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Patrimoine vivant en salle Labrouste
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Nouvelles découvertes, nouvelles acquisitions et actualités du monde patrimonial ont mis ces derniers mois discrètement à l’honneur un pan modeste mais remarquable des collections de l’INHA : l’émail. Au fil d’une trilogie, nous vous emmenons explorer ce domaine coloré, précieux et surprenant, objet d’intérêt dès la bibliothèque d’Art et d’archéologie et la bibliothèque centrale des Musées nationaux, et jusqu’à aujourd’hui.
L’émail appartient aux arts du feu et recouvre plusieurs techniques, ayant en commun l’application d’une pâte vitreuse sur une surface, faite le plus souvent de terre ou de métal. Cette pratique trouverait son origine dans l’Égypte antique mais connaît un essor particulier en Europe au Moyen Âge puis au XIXe siècle. La bibliothèque d’Art et d’archéologie fondée par Jacques Doucet au début du XXe siècle compte dans sa politique documentaire tout ce qui touche aux arts dits décoratifs, à leurs techniques et à leurs acteurs, et l’émail, comme nombre de domaines de l’orfèvrerie, est bien présent dans les collections dès le départ. Preuve en est la présence d’un intercalaire « Émaillerie » dans le fichier thématique de la bibliothèque en usage dès 1906, qui relève en particulier des ouvrages anciens, mais aussi des recherches et publications plus récentes sur notre sujet.
En écho, les collections comportent des écrits sur les collections d’émaux ou qui en comportent, mais également des manuels et des manuscrits, qui permettent d’appréhender l’art de l’émail dans sa dimension esthétique autant que technique, ses acteurs et leurs réseaux : de la correspondance (mêlant critiques, artistes, collectionneurs), des manuscrits de recettes, des dessins, la documentation de collections, des photographies d’objets, des études et essais, autant de documents qui ont peu fait l’objet de recherches. Les célèbres émaux de Limoges forment logiquement un centre d’intérêt important, mais un certain nombre de documents concernent la pratique même de l’émail et ses artisans, dont le plus célèbre émailleur du XIXe siècle, Claudius Popelin, qui fera l’objet d’un autre billet.
Cet aspect des collections continue d’être enrichi jusqu’à aujourd’hui – nous le verrons aussi dans un prochain billet – et l’a été par des ajouts notables au cours de la vie de la BAA, en particulier par un intrigant recueil, donné en 1971 par Fernand de Nobele, libraire parisien par ailleurs fournisseur et donateur important de la bibliothèque dans les années 1950-1980. Décrit jusqu’il y a peu comme un recueil anonyme de « Modèles d’émaux cloisonnés », ce cahier a été rattaché grâce à une enquête récente à la prestigieuse maison Barbedienne.
Fondée en 1838 par Ferdinand Barbedienne et active jusqu’en 1954, multi-récompensée aux grandes Expositions internationales, cette fonderie est renommée avant tout pour sa production de bronzes artistiques – c’est notamment là que seront fondus bon nombre des bronzes d’Antoine-Louis Barye. Si l’activité de fonte de bronzes d’art est bien connue grâce à une thèse et un ouvrage récent de Florence Rionnet, sa production de pièces émaillées a quasi été passée sous silence jusqu’à aujourd’hui, même si le marché de l’art s’y est intéressé – comme Éric Gasquet et Didier Luttenbacher, que je remercie pour nos discussions et la transmission d’un mémoire sur le sujet, ainsi que Philippe Zoï, qui travaille sur un ouvrage à ce propos. Cette production d’objets décoratifs semi-utilitaires n’était en effet pas l’activité principale de la maison Barbedienne, mais celle-ci en tirait une diversification appréciable de l’esthétique de ses magasins, les émaux colorés ravivant la relative monotonie des bronzes non émaillés dans les boutiques.
Conservé « dans son jus » et, à notre connaissance, unique document de ce type, ce recueil de 33,5 cm sur 25 cm présente 176 pages portant des dessins à la plume soignés, très colorés, à l’aquarelle ou à la gouache, parfois dorés, et quelques croquis au graphite. Ces dessins demandent un effort d’imagination pour se représenter l’objet dont il est question, car seules les plaques émaillées sont représentées, comme on peut le voir ci-dessus, en comparaison avec les objets réalisés. Les parties non émaillées (anse, pieds, socle, etc.) qui sont montées par vissage ou emboîtement, ne sont majoritairement pas figurées ici, ce volume s’intéressant en premier lieu à la préparation de l’étape de l’émaillage.
