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Man Ray, Both Lee Millers in Their Original Suits, photomontage, vers 1930
Tous les jours 20 ans !
Pour les 20 ans de la création de l’INHA, les agents et agentes de l’institut ont sélectionné des documents entrés dans les collections de la bibliothèque ces vingt dernières années et vers lesquels leur cœur les portait. Patrimoniaux ou plus courants, ces documents seront exposés au centre de la salle Labrouste tout au long du mois de janvier 2022, à raison d’un par jour, accompagné d’un texte écrit par la personne qui l’a choisi. Ces présentations reflètent les rapports personnels que nous entretenons toutes et tous à l’art, à son histoire et ses sources, au-delà de la dimension scientifique. Vous retrouverez également ces textes au fil des jours sur le blog de la bibliothèque.
Man Ray (1890-1976)
Both Lee Millers in Their Original Suits, vers 1930
Photomontage, tirage argentique sur papier
15,7 × 11,4 cm
INHA, Autographes 213, 36, 13
Achat en vente publique, Aguttes (Paris), 1er avril 2019
En 2009, un ami m’offre le catalogue de l’exposition La Subversion des images, édité par le Centre Pompidou. En couverture est reproduite la photographie Neck (Portrait of Lee Miller), attribuée conjointement aux deux artistes Man Ray et Lee Miller, qui date de 1930 environ. Ce catalogue m’est cher, je me rappelle la texture particulière de sa couverture matte et gommée, et en examiner les images excite tant ma curiosité que mon imagination, nourrie alors des histoires du Paris bohème des surréalistes. Quelques années plus tard, je lis une biographie de Lee Miller, et me reviennent en mémoire ces photographies. Ce même cou, je le retrouvai non pas une mais deux fois sur l’étrange double portrait Both Lee Millers in Their Original Suits.
Lee Miller est une artiste dont la vie, romanesque au sens propre, ne peut que fasciner : mannequin, notamment pour Vogue, elle sera ensuite photographe et correspondante de guerre à la fin de la seconde guerre mondiale, avant de tirer un trait sur toute cette partie de son existence. Âgée de 22 ans, elle rencontre Man Ray à Paris en 1929 et, plus qu’une muse, devient sa collaboratrice, s’initiant à ses côtés à la photographie. Ensemble, ils expérimentent, créant des procédés comme celui de la solarisation. L’autobiographie de Man Ray Autoportrait, parue en 1964, est plus qu’allusive sur l’histoire pourtant passionnelle qui unit celui qui n’était déjà plus Emmanuel Radnitzky et Lee Miller. Car en 1932, elle le quitte et rejoint New York, mettant fin à leur histoire personnelle et artistique. De leur intense passion subsistent ces œuvres.
Il y a des images de Lee Miller très connues, comme la photographie d’elle nue dans la baignoire d’Hitler à la veille du suicide de celui-ci, par David Scherman pour Life. Et d’autres qui sont bien moins documentées, comme le double portrait conservé par la bibliothèque de l’INHA, dont la trajectoire reste incertaine.
La prise de vue date à n’en pas douter du début des années 1930, de la période parisienne de Lee Miller. Le tirage est annoté au crayon de la main de Man Ray : « Retouch throat of lower head », retoucher le cou de la tête la plus basse. Ce cou si souvent photographié par l’artiste, image de ses recherches sur l’anatomie, de son inspiration par les formes des tableaux d’Ingres. Une bande de papier, collée au bas de l’image, porte le titre dactylographié : Both Lee Millers in their original suits. Ces « costumes originaux », à qui appartiennent-ils ? À des hommes assurément, des militaires peut-être si l’on en croit les boutons ? De quelle autre photographie ont-ils été découpés ? Le tirage argentique ovale conserve son mystère : il ne comporte ni tampon ni signature, l’annotation impliquant que c’est une version de travail, pas une œuvre définitive.
On en retrouve la trace près de vingt ans plus tard dans l’œuvre de Joseph Cornell : en 1948-1949, il réalise un collage à partir de cette photographie, intitulé Portrait of Lee Miller. Pour celui-ci, le cou de la tête du bas de l’image n’a pas été retouché par rapport à la version initiale de Man Ray. Existe-t-il une version où cela a été le cas
En dépit de ces incertitudes, l’œuvre paraît familière, entrant en résonance avec les autres images de Lee Miller, et les photomontages des surréalistes. Lee Miller qui est double. Elle est elle-même, et elle est une autre. Elle est là, et elle est ailleurs. S’agit-il de la même prise de vue, peut-on s’interroger au premier abord ? L’intensité des noirs, la lumière du tirage de chacun des visages diffère, mais c’est bien la même, une femme multiple. Comme si une seule Lee Miller n’était pas suffisante, comme si à l’instar d’Ève issue de la côte d’Adam, l’artiste tout-puissant avait eu la faculté de démultiplier la Femme. Et cette femme en particulier, qui toute sa vie oscilla entre ombre et lumière. Double.
Lee Miller, Duchamp, Cornell, Man Ray : tous ont pour point commun d’avoir travaillé avec le galeriste new-yorkais Julien Levy (celui-là même qui lança la mode des cocktails de vernissage d’exposition !), au cœur de la galaxie surréaliste. C’est au sein d’un lot incluant diverses lettres signées par Man Ray adressées à ce dernier que ce photomontage a été acquis par l’INHA en 2019 dans une vente publique.
On y compte trois autres photographies, dont des modèles d’échiquiers sur lesquels Man Ray travaillait avec son ami Marcel Duchamp, rencontré dès 1915. Duchamp qui, dans les années 1940, avait bénéficié de l’expertise en fabrication de boîtes de Cornell pour l’aider à réaliser son petit musée portatif De ou par Marcel Duchamp ou Rrose Sélavy, son œuvre aussi connue sous le titre Boîte-en-valise. La bibliothèque de l’INHA détient aussi un exemplaire de sa Boîte verte, datant de 1934, ainsi que des correspondances entre Marcel Duchamp et Julien Levy, détaillant son élaboration et sa commercialisation. Ces lettres, comme celles de Man Ray écrites depuis Paris, New York ou encore Hollywood, si elles documentent les relations avec les galeries et l’écosystème artistique de ces années, sont aussi très personnelles : on y lit l’égo du photographe, sa foi en la valeur de son art, son humour aussi. Éternellement « unconcerned, but not indifferent », comme le dit l’épitaphe sur sa pierre tombale au cimetière du Montparnasse.
Je me suis souvent demandé ce qui me plaisait tant dans les photographies de Man Ray et plus particulièrement ses représentations des femmes, nues ou vêtues, impassibles ou rieuses. Je me souviens aussi de l’émotion face aux photographies de Nancy Cunard, de la même époque, avec tous ses bracelets qui courent depuis ses poignets tout au long de ses bras. Pour André Breton, « Man Ray a cet œil de grand chasseur, cette patience, ce sens du moment pathétiquement juste où l’équilibre, du reste le plus fugitif, s’établit entre l’expression d’un visage, entre la rêverie et l’action » (« Les visages de la Femme », dans Photographs by Man Ray 1920-1934). Je crois qu’il s’agit de la tension entre la poésie et la matérialité, la beauté des images et ce que l’on devine de ces femmes, ce que l’on peut en imaginer, la passion et surtout la liberté qui en émanent.
Marie Garambois, service des Services aux publics