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L'affaire des dindons
Ce texte d’Alix Turolla-Tardieu, petite-fille du peintre Victor Tardieu et fille du poète Jean Tardieu, est paru dans sa version complète dans le bulletin de l’association Jean Tardieu, Textes Recherches Diffusion (no 6, décembre 2006). Elle a transmis à l’INHA en juin 2009 le fonds d’archives du premier, personnalité centrale des relations entre France et Viêt Nam au XXe siècle, qui documente de façon riche la création et la vie de l’École des beaux-arts d’Indochine (Archives 125). La pose d’une plaque, le 17 février 2022, sur l’immeuble habité par la famille Tardieu pendant plusieurs années, au 3 rue Chaptal à Paris, est l’occasion de publier ici ce texte lié à un fonds aux multiples axes d’intérêt et riche en iconographie.
Tout a commencé en 1918 lorsque Victor Tardieu a été démobilisé. Il avait quitté, comme tant d’autres, un monde heureux en s’engageant volontaire en tant que simple soldat dès 1914, alors qu’il avait déjà 44 ans. À son retour en 1918, tout a changé : son fils Jean est un adolescent qui a vécu les quatre années de guerre en symbiose avec sa mère et la situation n’est pas facile.
Dans le domaine pictural, les grandes avant-gardes ont fait leur chemin : plus de portraits classiques, plus de plafonds, plus de commandes officielles ou privées. Le peintre a du mal à se faire payer par la municipalité de Montrouge la décoration de la salle des fêtes de la Mairie, alors que le contrat date d’avant la guerre. Il passe les deux premières années de démobilisation dans l’angoisse, blessé dans son orgueil de devoir dépendre des leçons de harpe de sa femme, Caline, et craignant de ne plus jamais pouvoir vivre de sa peinture.
C’est alors qu’une rencontre avec Albert Sarraut, grand amateur d’art et collectionneur, lui redonne un peu d’espoir.
À cette époque, le gouvernement français offre le voyage aller-retour et le séjour gratuit dans ses colonies d’Extrême-Orient au peintre lauréat d’un « Prix de l’Indochine » instauré en 1910, décerné chaque année ; en échange, le peintre devait exposer ses tableaux dans la colonie mais aussi proposer aux comités de la Société coloniale des artistes français une sélection de ses œuvres dont une seule serait choisie et offerte à un établissement public local ; il était également tenu à présenter ses œuvres à la Société avant toute exposition.
Victor Tardieu se présente au concours, gagne le prix et s’embarque à Marseille en janvier 1921. Il arrive à Saïgon le 2 février pour un séjour qui devrait normalement durer six mois. La première période se passe à visiter le pays : Cochinchine, Annam, Cambodge ; puis Victor Tardieu remonte jusqu’à Hanoï où il s’arrête assez longtemps pour faire la connaissance non seulement des officiels français qui sont tenus de le recevoir, mais surtout de quelques jeunes artistes vietnamiens. L’un d’entre eux devient vite un élève, un disciple : il s’appelle Nam Son.
Entre-temps, le gouvernement a entrepris de restaurer et d’agrandir les bâtiments de l’« Université de l’Indochine » qui avait été créée en 1906. Tardieu devra se conformer aux plans d’Ernest Hébrard, l’architecte et urbaniste chargé de la direction des bâtiments de la colonie. Le 6 juin 1921, le gouverneur général Long signe un contrat où il est stipulé que Victor Tardieu devra assurer la décoration des nouveaux bâtiments de l’université et, en particulier, du grand amphithéâtre. Le sujet donné est : La France apportant à sa Colonie les bienfaits de la civilisation, un « sujet terrible », écrit-il à sa femme ; les convictions socialistes du peintre le portent dans une toute autre direction.
Parallèlement à son œuvre de peintre et poussé par ses nouveaux amis vietnamiens qui lui font part de leur désarroi, entre la pression artistique chinoise et l’exclusive influence occidentale, Tardieu entreprend de créer, avec l’aide de Nam Son, une École des beaux-arts où l’on enseignera les grandes bases classiques (dessin, croquis d’après nature, anatomie, perspective, etc.) – école réservée aux seuls étudiants vietnamiens. C’est une véritable révolution et Victor Tardieu rencontrera jusqu’à la fin de sa vie une quantité d’ennemis ; mais il jouira heureusement de la protection de quelques « grands commis » éclairés et de l’appui inconditionnel des Vietnamiens.
