, à l’archéologie chrétienne et à l’étude des religions de l’Antiquité. Cependant, malgré un départ prometteur avec la publication, à l’âge de quatorze ans, d’une « Lettre à M. Haze sur des tablettes grecques trouvées à Memphis » (François Lenormant, Mémoire de l’Académie des inscriptions et des belles-lettres, Paris, 1851), on ne peut écrire objectivement sur François Lenormant sans mentionner la problématique de la fraude archéologique. Le premier incident remonte à ses jeunes années et a lieu dans l’Eure, sur les terres de la propriété familiale. « Une main inconnue avait fabriqué des inscriptions qu’on découvrit avec des fragments d’antiquités à la chapelle Saint-Éloi et qui confirmait les opinions avancées par M. Lenormant sur le lieu du martyre de saint Taurin […] et certains événements de l’époque carolingienne pendant laquelle avait vécu ce pieux apôtre. » (O. Masson, op. cit. ). Malgré l’enthousiasme de son père qui, le vingt-cinq octobre 1854, lit « aux cinq classes de l’Institut une notice sur la découverte qu’il venait de faire de monuments comme on n’en trouve pas beaucoup en un siècle […] » (Charles Lenormant, Découverte d’un cimetière mérovingien à la chapelle Saint-Éloi, Paris, 1854), les inscriptions, étudiées par des philologues français, anglais et allemands, se révèlent être des falsifications archéologiques. Le père dément, le fils se tait, et c’est ainsi que commence la légende Lenormant. En effet, d’autres écrits de François Lenormant attirent l’attention des spécialistes européens sur une nouvelle fraude archéologique dans les années 1880. Dans son recueil : Recherches archéologiques à Éleusis […] (Paris, 1862), il aurait inclus des inscriptions de stèles funéraires provenant de l’île de Rhénée – la nécropole du sanctuaire d’Apollon dans l’île de Délos –, en laissant croire que ces mêmes stèles provenaient d’Éleusis. François Lenormant a également été accusé de plagiat par l’archéologue Wihelm Fröhner (1834-1925) à propos d’un texte qu’il publie en 1869 dans La Gazette des Beaux-Arts, au sujet du Trésor d’argent d’Hildesheim. Or, Wihelm Fröhner démontre que lui-même a publié, cinq mois plus tôt dans le Journal officiel un compte rendu sur le même sujet (Wihelm Fröhner, « M. François Lenormant et le Trésor de Hildesheim, Journal officiel, 25 juin 1869) et accuse, preuves à l’appui, l’archéologue français de l’avoir plagié.
Après un début d’étude critique aussi accablant, il paraît difficile, dans une optique historiographique, de percevoir François Lenormant de manière positive. Pourtant, nous allons nous attacher maintenant à démontrer comment cet « érudit déconcertant » a su apporter à l’archéologie de son époque des éléments qui ont permis à cette dernière de s’ouvrir sur le XXe siècle. La première constatation est la réception et la traduction à l’étranger de plusieurs ouvrages de François Lenormant sur l’archéologie orientale, sur la numismatique et sur le sud de l’Italie. Critiquée et mal perçue dans son propre pays, son œuvre aurait-elle connu plus de succès chez nos voisins ?
