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DIEHL, Charles
Mis à jour le 10 janvier 2014(4 juillet 1859, Strasbourg – 1er novembre 1944, Paris)
Auteur(s) de la notice : SORIA Judith SPIESER Jean-Michel
Profession ou activité principale
Historien, professeur, spécialiste de l’empire et de l’art byzantin
Sujets d’étude
Archéologie antique, histoire byzantine, art byzantin
Carrière
1878 : reçu second au concours de l’École normale supérieure
1881 : agrégé d’histoire et de géographie
1881-1882 : membre de l’École française de Rome
1883-1885 : membre de l’École française d’Athènes
1888 : docteur ès lettres
1885 : maître de conférence à la faculté des lettres de Nancy
1891 : professeur d’histoire à la faculté de lettres des Nancy
1897 : correspondant français de l’Académie des inscriptions et belles-lettres
1899 : chargé d’un cours complémentaire d’histoire byzantine à la faculté des lettres de Paris
1904 : professeur adjoint
1907 : professeur d’histoire byzantine à la Sorbonne
2 décembre 1910 : élu membre de l’Institut, Académie des inscriptions et belles-lettres
1921 : élu président de l’Institut, Académie des inscriptions et belles-lettres
Membre de la Société pour les études byzantines (Athènes) ; membre d’honneur de la Société archéologique d’Athènes ; membre d’honneur de la Society for the Promotion of Hellenic Studies (Londres) ; membre de la Reale Deputazione veneta di Storia
Membre correspondant de l’Académie de Roumanie (Bucarest) ; membre correspondant de l’Académie impériale des sciences de Russie (Saint-Pétersbourg) ; membre correspondant de la Real Academia de la Historia (Madrid), membre correspondant de la Medieval Academy of America (Cambridge, Massachusetts)
Professeur honoraire à la faculté des lettres de Nancy
Docteur Honoris causa des universités d’Athènes, de Belgrade, de Bruxelles, de Bucarest et d’Harvard (Cambridge, Massachusetts)
Grand officier de la Légion d’honneur, 1939
Étude critique
A priori, les années de formation de Charles Diehl n’annoncent pas la carrière d’historien de l’art byzantin qu’on lui connaît. Après des études brillantes – il est reçu deuxième au concours d’entrée à l’École normale supérieure et premier à l’agrégation d’histoire – il commence son parcours académique comme membre de l’École française de Rome (1881-1882), et il est ensuite membre de l’École d’Athènes (1883-1885). Dans ces deux institutions, il s’est en effet dirigé, ou il a été dirigé, vers des domaines et des activités sans rapport avec la spécialité que Charles Diehl se donnera environ trente, puis cinquante années plus tard, en devenant l’auteur de deux éditions successives d’un manuel d’art byzantin qui fera date dans l’historiographie et qui, s’il est évidemment dépassé, n’a jamais été remplacé (et ne peut plus l’être compte tenu de l’enrichissement de la matière).
Charles Diehl fut donc d’abord historien, tout de suite historien de Byzance, il est vrai, et ses deux premiers livres, sur l’administration de l’exarchat de Ravenne et sur l’Afrique byzantine, restèrent longtemps des livres indispensables. Entre ces deux ouvrages, l’École d’Athènes en avait fait un archéologue, mais un archéologue plus historien qu’historien de l’art, plus précisément épigraphiste. Une grande partie de la leçon inaugurale de sa maîtrise de conférence donnée à l’université de Nancy en 1888, est en effet consacrée à la définition de l’archéologie, qu’il oppose à l’histoire de l’art. « C’est que l’archéologie n’est pas l’histoire de l’art, comme on le dit et le croit trop souvent : certes, entre les deux sciences la parenté est étroite, mais l’archéologie veut autre chose et plus. […] » Cette autre chose et ce plus, c’est la considération de la société et de la civilisation qui a vu naître l’objet en question dans son ensemble, et non simplement les aspects esthétiques. Il insiste donc bien sûr sur l’humilité du matériel qui intéresse l’archéologue, mais conséquemment, sur la plus grande source de savoir qu’elle représente : « L’histoire de l’art est une grande dame, qui fréquente de préférence le monde élégant, poli et raffiné, qui sourit volontiers des gaucheries ou des laideurs, et ne se compromet guère en trop humble compagnie ; l’archéologie est plus brave, elle entre partout où elle peut s’instruire, dans les temples et les palais comme dans les humbles demeures. » On voit ici la nette distinction qu’il fait entre ces deux disciplines, et l’on pourrait penser qu’il a choisi son camp. Sa bibliographie montre pourtant que si effectivement les inscriptions – celles de Rhodes d’abord, puis, en collaboration avec Georges Cousin, les inscriptions d’une série de villes d’Asie Mineure – ont retenu son attention à cette époque, c’est également le moment où il travaille à ses premiers ouvrages d’histoire de l’art. Le livre sur les mosaïques de Ravenne date de 1886 et celui sur l’église et les mosaïques de Saint-Luc en Phocide paraîtra l’année