L’arrêté de création de l’École des beaux-arts de Hanoï est signé le 27 octobre 1924 par le gouverneur Long. Désormais Victor Tardieu s’emploie avec passion à aider ses étudiants « beaucoup plus doués que la plupart des nôtres » à retrouver leur inspiration propre. Petit à petit seront créées des classes de laque, de peinture sur soie, puis d’architecture et enfin d’arts appliqués. Victor Tardieu est si convaincu d’un nécessaire retour aux sources qu’il va jusqu’à interdire à ses élèves d’utiliser certaines couleurs qui ne relèvent pas de la tradition locale et qui, à son avis, sont mal employées.
Entre 1922 et 1924, Victor Tardieu met donc en chantier deux œuvres monumentales : la décoration des nouveaux bâtiments de l’université, qui s’achèvera le 5 juillet 1928 par le marouflage du panneau du grand amphithéâtre ; et la fondation de l’École des beaux-arts qui représente aujourd’hui encore, sous le nom d’Université des beaux-arts de Hanoï, une source privilégiée de création artistique.
Les relations de Victor et Jean Tardieu, essentiellement épistolaires, sont agitées durant ces années. En 1927, Victor Tardieu obtient que son fils vienne remplir ses obligations militaires auprès de lui au Viêt Nam. Même s’il le ressent d’abord comme un dramatique éloignement du milieu littéraire parisien dont il fait maintenant partie, ce séjour marque Jean Tardieu – trop maigre pour le service actif, il devient secrétaire d’état-major. À Hanoï, il se réconcilie intérieurement et définitivement avec son père. Le retour en France de Caline et Jean, en 1929, laisse Victor dans un état de profonde tristesse et de solitude.
En 1931, Victor est appelé à Paris comme délégué auprès de l’Exposition coloniale : son École est maintenant célèbre, il va pouvoir mettre ses élèves en valeur en organisant et disposant lui-même les six salles qui lui sont réservées au sein du Pavillon intitulé « Temple d’Angkor » dont le peintre Le Pho est nommé directeur. Ces six salles comprennent un grand salon carré réservé aux sculpteurs (Vu Cao Dam est le plus remarqué), un salon de la laque, des salles réservées aux meubles, étoffes et objets d’ameublement issus des ateliers de l’École et surtout, les salles consacrées aux peintres comme Le Pho, Van Chan, etc. : ces mêmes artistes atteignent maintenant des cotes importantes en salle des ventes. Jean Tardieu et ses amis visitent l’Exposition et partagent l’enthousiasme du public et des journalistes pour un courant artistique si surprenant. Au début de l’été 1932, Victor Tardieu est obligé de repartir et s’embarque quelques semaines avant le mariage de son fils avec Marie-Laure, rencontrée à Hanoï.
En 1936 l’appartement des Tardieu 3 rue Chaptal passe en d’autres mains lorsque Caline s’installe à la campagne dans la petite maison de Villiers-sous-Grez où Victor a fait faire des travaux d’aménagement, tandis que Marie-Laure et Jean, s’installent 71 boulevard Arago.
À Hanoï, Victor se donne de plus en plus à son travail et cherche à faire le bien de « ce petit peuple […] insouciant, d’une gaieté grave, si l’on peut dire » qui lui fournit de si excellents élèves. À la création de l’École, il a surtout désiré leur donner les moyens techniques d’exprimer leur talent, puis il a vite compris qu’il fallait également leur donner la possibilité de gagner de quoi vivre ; c’est pourquoi il organise à Hanoï, puis à Paris, des expositions ventes qui seront couronnées d’un énorme succès public ; il s’attache aussi à former de futurs professeurs et il crée des ateliers d’artisanat et d’arts appliqués : un moyen de mettre le pied à l’étrier à beaucoup d’élèves, comme To Ngoc Van, futur premier directeur vietnamien de l’École – qui sera tué en combattant contre les Français à Dien Bien Phu.
Victor Tardieu songe à continuer encore quelques années, jusqu’à ce qu’une retraite lui soit assurée, mais sa santé faiblit ; asthmatique et bronchiteux depuis l’enfance, le cœur fatigué, il s’éteint le 12 juin 1937. Le jour des funérailles officielles, la vie s’arrête pour laisser passer l’interminable cortège qui traverse Hanoï.