Jusque-là, François Lenormant avait été absorbé par l’Antiquité classique mais, à partir de 1865, un nouveau champ s’ouvre à ses études : l’Orient. L’apport de François Lenormant à ce domaine de l’archéologie s’analyse dans son Manuel d’histoire ancienne de l’Orient, jusqu’aux guerres médiques (Paris, 1881-1885). Il s’inscrit dans l’héritage intellectuel de Jules Oppert, de Félix Robiou (1818-1894), mais son objectif est d’amener « une réforme complète […] indispensable à introduire chez nous dans l’enseignement de l’histoire et dans les livres classiques, en ce qui touche à la première période de l’Orient, aux origines de la civilisation. » (préface du premier volume, Manuel d’histoire ancienne de l’Orient, jusqu’aux guerres médiques). Il voudrait faire de cette œuvre l’équivalent, pour l’Orient, de celle de Victor Duruy (1811-1894) pour l’histoire romaine. La réception de l’ouvrage, traduit en allemand et en anglais, est très positive. L’importance des recherches dont le résultat est réuni dans ce manuel, est évidente, mais on ne peut faire abstraction de la pensée chrétienne qui a inspiré ces pages. En effet, les recherches de François Lenormant sur les civilisations de l’Orient exposent au monde savant les civilisations qui auraient peuplé la Mésopotamie avant la civilisation assyrienne. En se fondant sur la méthode comparative, appliquée aux langues sémitiques par Jules Oppert, il essaye de mettre en évidence des analogies entre les livres sacrés de Babylone et les récits bibliques. Ces recherches aboutissent aux publications très controversées des Lettres assyriologiques sur l’histoire et les antiquités de l’Asie antérieure (Paris, 1871-1872) et de l’Essai de commentaire des fragments cosmogoniques de Bérose, d’après les textes cunéiformes et les monuments de l’art asiatique (Paris, 1871), pourtant traduites et diffusées en Europe. Une série d’études est ensuite consacrée aux populations qui ont peuplé le bassin du Tigre et de l’Euphrate. « On savait en effet que les textes cunéiformes pouvaient être divisés en deux classes dans lesquelles l’écriture […] appartenait à deux systèmes tout à fait distincts et qui paraissait correspondre soit à deux époques successives, soit à deux couches de population d’origine différente. » (Olivier Rayet, « François Lenormant », Journal des débats, mars 1884). François Lenormant reprend la deuxième hypothèse, celle déjà soutenue par son maître, Jules Oppert, mais il substitue le nom de Sumérien, donné par celui-ci au peuple primitif de la Chaldée, au nom d’Accadien. Une polémique importante secoue alors les assyriologues au sujet de la question sumérienne. Les publications de François Lenormant arrivent au moment du débat sur l’existence ou non-existence d’une autre civilisation avant la civilisation et l’écriture assyriennes. François Lenormant adhère fortement à l’hypothèse de Jules Oppert qui était arrivé à la conclusion que le cunéiforme dérivait d’anciens pictogrammes appartenant à un peuple non-sémite qu’il qualifie de peuple sumérien. Joseph Halévy (1827-1917) prend fortement position contre cette thèse et affirme que le peuple sumérien n’a jamais existé. La querelle agitera le monde de l’assyriologie pendant toute la deuxième moitié du XIXe siècle. François Lenormant prend ouvertement le parti de Jules Oppert et apporte de nouveaux éléments. Cependant, quand il traite des origines de ces civilisations et de leurs religions, ses traductions du sumérien manquent d’objectivité. Il reste, comme son père avant lui, obsédé par la quête des origines du christianisme, ce qui l’induit en erreur. Mais si l’on tient compte de ces réserves, ses ouvrages, traduits en plusieurs langues, demeurent intéressants. En effet, d’un point de vue méthodologique, et comme tous les sémitisants de son époque, François Lenormant participe à l’initiation du processus de renouvellement des sciences du langage qui s’amorce au début de XXe siècle. Dans le domaine de l’archéologie orientale, notre « érudit déconcertant » apporte ainsi des éléments importants à une meilleure connaissance de cette science, et un nombre de publications non négligeable.
Dans le domaine de la numismatique, François Lenormant publie un ouvrage important, Monnaies et Médailles (Paris, 1883), qui marque la discipline. Pour la première fois, en effet, est évoqué le concept de commercium, soit la circulation des monnaies de différents pays dans tout le bassin méditerranéen. L’ouvrage est une référence et il est également traduit en plusieurs langues.
Malgré les critiques et les querelles, l’aventure scientifique de notre savant se poursuit, en particulier d’Éleusis à Tarente. Cette évolution atypique dans la carrière de François Lenormant nous permet de suivre le mouvement général de l’archéologie du XXe siècle et son ouverture sur le bassin méditerranéen. On constate, en effet, vers le milieu du XXe siècle un déplacement de l’hellénisme de la Grèce vers la Grande Grèce. Le parcours archéologique de François Lenormant s’ouvre à deux champs d’étude essentiels à sa carrière : Éleusis – Grèce et Tarente – Grande Grèce. D’où son intérêt historiographique pour la suite de cette notice.