Les types d’objets représentés sont variés : luminaires, encriers, vases, coupes, jardinières, pendules, boîtes et, pour l’orfèvrerie religieuse, différents modèles de croix. Miroir de l’éclectisme et de l’historicisme du temps, le recueil montre que la maison Barbedienne suit la mode, avec des styles historiques médiévaux, byzantins, Renaissance, Louis XIV et Louis XVI, mais aussi persans, chinois ou plus japonisants. Il est d’ailleurs notable que les styles utilisés forment un écho de l’histoire de la technique même de l’émail, très appréciée des mondes asiatiques et dont la période médiévale européenne est marquée par la production de Limoges. Heureux hasard du calendrier des collections, l’enquête sur ce volume a croisé l’entrée par don au musée des Arts décoratifs de huit pièces, dont les modèles se retrouvent tous dans ces pages. Plusieurs autres collections muséales retrouvent leurs objets documentés dans le volume, en particulier le musée d’Orsayet le MAK de Vienne, mais aussi le château de Compiègne, le Victoria & Albert Museum ou des musées américains.
Ce volume a sans doute été enrichi jusqu’à une période assez tardive et pourrait dater des années 1880-1890, alors que la production de pièces émaillées chez Barbedienne commence dès les années 1850. Certains des modèles représentés ont été créés par l’ornemaniste star de la maison à partir de 1855, Louis-Constant Sévin– qui, à l’Exposition universelle de la même année, avait présenté avec Jean-Valentin Morel la coupe Hope, qui vient de rejoindre les collections du musée d’Orsay. Cependant, même si ses modèles continuent à être utilisés, Sévin décède en 1888, donc avant une partie des dates inscrites ici et là sur le recueil. Les autres émailleurs de la maison (comme Fernand Thesmar qui excellera dans l’émail translucide et travaillera avec la manufacture de Sèvres) sont très peu connus et seuls quelques noms sont parvenus jusqu’à nous, comme celui de Fribourg, dont on ignore presque tout hors qu’il était probablement le chef de l’atelier d’émail cloisonné de la maison. Une inscription sur l’intérieur du plat de notre recueil fait de lui son destinataire, de la part d’un autre nom encore mystérieux (« Anatol Regnault » ?).
Si aucun dessin n’est signé, on peut cependant différencier deux qualités de tracé et de mise en couleurs, sans doute par deux mains différentes, la plus tardive avec des dates dans les années 1890. Cet album a peut-être été un cahier d’atelier, où le travail était collectif comme dans toute la chaîne de production de Barbedienne. Il aurait alors pu passer d’un ouvrier à l’autre et être enrichi en fonction des responsabilités d’atelier, gardant une trace précise des modèles produits, dont certains sont repris pendant toute la période. Certains de ces modèles présentent d’ailleurs plusieurs variantes dans les couleurs d’émail, ce qui tend à prouver l’objectif de garder la trace des combinaisons de couleurs utilisées plus que des modèles eux-mêmes ; quelques dessins comprennent des mentions précises de la gamme colorimétrique d’émail utilisée, confortant cette hypothèse. E. Gasquet et D. Luttenbacher soulignent que la maison produit ces pièces émaillées selon la même logique que ses bronzes d’art, donc à la pièce et à la main, et non en série, de manière industrielle, ce qui explique aussi les multiples variations de modèles – la panse de la buire du MAD reprend ainsi avec d’autres couleurs le corps de la bonbonnière qui la voisine désormais dans les collections. La maison produit des émaux peints à partir des années 1860, qui correspondent à une technique assez différente des pièces concernées par nos dessins, ceux-ci se rapprochant davantage de la technique de l’émail cloisonné, avec des couleurs opaques.
Élément particulièrement intéressant et qui ouvre de nombreuses pistes, les noms des modèles sont inscrits à côté des dessins, ce qui apporte un repère nouveau dans cette production mal connue. Certains modèles sont catégorisés selon le style utilisé, d’autres par des noms propres : on trouve ainsi mention d’une « pendule Attarge », portant le nom du ciseleur Désiré Attarge. Le nom « Herter et Brothers » fait quant à lui référence à la firme qui distribue la production Barbedienne aux États-Unis ; c’est d’ailleurs par ce biais que le richissime magnat américain Henry Vanderbilt acquiert une pièce exceptionnelle présentée à l’Exposition universelle de Paris en 1867 et conservée aujourd’hui dans les collections du Metropolitan Museum de New-York, un cabinet entièrement recouvert de plaques émaillées, détaillées dans plusieurs pages de notre recueil.
En l’absence d’archives subsistant de la maison Barbedienne, ce volume de dessins offre un nouveau regard sur la production de pièces émaillées de cette entreprise, dont témoignaient jusqu’ici essentiellement les catalogues imprimés (mais qui évoluent peu sur la période et sont peu descriptifs) et les pièces arrivées jusqu’à nous (dont certaines sont signées, mais pas toutes). Quelques clés de compréhension nous manquent encore, notamment le document correspondant aux numéros de « poncis » ou poncifs qui parsèment le recueil, ou l’identification de certains noms. Sorti de l’anonymat, ce document va être nettoyé et restauré, puis numérisé pour être accessible à un large public, qui pourra se perdre sans limite dans ses ornements.
Sophie Derrot, département de la Bibliothèque et de la documentation