Dans une lettre à Jean Tardieu du 3 juillet, Henri Focillon fait ses condoléances en ces termes : « Il était de ces forces actives, de ces énergies viriles qui ne sauraient être oubliées et qui laissent dans la mémoire une empreinte frappée comme un sceau. Je connaissais et son beau talent et sa vie d’action, si utile à l’art et à la France. Il est bien rare que de pareils dons soient unis dans le même homme. »
Entre les guerres mondiale, de Libération de l’Indochine et du Viêt Nam, l’idée se fait jour, faute de nouvelles, dans l’esprit de Caline et de Jean, que l’œuvre de Victor a sûrement été anéantie : son École ne peut avoir survécu et le grand tableau de l’Université a dû être détruit ou tout au moins arraché de son mur. C’est une pensée douloureuse qui les affecte beaucoup. Caline et Jean disparaîtront sans savoir qu’il n’en est pas ainsi.
Depuis le rapatriement à Villiers des grandes études, des pochades et des dessins de Victor Tardieu de sujets vietnamiens, tout dort dans un grenier. Jean Tardieu ne montre rien à personne et évite soigneusement de parler de cette période, craignant que son père surtout, et lui-même aussi, ne passent pour d’horribles colonisateurs.
Obsédé par cette pensée, Jean Tardieu ne fait rien pour l’œuvre de son père, mais il commencera tout de même, timidement, à introduire quelques œuvres de cette période dans l’exposition Victor Tardieu qu’il organisera rue de Seine en 1977. Quelques années plus tard il songe à faire une grande rétrospective qui comprenne les différentes « époques » du peintre ; un inventaire est préparé, quelques contacts sont établis, mais Jean Tardieu est désormais trop âgé pour affronter une telle tâche.
En 1996, de passage à Paris, j’apprends à mon très grand étonnement que l’École n’a jamais fermé ses portes, qu’elle est en pleine activité et qu’elle se trouve toujours à la même place. J’entre en contact avec le directeur, Monsieur Nguyen Thieu Bach, et je me rends à Hanoï en octobre 1997 pour offrir à l’École un buste de Victor Tardieu par son élève Vu Cao Dam. J’ai la surprise d’être reçue officiellement et de constater que le souvenir de Victor Tardieu est extrêmement présent non seulement au sein de l’École même, mais dans toute la ville et le pays tout entier.
Au cours de mon voyage, je visite l’École des beaux-arts fondée à l’époque à Hué, je suis reçue à Saïgon et je constate petit à petit que Victor Tardieu est considéré comme un bienfaiteur. J’essaie prudemment de savoir quel a été le sort du tableau du grand amphithéâtre et j’obtiens une réponse d’une seule personne : il n’a pas été détruit mais badigeonné de blanc.
À partir de ce voyage, les contacts sont définitivement rétablis : en 2005, je suis invitée par Monsieur Bach à venir célébrer les 80 ans de la fondation de l’École ; ce sont des retrouvailles. Comme je l’avais promis en 1997, j’apporte quelques objets et documents pouvant servir de base aux archives dont l’École est totalement dépourvue. Maintenant que je suis rassurée sur le sort de l’École, je voudrais en savoir plus sur le sort du grand tableau, or j’apprends que l’Ambassade de France et le Sénat français financent la restauration des bâtiments de l’ancienne université à l’occasion de son centenaire. L’Ambassadeur, Monsieur Jean-François Blarel, se montre très intéressé par l’histoire du tableau, c’est le bon moment pour chercher à le retrouver et, éventuellement, à le restaurer.
Le fidèle Viêt Nam m’invite à participer, en mai 2006, aux cérémonies nationales du centenaire. Les cérémonies sont grandioses et la restitution de la toile au Grand Amphithéâtre grâce au travail parfait du peintre Hoàng Hung est un événement acclamé.
Alix Turolla-Tardieu
Victor et Jean Tardieu, À quelques pas des lignes correspondance 1914-1918, Lyon, PUL, 2019. INHA : service du Patrimoine.
Caroline Herbelin, Béatrice Wisniewski et Françoise Dalex (dir.), Arts du Vietnam : nouvelles approches [actes du colloque organisé au Musée national des arts asiatiques-Guimet, MNAAG, à l’Institut national d’histoire de l’art, INHA, au Musée du quai Branly, [Paris], 4-6 septembre 2014], Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2015.