François Lenormant visite le site d’Éleusis pour la première fois lors du voyage en Grèce qu’il fait avec Charles Lenormant en 1859. Les fouilles entreprises à Éleusis l’année suivante par François Lenormant constituent la deuxième tentative d’exploration du site, cinquante ans après la Société archéologique anglaise des Diletantti. La motivation de l’archéologue français diffère de celle qui avait poussé son père à s’intéresser au site (Cf. Charles Lenormant, « Mémoire sur les spectacles qui avaient lieu dans les mystères d’Éleusis », Comptes rendus de l’Académie des inscriptions et belles-lettres, Paris, 1861). En effet, pour Charles Lenormant la culture religieuse était au centre de l’échafaudage des connaissances sur le sanctuaire de Déméter. Les informations données dans son recueil (Charles Lenormant, Élite des monuments céramographiques […], Paris, 1837-1861) sur les croyances d’Éleusis déterminent, à l’appui de citations éleusiniennes, des certitudes fondamentales desquelles émerge la conviction monothéiste des sujets représentés sur les vases étudiés, composés d’idéogrammes pouvant donner lieu à différents degrés d’interprétation. L’intérêt pour la culture religieuse concerne surtout Charles, le père, mais aussi François, le fils, et constitue l’expérience scientifique la plus importante commune aux deux archéologues. Avec les fouilles poursuivies en 1860 – pour lesquelles il a obtenu une subvention de 10 000 francs du ministère de l’Instruction publique et une collaboration franco-grecque – François Lenormant achève l’action rêvée par son père l’année précédente. Il choisit de commencer l’exploitation du site à partir du point dont était issu le relevé de la grande épiphanie mystique des divinités : Déméter, Perséphone et Triptolème. Il montre que l’intérêt premier du site est tourné vers la découverte d’ensembles monumentaux, en gardant l’espoir de mettre au jour des éléments relatifs à la vie religieuse. Il rejoint en cela la motivation de Charles Lenormant, mais celle-ci le pousse à une interprétation théologique de l’histoire – confirmée par l’archéologie – d’après laquelle l’antiquité conduirait à la formation culturelle et à l’évolution de la conscience chrétienne. Cependant, il a manqué à François Lenormant dans cette entreprise les véritables intérêts scientifiques qui étaient ceux de son père. Cette ambition démesurée s’explique, en partie, par les relations diplomatiques que la Grèce entretient à l’époque avec l’Angleterre. L’archéologue français centre sa méthodologie sur la fouille de matériaux de culte et, aveuglé par « la Découverte », reprend les erreurs des précédents fouilleurs. C’est dans cette optique que doivent être analysées les campagnes de fouilles de 1861 et de 1862. Au cours de ces deux campagnes, il parvient à faire déblayer les propylées du sanctuaire ainsi que la terrasse du temple de Déméter. Il décide également d’explorer les alentours du sanctuaire et, sur l’emplacement de la zone de l’église Saint-Zacharie, les fouilles mettent à jour une basilique chrétienne datant du Ve siècle, elle-même construite sur les débris d’un temple dorique plus ancien que François Lenormant voit comme celui de Triptolème. La troisième et dernière campagne de fouilles de François Lenormant à Éleusis est menée en 1863 et a pour objectif la vérification d’assertions publiées dans le recueil Monographie de la Voie sacrée éleusinienne, de ses monuments et de ses souvenirs (Paris, 1864). 1863 marque son dernier séjour en Attique et, pour des raisons politiques sur lesquelles nous revenons à la fin de ce texte, le voyageur-érudit ouvre à ses recherches un autre champ du bassin méditerranéen : la Grande Grèce, soit le sud de l’Italie.