qui suit cette leçon de Nancy, en 1889. L’archéologie enrichit aussi sa connaissance de l’Afrique comme en témoignent quelques articles écrits dans la période où il préparait le livre sur l’Afrique byzantine. Néanmoins, l’archéologie classique ne l’a guère attiré, même s’il a publié en 1890 un volumineux ouvrage de près de quatre cents pages, intitulé Excursions archéologiques en Grèce qui présente les importantes découvertes des grandes fouilles qui étaient en cours en Grèce depuis une ou deux décennies et qui est traduit peu d’années après sa parution en anglais (1893) et en grec (1896). Il n’est pas inutile, pour comprendre la suite de l’œuvre et de la carrière de Diehl, de rappeler que ce livre connut onze éditions jusqu’en 1927. Cette facilité à écrire, ce talent à s’emparer de thèmes académiques et à les rendre accessibles à un large public favorise son abondante production, largement due à ce don. Ce n’est sans doute pas innocent si, dans un article tout d’abord publié en 1899, puis sous une forme enrichie en 1900 – et réimprimé sous cette forme en 1905 (Les Études byzantines en France au XIXe siècle), il consacre plus qu’une page à Gustave Schlumberger (2538) à qui il rend hommage pour « avoir, par ce mélange de recherches attentives et d’imagination ardente, rendu vie à cette histoire morte, avoir montré l’intérêt puissant, l’attrait séducteur, la pittoresque variété de cette civilisation byzantine… »
Cette riche activité lui laisse, on l’a vu, le temps d’aborder l’autre grand thème qui va sous-tendre son œuvre, celui de l’art byzantin. Il s’agit donc d’abord du petit livre sur Ravenne publié en 1886 et lié à ses recherches sur l’histoire de l’exarchat. Il y affirme l’importance de ce matériel pour la connaissance de l’art byzantin et de ses origines, et souligne la différence qui s’accuse déjà entre l’art que l’on trouve à Rome à la même époque et cet art « intimement rattaché, par ses procédés et ses tendances, au mouvement de l’art oriental ». Pour l’historien pourtant, si les artistes byzantins doivent beaucoup à l’art d’Orient, ils doivent davantage encore à l’Antiquité classique et à la « tradition du génie grec ». Ce livre est suivi d’un produit de son séjour athénien, la première monographie publiée sur le monastère de Hosios Loukas, restée longtemps la seule publication disponible sur ce monument essentiel. Ce livret de soixante-douze pages a permis d’en connaître les mosaïques, malgré l’absence d’illustrations pour laquelle Diehl d’ailleurs s’excuse (« les photographes ne fréquentent guère ces cantons reculés de la Phocide »). Les descriptions sont précises, mais restent très académiques et montrent une approche très traditionnelle de l’art. Diehl décrit, par exemple, la Nativité placée dans une trompe d’angle comme un tableau placé sur un fond plat et excuse les « maladresses » de la composition par la difficulté causée à l’artiste par l’angle de la niche.
Il réunit aussi dans un volume divers articles déjà publiés dans les Mélanges de l’École française de Rome et dans le Bulletin de correspondance hellénique sur l’art byzantin en Italie du Sud. Ce volume, imprimé dix ans avant la première somme sur l’art de l’Italie méridionale, due à Émile Bertaux, permet de voir Diehl sous son aspect le plus universitaire. Cette série d’articles est, pour reprendre des mots qu’il a utilisés dans la préface de son volume, « le résultat de deux longs et parfois difficiles voyages, entrepris en 1883 et 1884 dans la terre d’Otrante, la Basilicate, la Calabre et la Sicile ». Ces textes sont des articles informatifs, précis, dans lesquels il relève aussi les inscriptions. On y trouve déjà une préoccupation majeure de Diehl historien de l’art, son souci de démêler les « écoles régionales », et dans ce cas précis de déterminer ce qui serait dû à l’influence byzantine et ce qui serait dû à un art italien en train de se former. Certes on ne saurait le suivre dans toutes ces conclusions, pas plus que dans la manière de poser les problèmes (par exemple, tout ce qu’il considérait comme byzantin était attribué à une influence de l’étranger), mais ses analyses sont fines et ont contribué à mettre en place une problématique qui ne reste pas sans écho dans les publications contemporaines. Il a aussi essayé d’attirer l’attention sur l’importance que pouvaient avoir certaines de ces œuvres pour la compréhension de l’histoire de la peinture de Byzance. Cette problématique aussi a été reprise, englobée dans un thème général encore très présent dans les études byzantines, celui du centre et de la périphérie, même si la Cappadoce, découverte trente années plus tard, a largement éclipsé l’Italie méridionale comme témoignage de la peinture byzantine provinciale. On ne sait malheureusement guère ce qui a attiré Diehl vers les recherches concernant le monde byzantin, ni en général d’ailleurs quel était son environnement intellectuel à cette époque.
