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De l’atelier au manuscrit : rencontres avec des maîtres calligraphes
Mis à jour le 3 décembre 2025
Institution
Auteur : Johanna Cozzolino, Matthias Egger et Camille Grandpierre
Le projet Calligraphies en caractères arabes dans les zones frontières du monde islamique (CallFront), dirigé par Eloïse Brac de la Perrière, en collaboration avec Maxime Durocher (Sorbonne Université), explore la richesse et la diversité des styles calligraphiques nés en dehors des grands centres historiques de l’Islam – là où ont été établies les règles de la calligraphie en caractères arabes dite classique (l’Égypte, l’Irak, l’Iran, la Syrie…). Financé par l’Agence nationale de la recherche (ANR-22-CE54-0015) pour la période 2023-2026, le projet s’intéresse à la manière dont, de l’Espagne à la Chine, en passant par le Maghreb, l’Afrique subsaharienne, l’Anatolie, les Balkans, l’Inde ou l’Asie du Sud-Est, ces écritures révèlent des formes, des usages et des esthétiques singulières, souvent éloignées du canon classique.
Quand la pratique devient la clé pour comprendre les écritures arabes
Aux frontières du monde islamique, les écritures arabes ne reposent sur aucun traité de référence, contrairement aux calligraphies classiques, qui s’appuient sur un canon bien établi. Leur étude s’avère d’autant plus complexe que les sources textuelles les documentant sont quasi inexistantes. Les savoirs – proportions des lettres, techniques d’écriture, préparation des encres, des matériaux et des supports – se sont transmis oralement, au fil d’apprentissages exigeants et réservés aux initiés. Pour les recenser, l’équipe du programme CallFront collabore avec plusieurs maîtres calligraphes et est partie à la rencontre de trois d’entre eux : Belaïd Hamidi au Maroc, Cheikh Hamou au Sénégal et Haji Noor Deen en Chine.
Maîtres calligraphes : savoir, création et transmission
Les calligraphes ne sont pas seulement des artistes : ils sont les premiers spécialistes et transmetteurs d’une tradition vivante qu’ils incarnent. Cheikh Hamou en est une illustration particulièrement éloquente, tant son rôle dans la production manuscrite islamique contemporaine en Afrique de l’Ouest, de Dakar à Tombouctou, est central. Spécialiste des sciences islamiques, il a occupé une position majeure au sein du principal dépôt de manuscrits arabes du continent africain. Formé par les grands calligraphes de la région, il est aujourd’hui l’un des derniers représentants de la calligraphie arabe locale. Auteur de nombreux travaux sur l’histoire des manuscrits et ayant formé de nombreux étudiants, il produit depuis vingt ans ses propres œuvres et recopie des manuscrits locaux, perpétuant ainsi un héritage à la fois artistique et savant.
Une approche concrète des écritures grâce au témoignage de ceux qui les façonnent
Pour appréhender ces écritures, il est essentiel de saisir le geste qui les anime. Lors de la mission d’une partie de l’équipe CallFront à Fès, au Maroc, le calligraphe Belaïd Hamidi a partagé son expertise des écritures maghrébines. Il a présenté ses propres créations, offrant aux chercheurs une illustration vivante de sa technique et de son engagement envers son héritage. Son expertise s’est également révélée précieuse lors de l’étude de plusieurs manuscrits médiévaux conservés à la Bibliothèque de la Qarawiyyin. Grâce à son expérience pratique, il a pu éclairer les chercheurs sur les choix et les solutions adoptées par le copiste de l’époque face à certains passages complexes à réaliser. Par exemple, pour garder un aspect régulier au sein du texte, le scribe pouvait remplir un espace vide à la fin d’une ligne en utilisant des formes de lettres inhabituelles ou en coupant un mot en deux.
Mieux comprendre les formes par la découverte de leur contexte de création : outils, matériaux et environnements de création
L’environnement matériel et artistique des calligraphes éclaire directement la forme et la diversité des écritures. En Chine, lors de la démonstration du maître calligraphe Haji Noor Deen, l’équipe CallFront a pu découvrir les outils qu’il utilise, hérités de la tradition des « Quatre trésors du lettré » – pinceau, encre, pierre à encre et papier – et leur importance pour la calligraphie. Il a également présenté ses différents outils : le pinceau, le qalam (calame, instrument utilisé pour écrire sur un support manuscrit souple) en roseau ou en bambou, ainsi qu’un qalam spécial qu’il a lui-même conçu. Hors de son atelier, lors de visites dans plusieurs mosquées, l’équipe CallFront a mesuré à quel point le fait d’avoir grandi au milieu de ces monuments imprégnés d’inscriptions arabes avait nourri le calligraphe, et comment la rencontre entre cet art et les influences esthétiques chinoises conférait à la calligraphie arabe en Chine une harmonie véritablement unique.
La collaboration entre les chercheurs et l’équipe de calligraphes professionnels, coordonnée par Nuria Garcia Masip, constitue ainsi l’une des spécificités importantes du projet CallFront. Cette synergie représente un atout indispensable pour la mission essentielle du projet : reconstituer et documenter les gestes, les outils et les procédés à l’origine de styles et de traditions calligraphiques aujourd’hui en voie de disparition, voire totalement oubliés.