Il règne, encore aujourd’hui, un certain flou autour des dates des voyages de François Lenormant en Grande Grèce. En 1866, lors d’un dernier voyage en Grèce, il aurait une première fois traversé les Pouilles et visité Tarente. D’après ses écrits et les témoignages archivistiques, on considère que l’archéologue français a exécuté quatre explorations dans les Pouilles, la Basilicate et la Calabre, explorations qui ont abouti à ses recueils sur la Grande Grèce. Le dernier voyage date de 1882 et entraîne un problème de santé qui causera la mort de François Lenormant. Les écrits de ce dernier sur la Grande Grèce – La Grande Grèce, paysages et histoire, Paris, 1881-1884 ; À travers l’Apulie et la Lucanie, Paris, 1883 – sont fortement controversés par le monde scientifique français : « Il dit dans sa préface que les gens du métier retrouveront facilement, s’il leur en prend fantaisie, tous les textes anciens sur lesquels s’appuie son exposition, et il n’en indique aucun. Il n’y a pas d’un bout à l’autre de l’ouvrage une seule note […] Que M. Lenormant ne s’y trompe pas, ce ne seront pas les lecteurs de journaux et de romans qui s’intéresseront au Dionysos tauriforme de l’Italie méridionale ou à l’association du culte de Déméter et d’Apollon dans le culte de Métaponte. […] Le livre est écrit pour les érudits. » (Georges Perrot (1832-1914), « La Grande Grèce », Revue archéologique, 1881, I, p. 189-191). À ces propos François Lenormant répond avec flegme : « Description des lieux et de l’aspect du pays, histoire, mythologie, archéologie monumentale, topographie et géographie, il y a un peu de pêle-mêle dans ce livre, comme l’amène naturellement la succession des localités que j’y passe en revue. C’est une sorte de bigarrure, […] que sa variété rendra, je l’espère, abordable sans fatigue à toutes les classes de lecteurs. Je m’y adresse au grand public et non pas seulement aux gens spéciaux. Je voudrais qu’il puisse être emporté comme une sorte de guide par ceux qui feront le voyage en Grande Grèce. » (François Lenormant, La Grande Grèce, paysages et histoire, 1881, I, p. IV-V). Mais les ouvrages sont mal reçus en France par les érudits et le grand public. Cependant ils sont traduits en plusieurs langues et demeurent encore de nos jours, dans une perspective historiographique, une référence, particulièrement pour les chercheurs italiens. Il est certes nécessaire de mettre de l’ordre dans la lecture des ouvrages pour pouvoir suivre l’auteur dans son voyage. Cependant, si l’on accepte la « bigarrure » et le fait que l’auteur se donne la liberté d’être tour à tour archéologue, historien, géographe et même anthropologue, beaucoup d’informations intéressantes nous sont fournies sur la Grande Grèce du XIXe siècle, terre reculée et encore mal connue de l’Europe, à cette époque. Du point du vue de l’archéologie, l’apport essentiel de François Lenormant est d’attirer l’attention des autorités italiennes sur les difficultés rencontrées par les chercheurs en Grande Grèce : « À Tarente, il serait nécessaire de charger un ingénieur de suivre les découvertes qui se font, journellement, de constructions antiques, aussitôt démolies, en construisant le Borgo Nuovo en dehors de la Porta de Lecce, sur l’emplacement d’un des quartiers principaux de la Ville antique, peut-être de l’Agora. En notant et en relevant ces trouvailles avec soin au fur et à mesure de ce qu’elles produisent, on aurait les éléments d’un plan intéressant de la Tarente grecque et romaine, lequel deviendrait impossible à faire d’ici quelques années. » (François Lenormant, « Lettre à G. Fiorelli », Rome, Archivio di Stato di Roma, Fondo AA BB AA, Busta 23 bis, 43-13.1). Il découle de cette lettre la nomination d’un archéologue, Luigi Viola, en vue de protéger les découvertes faites à Tarente. François Lenormant fait ensuite exécuter des sondages archéologiques sur les terres de la famille Giovanizzi. Le fondo Giovanizzi est fouillé par les deux archéologues, mais François Lenormant met à jour une fabrique de terres cuites, caractéristique de Tarente, dont la série des banqueteurs dispersée entre le musée archéologique national de Naples, le musée du Louvre et le musée d’Amsterdam. À Tarente, également, au sujet de la céramique italiote, il est le premier à émettre l’hypothèse suivante, qui sera confirmée au XXe siècle par les spécialistes de ce domaine : « Pour ce qui est de la peinture céramique, à laquelle appartient toujours une place importante dans l’art des cités grecques, Tarente se révèle à nous comme ayant été dès le VIe siècle une centre considérable de fabrication