On peut choisir la période 1905-1910, alors que Diehl passe de la quarantaine à la cinquantaine, pour faire un bilan de son œuvre comme historien de l’art. L’occasion en est donnée par deux publications qui ouvrent et ferment cette période ; un recueil d’articles, intitulé Études byzantines, publié en 1905 et la première édition du Manuel d’art byzantin publiée en 1910. Il a alors définitivement, et ce depuis quelques années, choisi sa voie dans la direction des études byzantines. On constate en effet que ses publications sur l’épigraphie classique s’arrêtent dans les années qui suivent son départ de l’École d’Athènes ; la leçon inaugurale de sa maîtrise de conférences à l’université de Nancy, nous l’avons vu, est encore consacrée à l’archéologie classique. Un détail, qui peut paraître anecdotique, de cette leçon d’ouverture est le fait qu’il mentionne la possibilité d’utiliser pour ses cours des projections photographiques, mais rassure son auditoire sur la décence des photos choisies : « Nous nous efforcerons, dit-il, de vous présenter des statues qui ne soient point trop court vêtues. » C’est sur « cette considération rassurante et morale » que la leçon se termine. Il semble que nous devions voir ici un trait de la personnalité de Diehl. On sait qu’il avait été choqué en décembre 1884, il était alors pensionnaire à l’École d’Athènes, par la pièce de Victorien Sardou montrant une Théodora dépravée dans la pièce éponyme. Il corrigera par la suite cette image de l’impératrice dans son ouvrage de 1903, qui se veut une réponse d’historien au dramaturge, Théodora, impératrice de Byzance, puis dans ses Figures byzantines, en 1908, où il présente une femme plus conforme à la morale bourgeoise – voir Silvia Ronchey, « La ‘femme fatale’, source d’une byzantinologie austère », dans Marie-France Auzépy (éd.), Byzance en Europe, 2003, P.153-175.
En tout cas, même si Diehl publie, pendant ses années nancéiennes, ses « Excursions archéologiques en Grèce » signalées ci-dessus – fruit sans doute non seulement de son séjour en Grèce, mais aussi de ses cours de Nancy, tous ces éléments étant remis par lui sous une forme littéraire agréable, ces mêmes années voient s’accentuer la transition vers le monde byzantin à travers son travail sur l’Afrique du Nord. On n’oubliera pas que l’Afrique du Nord était une préoccupation pour la France de la fin du XIXe siècle et que la domination romaine et même byzantine était vue à travers le regard du colonialisme français. Ce n’est pas par hasard qu’environ une génération plus tard, le maréchal Lyautey lui-même écrira une préface pour un « roman historique », publié en 1928, La Légende de Florinda la Byzantine de René de Segonzac. La « Byzantine » en question était supposée être la fille du dernier exarque byzantin d’Afrique à un moment où, comme le dit le maréchal, « les Byzantins, en proie à l’anarchie dont ils vont périr, n’ont plus le loisir de songer à leurs colonies ».
En tout cas, l’activité byzantine de Diehl pendant ces années lui a donné suffisamment de notoriété pour qu’il soit appelé, en 1899, à enseigner l’histoire byzantine à la faculté des lettres de Paris. La leçon inaugurale qu’il prononce à cette occasion est publiée en 1905 dans le recueil mentionné ci-dessus, sous le titre « Introduction à l’histoire de Byzance », leçon brillante, mondaine, tournée vers ce que l’on pourrait appeler une réhabilitation de Byzance, face à des idées reçues qui n’ont pas toutes disparues. L’art n’y tient pas une grande place sauf pour une évocation du luxe et du faste qui entourait l’empereur. De fait, Diehl ne cessera jamais de s’intéresser à l’histoire byzantine autant qu’à l’histoire de l’art ; il suffit de rappeler qu’il est coauteur de deux volumes de l’Histoire générale sous la direction de Gustave Glotz, consacrés au Moyen Âge oriental.