qui expédiait ses produits au loin dans l’Italie. » (François Lenormant, La Grande Grèce, paysages et histoire, Paris, 1881, I, p. 92). En 1883, François Lenormant obtient du ministère de l’Instruction publique, en France, et du gouvernement italien, une nouvelle mission officielle pour une nouvelle exploration du site de Tarente et pour un voyage jusqu’à Métaponte et en Calabre. L’archéologue n’a pas fouillé en Grande Grèce, comme il l’a fait à Éleusis, mais son rôle y a été important : il a attiré l’attention des gouvernements sur la région, a découvert les terres cuites de Tarente, et on peut parler d’intuition archéologique quand il définit Tarente comme le berceau de la céramique apulienne. L’historien détaille l’histoire de plusieurs villes de Grande Grèce comme, par exemple, Squillace ou Otrante. Il reprend la thèse historique de la nouvelle hellénisation de l’Italie méridionale sous les empereurs byzantins aux VIIe et VIIIe siècles. À l’appui de cette théorie, il nomme plusieurs petits villages montagnards où le grec ancien est encore parlé au XIXe siècle. Le géographe décrit la structure géologique et l’aspect du paysage. Et enfin, dans une démarche que l’on peut presque qualifier aujourd’hui d’anthropologique, l’auteur fait une étude précieuse des mœurs et des coutumes de l’époque. De même qu’il décrit le costume calabrais du XIXe siècle, il s’intéresse à l’alimentation calabraise comparée à l’alimentation de la Basilicate – recettes de cuisine à l’appui… Il réalise aussi une étude très complète des cultes de la Grande Grèce dans l’Antiquité, comme, par exemple, celui des Grandes Déesses dans l’Italie méridionale (François Lenormant, La Grande Grèce, paysages et histoire, Paris, 1881, I, p. 141). L’auteur étudie les manifestations du christianisme au XIXe dans la chronique de saints locaux, les légendes d’apparitions divines ou les coutumes funéraires. Il traite aussi de questions économiques et sociales comme la production de la pourpre tarentine depuis l’Antiquité ou les problèmes de brigandage qui durent jusque dans les années 1880. On comprend mieux, après ce bref descriptif, la perplexité du public érudit et non-érudit face à ces ouvrages. Dans quelle discipline le classer ? Comment en vérifier les assertions ? La mauvaise réputation de François Lenormant jouera en sa défaveur et les recueils seront mal reçus en France. Cependant, en Italie et ailleurs, avec une lecture qui se doit de rester critique, ils restent des références sur la Grande Grèce à la fin du XIXe siècle.
Un dernier domaine intéressant doit enfin être évoqué au sujet de François Lenormant : ses rapports avec la diplomatie. Au début de cette notice, nous avons évoqué le milieu socio-culturel dans lequel il évoluait : il connaît parfaitement tout le monde politique et intellectuel de son époque. Nous remarquons ainsi que, dans les années 1860, au moment des fouilles à Éleusis, le gouvernement grec connaît de nombreux désordres. François Lenormant obtient cependant les autorisations nécessaires aux fouilles. Mais, en 1860, lors des tueries de chrétiens qui ont lieu en Syrie, il abandonne son chantier de fouilles pour se rendre immédiatement sur place. Dans quel but ? Vers 1863, ses positions politiques, trop ouvertement affichées à Athènes, le rendent personna ingrata en Grèce. Il est obligé de quitter le pays en plein troubles et ne reviendra en Grèce qu’une dernière fois en 1866, alors qu’il accompagne une mission géologique à Santorin. Enfin, ses divers voyages à Tarente dans les années 1880 correspondent au moment de la construction de l’Arsenal. Le gouvernement italien reprenait, à l’époque, le projet lancé par Napoléon Ier qui avait posté à Tarente une garnison militaire commandée par Pierre Chordelos de Laclos, dans le but de faire de Tarente un port militaire et économique qui aurait été, au sud, l’équivalent du port de Gênes au nord. Il est intéressant de remarquer la présence de l’archéologue au moment où ce projet est remis à l’ordre du jour par le gouvernement italien. François Lenormant fait aussi partie de l’entourage de Napoléon III et de l’Impératrice Eugénie lors de l’inauguration du canal de Suez, le 16 novembre 1869. Pour l’instant, aucune archive probante ne permet de l’affirmer, mais on peut se poser la question du rôle exact de François Lenormant dans ses voyages. Le voyageur-érudit aurait-il aussi eu un rôle d’observateur pour le gouvernement français ? Personnage atypique et surprenant, érudit certes « déconcertant », François Lenormant mérite peut-être plus d’attention qu’il ne lui en a été accordé jusqu’ici.
Sabine Jaubert, docteur en histoire de l’art et archéologie de l’Antiquité
Principales publications
- Atlas d’histoire ancienne de l’Orient, antérieurement aux guerres médiques. Paris : A. Lévy fils [s. d.].
- Essai sur le classement des monnaies d’argent des Lagides. Blois : impr. de Lecesne, 1855.
- Description des médailles et antiquité composant le cabinet de M. le baron Behr. Paris : Hoffmann, 1857.
- Lettre à M. Alfred Darcel, sur les inscriptions de la chapelle Saint-Éloi et les « graffiti » de la Gaule. Paris : Dumoulin, 1858.
- Catalogue général et raisonné des camées et pierres gravées de la Bibliothèque impériale, suivi de la description des autres monuments exposés dans le Cabinet des médailles et antiques, publié par M. Chabouillet. Paris : J. Claye, 1858.
- La Question ionienne devant l’Europe. Paris : E. Dentu, 1859.
- Sur l’origine chrétienne des inscriptions sinaïtiques. Paris : impr. Impériale, 1859.
- Une persécution du christianisme en 1860 : les derniers événements de Syrie. Paris : C. Douniol, E. Dentu, 1860.
- Histoire des massacres de Syrie en 1860. Paris : Hachette, 1861, in 8°.
- Le Gouvernement des îles ioniennes, lettre à John Russell. Paris : Amyot, 1861.
- La Révolution de Grèce, ses causes et ses conséquences. Paris : C. Douniol, 1862.
- Recherches archéologiques à Éleusis, exécutées dans le cours de l’année 1860. Recueil des inscriptions. Paris : L. Hachette, 1862.
- Essai sur l’organisation politique et économique de la monnaie dans l’Antiquité. Paris : Rollin et Feuerardent, 1863.
- Monographie de la Voie sacrée éleusinienne, de ses monuments et de ses souvenirs. Paris : L. Hachette, 1864. vol.1
- La Grèce et les îles Ioniennes, études de politique et d’histoire contemporaine. Paris : Michel-Lévy frères, 1865.
- Turcs et Monténégrins. Paris : Didier, 1866.
- Description des antiquités égyptiennes, babyloniennes, assyriennes, mèdes, phéniciennes, grecques, romaines, étrusques et américaines, composant la collection de feu M. A. Raifé. Paris : impr. de A. Laîné et J. Havard, 1867.
- Essai sur un document mathématique chaldéen et, à cette occasion, sur le système des poids et mesures de Babylone. Paris : A. Lévy, 1868.
- Les Tableaux du musée de Naples gravés au trait par les meilleurs artistes italiens. Paris : A. Lévy, 1868.
- Manuel d’histoire ancienne de l’Orient jusqu’aux guerres médiques. Paris : A. Lévy fils, 1868, 2 vol. ; 2e éd., 1869, vol. 1, vol. 2, vol. 3 ; 3e éd., 1881-1885, 6 vol.
- Notes sur un voyage en Égypte. Paris : Gauthier-Villars, 1870, 2 vol.
- Essai de commentaire des fragments cosmogoniques de Bérose, d’après les textes cunéiformes et les monuments de l’art asiatique. Paris : Maisonneuve, 1871.