L’art tient une plus grande place dans un autre article, « La Civilisation byzantine », repris dans le même volume et publié d’abord dans la Revue encyclopédique en 1900. Sur les soixante-quinze pages qu’il contient, vingt-neuf sont consacrées à l’art. De plus les deux premières parties (« Les Institutions » ; « La Société ») sont assez largement illustrées de photographies dans le texte, certaines reprises du livre sur Justinien que Diehl avait fait paraître en 1901, d’autres provenant de manuscrits de la Bibliothèque nationale ou d’objets du Louvre ou du cabinet des Médailles. On voit aussi apparaître des photographies de la collection de l’École pratique des hautes études, écho du travail de l’autre grand byzantiniste historien de l’art de ce premier quart du XXe siècle, Gabriel Millet, de huit ans plus jeune que lui et que Diehl mentionne dès le début du siècle. Il ne semble d’ailleurs pas qu’il y ait eu des liens étroits entre ces deux hommes, qui entretiennent apparemment des rapports cordiaux. Diehl, dans cet article développe les thèmes qui resteront les siens et qu’il s’est sans doute forgé aux environs de 1900 quand il a préparé son livre sur Justinien. Il insiste déjà, comme il le fera encore dans son manuel, sur l’importance de Constantinople à qui l’on doit la synthèse entre la tradition hellénistique et l’art de l’Orient. Il s’attache, jusque dans la peinture de la Renaissance macédonienne, à relever l’opposition ou la confluence entre Grèce et Orient, de manière qui, parfois, est à la limite de la contradiction : « partout c’est le même mélange de traditions antiques traduites en un dessin ferme, en un chaud et lumineux coloris, d’observation pittoresque et précise, inspirée surtout des modèles orientaux, de sécheresse monastique aussi et de gauche raideur » (p. 172). À côté de cette opposition en court une autre sans que l’on puisse dire que les deux se superposent, celle entre un art profane, d’inspiration hellénique et un art monastique, plus sec et maladroit.
Il n’y aurait pas lieu d’insister à ce point sur ces thématiques si elles n’avaient pas eu, sans doute à travers le manuel de Diehl qui, pendant longtemps est restée la seule somme disponible – sa lecture était encore conseillée aux étudiants aux débuts des années 1960 –, des échos durables dans la manière dont beaucoup d’historiens de l’art, spécialistes de Byzance, ont abordé leur domaine.
Il faut en particulier insister sur l’absence de l’art romain dans la formation de l’art byzantin telle que la conçoit Diehl. On remarquera qu’il ne tient guère compte des thèmes mis en avant par Alois Riegl, dont l’essentiel de l’œuvre paraît dans ces années. Ce n’est pas étonnant dans la mesure où l’œuvre de cet historien de l’art est passée presque complètement inaperçue dans la France du début du XXe siècle, au point qu’un de ses ouvrages fondamentaux, Spätrömische Kunstindustrie (Vienne 1927), ne figure pas dans le Catalogue imprimé de la Bibliothèque nationale, t. CLI, 1938 – voir Pierre Vaisse, « Josef Strzygowski et la France », Revue de l’art, 146, 2004-4, 73-83 (p. 74, n. 12). Pourtant, dans un autre article, publié dans sa forme définitive dans le livre de 1905 et consacré aux « Études d’histoire byzantine en 1905 », Diehl fait une brève et sèche allusion à Riegl : dans ce texte de soixante-seize pages, il en est à peine trois qui passent rapidement en revue, en ne faisant que les mentionner, les principales publications récentes de monuments et d’objets byzantins. Quelques lignes sont consacrées à ce qui va être au centre d’un long débat, à savoir les origines de l’art byzantin, que Diehl attribue à « l’Orient hellénistique et asiatique », en renvoyant, dans une note à Strzygowski, Orient oder Rom (Leipzig, 1901) et en ajoutant dans la même note, sans autre commentaire « Cf., en sens opposé, Riegl, Die spätrömische Kunstindustrie, Vienne, 1902 » [sic].
Cette thématique des origines de l’art byzantin fait l’objet d’un autre article, « Les Origines asiatiques de l’art byzantin », publié d’abord en 1904 dans le Journal des savants, puis réimprimé en 1905. Cet article se veut un écho à un nouveau livre de Josef Strzygowski, Kleinasien, ein Neuland der Kunst (Leipzig, 1903), où celui-ci veut faire de l’Asie Mineure la source de l’art chrétien. Très méthodiquement, Diehl met en lumière les insuffisances méthodologiques du livre de Strzygowski et il nuance largement ses conclusions, d’abord en refusant de voir l’Asie Mineure comme source exclusive de l’art byzantin, en redonnant une place à la Syrie et à l’Égypte, mais surtout, et c’est l’apport important qui différencie clairement Diehl de Strzygowski, il donne un rôle essentiel à Constantinople comme creuset où diverses influences orientales se sont combinées avec la tradition hellénistique pour former l’art byzantin. Dans le même temps, il s’intéresse aussi à ce qui se passe à la fin de la période byzantine, il publie une importante étude sur Kariye Camii (« Les Mosaïques de Kahrié-Djami », article publié d’abord dans la Gazette des Beaux-Arts de novembre 1904 et janvier 1905, republié, p. 392-431). Il a le mérite d’attribuer définitivement, en s’appuyant entre autres sur des passages de Nicéphore Grégoras, l’ensemble des mosaïques à Théodore Métochite, dont, selon son habitude, il dresse un brillant portrait. Mais, surtout, à cette occasion, il attaque la deuxième grande problématique liée à l’art byzantin : après celle des origines, celle de ces relations avec l’art du Trecento. Il admet que le contact avec Byzance a fécondé l’art italien, mais pense que celui-ci s’est ensuite développé de manière autonome, sans que cela crée un choc en retour pour Byzance. Il refuse de voir dans les mosaïques de Kariye Camii – il ne connaît pratiquement pas les peintures de la chapelle funéraire qui n’avaient pas encore été nettoyées – un écho des innovations de Giotto, mais il y voit la marque d’une dernière floraison de l’art byzantin, inventant ainsi la « Renaissance paléologue ».
Il n’est pas exagéré de dire que, dès ce moment, Diehl ne variera plus sur l’essentiel de la manière dont il pense l’art byzantin. Il apportera encore une contribution importante à la connaissance du monde byzantin dans le texte publié avec les relevés des deux architectes, Marcel Le Tourneau et Henri Saladin sur les monuments chrétiens de Thessalonique. La première mission de Marcel Le Tourneau à Salonique a lieu à l’occasion d’une bourse de voyage du ministère de l’Instruction publique et sera suivie de plusieurs voyages comme chargé de missions archéologiques par le même ministère entre 1905 et 1909, date à laquelle Diehl se joint à lui. Le projet de la publication des monuments de Thessalonique à deux mains avec Diehl date de la préparation de ce premier voyage, conseillé par l’historien au jeune architecte. Henri Saladin remplace pour la suite du travail Marcel Le Tourneau, mort au début de l’année 1912. L’important volume de texte concerne aussi bien l’architecture que les mosaïques. L’actualité balkanique dans laquelle ce livre est sorti en 1918, retardé par la disparition de l’architecte, puis par la guerre, lui donne une résonnance particulière pour le public français alors que les guerres des Balkans mettent Salonique et la Macédoine au centre de l’actualité. Par ailleurs, cet ouvrage a tout de suite été perçu comme précieux, en particulier pour l’importante documentation qu’il livre sur Saint-Démétrius avant l’incendie qui ravagea le monument en août 1917. Apparemment ému par cet incendie, Diehl cherche des informations sur son étendue et sur ses conséquences sur le matériel byzantin et s’informe auprès de ses relations en Grèce. Une lettre d’Ernest Hébrard du 15 octobre 1917 répond à ses inquiétudes en lui décrivant précisément l’état de la ville et l’étendu du périmètre touché. Il y joint un certain nombre de photos de l’église Saint-Demetrius. L’architecte chargé de la reconstruction de la ville évoque dans ce même courrier l’impatience avec laquelle il attend la publication de l’ouvrage en question, qu’il qualifie déjà d’inestimable, avant même sa sortie (INHA, archive 060, carton 03-X, sous fonds 2, série 01, sous-série 2, dossier 1). Ce livre est en effet resté longtemps la seule source d’ensemble sur les principaux monuments byzantins de Thessalonique, et demeure une source incontournable sur l’église Saint-Demetrius avant l’incendie – il vaut par ailleurs à Diehl de donner son nom à une rue de la ville.