- Lettres assyriologiques sur l’histoire et les antiquités de l’Asie antérieure. Paris : impr. de Barousse, 1871-1872, 2 vol.
- Lettres assyriologiques, 2e série. Études accadiennes. Paris : Maisonneuve, 1873-1879, vol. 1, vol. 2.
- La Magie chez les Chaldéens et les Origines accadiennes : les sciences occultes en Asie. Paris : Maisonneuve et Cie, 1874.
- La Langue primitive de la Chaldée et les Idiomes touraniens, étude de philologie et d’histoire, suivie d’un glossaire accadien. Paris : Maisonneuve, 1875.
- Les Principes de comparaison de l’accadien et des langues touraniennes, réponse à une critique. Paris : E. Leroux, 1875.
- La Divination et la Science des présages chez les Chaldéens : les sciences occultes en Asie. Paris : Maisonneuve et Cie, 1875.
- Étude sur quelques parties des syllabaires cunéiformes, essai de philologie accadienne et assyrienne. Paris : Maisonneuve, 1876.
- Monnaies royales de la Lydie. Paris : Maisonneuve, 1876.
- Les Antiquités de la Troade et l’Histoire primitive des contrées grecques. Paris : Maisonneuve, 1876-1880, vol. 1, vol. 2.
- Les Syllabaires cunéiformes, éd. critique. Paris : Maisonneuve, 1877.
- Protestation contre l’accusation soutenue par M. Köhler, au tome II du « Corpus inscriptionum atticarum », d’avoir inventé de toutes pièces trois fragments d’inscription dans le « Rheinisches Museum für Philologie ». Paris, 1878.
- La Monnaie dans l’Antiquité : leçons professées en 1875-1877. Paris : A. Lévy, 1878-1879, 3 vol ; nouv. éd. Paris : H. Welter, 1897, vol. 1, vol. 2.
- Pour un fait personnel. Paris : impr. de Gauthier-Villars, 1878 [à propos de la publication par M. F. Delitzsch, des Assyrische Lesestücke].
- Les Origines de l’Histoire, d’après la Bible et les traditions des peuples orientaux. Paris : Maisonneuve, 1880-1882, 3 vol., in-8°.
- La Grande Grèce, paysages et histoire. Paris : A. Lévy, 1881-1884, vol. 1, vol. 2, vol. 3.
- À travers l’Apulie et la Lucanie : notes de voyage. Paris : A. Lévy, 1883, 2 vol.
- La Genèse, traduction d’après l’hébreu, avec distinction des éléments constitutifs du texte, suivi d’un essai de restitution des livres primitifs dont s’est servi le dernier rédacteur. Paris : Maisonneuve, 1883.
- Monnaies et Médailles. Paris : A. Quantin (« Bibliothèque de l’enseignement des beaux-arts »), 1883.
- Histoire des peuples orientaux. Paris : A. Lévy, 1884.
Articles
- « Lettre à M. Hase sur des tablettes grecques trouvées à Memphis ». Mémoire de l’Académie des inscriptions et belles-lettres, Paris, 1851.
- « De l’authenticité des monuments découverts à la chapelle Saint-Éloi ». Le Correspondant, Paris, septembre 1855.
- « Mémoire sur l’inscription chrétienne d’Autun ». In Cahier Charles, Martin Arthur, Mélanges d’archéologie, d’histoire et de littérature. Paris : Vve Poussielgue-Rusand, 1856, t. IV, in-4°.
- « Les Marbres d’Éleusis ». Gazette des Beaux-Arts, 1860.
- « Le Comte André Métaxa et le Parti napiste en Grèce ». Le Correspondant, 1861.
- « Exposé des travaux exécutés à Éleusis pendant l’année 1860 ». Gazette des Beaux-Arts, 1862, 3, p. 55-70, 256-275.
- « Monnaies du Moyen Âge découvertes à Éleusis ». Revue numismatique française, 1864, p. 37-52.
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Sources identifiées
Rome, Archivio di Stato di Roma
François Lenormant, « Lettre à G. Fiorelli », Fondo AA BB AA, Busta 23 bis, 43-13.1
En complément : Voir la notice dans AGORHA