Il reste peut-être à évoquer l’intérêt pour Byzance développé dans les cercles artistiques parisiens, notamment chez les symbolistes, et le rapport ambigu entretenu par l’historien avec la littérature ayant Byzance comme décor historique. Ainsi, si Paul Adam lui a dédié en 1907 Irène et les Eunuques, (« Au savant historien de Byzance/À Monsieur Charles DIEHL »), cela ne semble pas obliger l’historien à défendre ce roman dans sa brève étude « Byzance et la Littérature », où il estime que le talent de l’écrivain ne s’exprime pas au mieux dans ces « romans byzantins ». Charles Diehl participera pourtant au numéro de la revue des Belles-lettres consacrée à Paul Adam, et lui rendra hommage sous le titre « L’Historien de Byzance ». Cependant, c’est avec Victorien Sardou qu’éclate la polémique déjà évoquée au sujet de Théodora (voir L’Illustration théâtrale du 7 septembre 1907). « Encore une fois, il demeure entendu que l’auteur d’un drame et d’un roman a toute liberté de concevoir comme il l’entend ses personnages : mais s’il prétend, comme le déclarait Sardou être « en règle avec l’histoire », il faut bien que l’histoire proteste contre la violence qu’on lui fait. », écrit-il encore dans « Byzance et la Littérature ». Il concède cependant à ces œuvres d’avoir su attirer l’attention du public sur cette période de l’histoire : « On n’en doit pas moins – et l’histoire elle-même – quelque reconnaissance à la littérature », conclut-il. Une recherche plus longue serait à faire sur ses relations, sans doute peu étroites, avec les milieux artistiques d’entre-deux-guerres qui s’intéressaient à Byzance, le milieu où l’on trouve Matthew Stewart Prichard – on connaît de Diehl une lettre à Isabella Stewart Gardner, la grande collectionneuse de Boston et grande amie de Prichard, lettre malheureusement simplement datée du 5 mars, sans indication d’année (ISG Museum Archives) – Thomas Whittemore, Georges Duthuit, le gendre de Matisse (voir Rémi Labrusse et Nadia Podzemskaia, « Naissance d’une vocation : aux sources de la carrière byzantine de Thomas Whittemore », Dumbarton Oaks Papers, vol. 54, 2000, p. 43-69) qu’il connaissait forcément : il était président du comité français d’organisation de l’Exposition internationale d’art byzantin de 1931, la première grande exposition byzantine de Paris, alors que Georges Duthuit en assurait le secrétariat général. Diehl a aussi écrit la préface pour le catalogue.
En conclusion, on pourrait dire que Charles Diehl n’a certainement pas été un historien de l’art original par sa pensée. Celle-ci était en fait formée dès les premières années du XXe siècle. Il ne cessera de parler, jusque dans la deuxième édition de son manuel, du mélange des influences classiques et orientales. Cela n’empêche pas l’importance de son œuvre qui, plus qu’une autre, a contribué au développement de la connaissance de l’art byzantin en France dans le premier tiers du XXe siècle. Il faut en ce sens également évoquer la « Collection byzantine », initiée par l’historien et publiée sous le patronage de l’association Guillaume Budé. Il s’agit d’une collection de textes byzantins, accompagnés d’un appareil critique et d’une traduction française, créée en 1926. Elle a accueilli la publication de sources de grande importance comme Le Cérémonial de l’empereur Constantin VII Porphyrogénète, qui ont été d’une utilité certaine pour l’histoire de l’art. Peut-être faut-il ajouter encore, pour lui rendre complètement justice, qu’il n’a jamais cessé de jeter sur l’évolution de l’art byzantin un regard d’historien qui lui a sans doute permis, par des voies détournées, de comprendre sa dernière évolution, ce qu’on appelle la Renaissance Paléologue, qu’il attribue à son évolution propre, intuition qu’il avait déjà en 1905, mais qu’il développe brillamment dans la deuxième édition de son manuel. Travailleur infatigable, il écrit encore dans ses dernières années, malgré la cécité et assisté de son secrétaire Lysimaque Œconomos, Les Grands Problèmes de l’histoire byzantine, clôturant ainsi son œuvre de chercheur en historien.
Judith Soria, doctorante à l’Ecole Pratique des Hautes Etudes, chargée d’étude à l’INHA et Jean-Michel Spieser, professeur à l’univesité de Fribourg
Principales publications
Ouvrages et catalogues d’expositions
- Ravenne, étude d’archéologie byzantine. Paris : J. Rouam, Bibliothèque d’art ancien, 1886.
- Étude sur l’administration byzantine dans l’exarchat de Ravenne, 568-751.Paris : E. Thorin, 1888 (« Bibliothèque des Écoles françaises d’Athènes et de Rome »).
- Études d’archéologie byzantine. L’Église et les mosaïques du couvent de Saint-Luc en Phocide. Paris : E. Thorin, 1889 (« Bibliothèque des Écoles françaises d’Athènes et de Rome »).
- Excursions archéologiques en Grèce. Paris : A. Colin et Cie, 1890.
- L’Art byzantin dans l’Italie méridionale. Paris : Libraire de l’art, 1894.
- L’Afrique byzantine, histoire de la domination byzantine en Afrique (533-709). Paris : E. Leroux, 1896.
- Justinien et la Civilisation byzantine au VIe siècle. Paris : E. Leroux, 1901.
- Théodora, impératrice de Byzance. Paris : E. de Boccard, [ca 1903].
- Théodora, impératrice de Byzance. 3e éd., Paris : E. Rey, 1904.
- Botticelli. Paris : Librairie de l’art ancien et moderne, 1906 (« Les Maîtres de l’art »).
- Figures byzantines. Paris : A. Colin, 1906-1908, vol. 1 ; vol. 2.
- Manuel d’art byzantin. Paris : A. Picard & Fils, 1910.
- Dans l’Orient byzantin. Paris : E. de Boccard, 1917.
- Diehl Charles, Le Tourneau Marcel, Saladin Henri. – Les Monuments chrétiens de Salonique. Paris : Ernest Leroux, 1918.
- Histoire de l’empire byzantin. Paris : A. Picard, 1919.
- Byzance : grandeur et décadence. Paris : Flammarion, 1919.
- « Préface ». In L’Art monumental en Arménie : aquarelles et relevés d’après les édifices du VIe au XIIIe siècle : [catalogue de l’exposition], Paris, musée des Arts décoratifs, Palais de Louvre, avril 1920. Paris, 1920.
- Manuel d’art byzantin. 2e éd. Augmentée. Paris : A. Picard & Fils, 1925-1926, 2 vol.
- L’Art chrétien primitif et l’Art byzantin. Paris, Bruxelles : G. Van Oest, 1928.
- Diehl Charles, Marçais Georges, Glotz, Gustave (éd.). – Histoire du Moyen Âge. III. Le Monde oriental de 395 à 1081. Histoire Générale. Paris : PUF, 1936.
- Les Grands Problèmes de l’histoire byzantine. Paris : A. Colin, 1943 (« Collection Armand Colin : section d’histoire et sciences écnomiques »).
- Diehl Charles, Oeconomos Lysimaque, Guilland Rodolphe, Grousset René, Gustave (éd.). – Histoire du Moyen Âge. I. L’Europe orientale de 1081 à 1453. Paris : PUF, 1945.
Articles
- « Peintures byzantines de l’Italie méridionale. I. La chapelle de San Stefano à Soleto ». Bulletin de correspondance hellénique, 1884, n° 8, p. 264-281.
- « Peintures byzantines de l’Italie méridionale. Les fresques de Carpignano ». Bulletin de correspondance hellénique, 1885, n° 9, p. 207-219.
- « La Pierre de Cana ». Bulletin de correspondance hellénique, 1885, n° 19, p. 28-42.
- « Le Monastère Saint-Nicolas di Casole, près d’Otrante, d’après un manuscrit inédit ». Mélanges d’archéologie et d’histoire de l’École française de Rome, 1886, n° 6, p. 173-188.
- « Peintures byzantine de l’Italie méridionale. Les grottes érémitiques de la région de Brindisi ». Bulletin de correspondance hellénique, 1888, n° 12, p. 441-459.
- « Les Mosaïques de l’église de la ΚΟΙΜΗΣΙΣ à Nicée ». Byzantinische Zeitschrift, 1892, 1, p. 74-85 ; reprod. après modification dans les Études byzantines. Paris : A. Picard, 1905, p. 353-369.
- « Mosaïques byzantines de Saint-Luc ». Monuments et Mémoires, Paris, 1897, III, fasc. 2, p. 231-246.
- « Les Monuments de l’Orient Latin ». Revue de l’Orient latin, V, 1897, p. 293-310 ; Études byzantines. Paris : A. Picard, 1905, p. 198-216.
- « Les Études byzantines en France ». Revue encyclopédique, Paris, 11 mars 1899, p. 181-184 ; Byzantische Zeitschrift, IX, 1900, p. 1-13 ; Études byzantines. Paris : A. Picard, 1905, p. 21-37.
- « Byzance et la Papauté depuis le schisme du XIe siècle jusqu’à la chute de l’Empire ». Journal des savants, 1903, nouv. série, 1ère année, p. 440-452 ; Études byzantines. Paris : A. Picard, 1905, p. 182-197.
- « Deux impératrices de Byzance : 1. La bienheureuse Théodora, 2. Zoé la Porphyrogénète ». La Grande Revue, Paris, 1903, vol. 26-27, n° 6-7, p. 490-523, 54-87.
- « L’Art byzantin ». In Müntz Eugène, dir., Le Musée d’art. Paris : Larousse, 1903, p. 52-58 ; Études byzantines. Paris : A. Picard, 1905, p. 107-181.
- « Sur la date de quelques passages du livre des Cérémonies ». Revue des études grecques, 1903, n° 16, p. 28-41 ; Études byzantines. Paris : A. Picard, 1905, p. 292-306.
- « Un monument de l’art byzantin au XIVe siècle. Les mosaïques de Kahrié-Djami (premier article) ». Gazette des Beaux-Arts,, 1904, 3ème période, 32, p. 353-375.
- « Les Origines asiatiques de l’art byzantin ». Journal des savants, 1904, nouv. série, 2ème année, p. 239-251 ; Études byzantines. Paris : A. Picard, 1905, p. 337-352.
- « Un monument de l’art byzantin au XIVe siècle. Les mosaïques de Kahrié-Djami (deuxième et dernier article) ». Gazette des Beaux-Arts, 1905, 3e période, 33, p. 72-84.
- « L’Illustration du psautier dans l’art byzantin ». Journal des savants, 1907, nouv. série, 5ème année, p. 298-311 ; Dans l’Orient byzantin. Paris : E. de Boccard, 1917, p. 241-271.
- « Mosaïques de Saint-Démétrius de Salonique ». Journal des savants, 1909, nouv. série, 8ème année, p. 86-88.
- « Les Mosaïques de Sainte-Sophie de Salonique », collab. de Le Tourneau Marcel. Monuments et mémoires, 1909, t. XVI, p. 39-60.
- « Les Mosaïques de Saint-Démétrius de Salonique » , collab. de Le Tourneau Marcel. Monuments et mémoires, 1910, t. XVIII, p. 225-247.
- « La Basilique d’Eski-Djouma et sa Décoration en mosaïques à Salonique ». Revue de l’art ancienne et moderne, 1914, n° 35, p. 5-14.
- « La Dernière Renaissance de l’art byzantin ». Journal des savants, août 1917, 15e année, n° 8, p. 361-376.
- « Byzance dans la littérature ». La Vie des peuples, t. III, n° 12, 25 avril 1921, p. 676-687 ; réimpr. Choses et Gens de Byzance, p. 231-248.
- « Les Origines orientales de l’art byzantin ». L’Amour de l’art, 1924, p. 90-96,123-140.
- « La Société byzantine à l’époque des Comnènes » : conférences, Bucarest, avril 1929. Revue historique du Sud-Est Européen, 1929, 7-9.
- « À propos de la mosaïque d’Hosios David à Salonique ». Byzantion. Bruxelles, 1932, 7, p. 333-338.
- « Un voyageur espagnol à Constantinople ». Mélanges Glotz. Paris : P.U.F., 1932, t. I, p. 319-327.
- « Un haut fonctionnaire byzantin : le logothète tôn sekretôn ». Mélanges Iorga. Paris, 1933, p. 217-227.
- « Le Palais impérial et la Vie de cour à Byzance ». Revue de Paris, 1er janvier 1935, p. 82-98.
Cours prononcés
- « Cours d’archéologie ». Leçon d’ouverture à la faculté des lettres de Nancy, Nancy, Berger-Levrault, 1888.
- « Introduction à l’histoire de Byzance ». Leçon d’ouverture du cours d’histoire byzantine à l’université de Paris, décembre 1899.
- « L’Empire byzantin sous les Paléologues ». Leçon d’ouverture du cours d’histoire byzantine à l’université de Paris, décembre 1901.
Bibliographie critique sélective
- « Titres de M. Charles Diehl ». Mélanges Charles Diehl, 1930.
- Guilland Rodolphe. – « Hommage à Charles Diehl ». Revue des études byzantines 3, 1945, p. 5-18.
- Lods Adolphe. – « Éloge funèbre de M. Charles Diehl ». Comptes rendus de l’Académie des inscriptions et belles-lettres, 1941, p. 424-429.
- « À la mémoire de Charles Diehl ». Byzantion, 12, 1944-1945, p. 414-423.
- Leib Bernard. – « Nécrologie. Charles Diehl, rénovateur des études byzantines en France ». Lettres d’humanité, IV, 1945, p. 214-226.
- Dussaud René. – « Notice sur la vie et les travaux de M. Charles Diehl ». Comptes rendus de l’Académie des inscriptions et belles-lettres, 1945, p. 57-587.
- Lemerle Paul. – « Charles Diehl 1859-1944 ». Revue archéologique 35, 1950, p. 93-97.
- Michel Charles. – « Charles Diehl ». In Charle Christophe, dir., Les Professeurs de la faculté des lettres de Paris : dictionnaire biographique : 1809-1908. Paris : Institut national de recherche pédagogique, éditions du CNRS, 1985 (« Histoire biographique de l’enseignement »).
- Leclant Jean, dir. – Le Second Siècle de l’Institut de France : 1895-1995. Paris : Institut de France, 1999, t. I.
- Amalvi Christian, dir. – Dictionnaire biographique des historiens français et francophones. Paris : La Boutique de l’histoire, 2004.
Sources identifiées
Boston, Isabella Stewart Gardner Museum Archives
Paris, Archives nationales
- Dossiers personnels des professeurs : dossier F 17 24361
- Fonds de la Légion d’honneur (côte 19800035/216/28345)
Paris, bibliothèque de l’INHA-collections Jacques Doucet
- Archives 060 : douze cartons. Coupures de presse, tirés à part, correspondance, nombreuses photographies, notes de cours et brouillons
En complément : Voir la notice dans AGORHA