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Lustmord : Sexual Murder in Weimar Germany (1995)
Bilan d'une enquête sur les « Lustmorde » par Maria Tatar
Les collections de l’Institut national d’histoire de l’art regorgent de trésors insoupçonnés des lecteurs… En 1995, l’universitaire américaine Maria Tatar publie un ouvrage intitulé Lustmord : Sexual Murder in Weimar Germany, travail absolument passionnant que les lecteurs de la bibliothèque de l’INHA ont la chance de pouvoir consulter !
Professeur à l’université Harvard aux États-Unis, Maria Tatar s’inscrit dans la lignée des Gender Studies, et étudie dans son ouvrage de 1995 le rapport masculin/féminin pendant la République de Weimar par le prisme des représentations de crime sexuel, ou « Lustmord » en allemand. Le terme « Lustmord », intraduisible dans une autre langue, désigne un meurtre motivé par une pulsion sexuelle qui ne se satisfait pas, ou pas seulement, d’un rapport physique mais d’une violence, d’un sadisme, engendrant la mort de la victime.
Cette idée de satisfaction sexuelle par la violence a souvent été dénoncée dès 1914 par des médecins de l’armée allemande. On parle alors à l’époque « d’épidémie ». Il s’agit en fait d’un phénomène engendré par le traumatisme de la guerre chez les soldats, un transfert des pulsions sexuelles, qui ne se développent plus dans un cadre intime mais au combat, et qui vont alors dans certains cas être redirigées vers un autre homme. Dans les années 1920, et début 1930, l’Allemagne se voit secouée d’affaires plus sordides les unes que les autres, relayées perpétuellement par la presse. La thématique du crime étant omniprésente, elle constitue alors une formidable ressource artistique pour certains peintres, écrivains et cinéastes, dont Maria Tatar fait des études de cas. Elle sort ainsi de sa spécialité, la littérature d’enfant allemande, pour analyser la production picturale, photographique, littéraire et cinématographique allemande pendant la République de Weimar (1919-1933).
Tatar Maria, Lustmord : sexual murder in Weimar Germany, 1995. Illustration : Grosz George, John, le tueur de femmes (John, der Frauenmörder), 1918, huile sur toile, 86,5 x 81,2 cm, Hambourg, Kunsthalle.
Les crimes sexuels : contextualisation historique, sociale et culturelle
Le livre est ordonné en deux parties : la première, « Sexual Murder : Weimar Germany and Its Cultural Legacy », correspond à une large contextualisation du sujet d’étude. Dans cette partie, Maria Tatar ne se cantonne pas qu’à la culture allemande des années 1910-1930. Elle veut montrer que le crime fascine, et ce dans tout le monde occidental. Elle débute chacun de ses chapitres par une citation en exergue en rapport avec le thème de celui-ci ; elle cite d’abord le cinéaste américain Brian de Palma (1940 – ), « I don’t particularly want to chop up women but it seems to work ». Par cette mention, Tatar met l’accent sur l’idée, très reprise par la suite, que ce phénomène de crime sexuel présent dans l’art et surtout dans la société allemande elle-même est en partie dû à l’industrialisation et à la modernisation de l’Allemagne à la fin du XIXe siècle. Lorsque l’on pousse davantage nos recherches, on découvre assez facilement la citation complète de De Palma : « If people are worried about aggression, then we shouldn’t live in a capitalist society. Capitalism is based on aggression, and violence against women has to do with that aggression… I don’t particularly want to chop up women but it seems to work ».
Maria Tatar n’a pas choisi cette citation au hasard ; elle véhicule l’idée que la violence est liée au capitalisme, et plus largement à l’industrialisation des pays occidentaux au cours du XIXe siècle. Mais pourquoi l’Allemagne est-il le seul pays à connaître un phénomène aussi important ? Du point de vue de son industrialisation, le pays est d’abord en retard par rapport à l’Angleterre et à la France, mais rattrape ce retard de manière fulgurante à la fin du XIXe siècle, ce qui décuple les conséquences sociétales de ce changement. Dans cette première partie, Tatar traite également de véritables « Lustmörder » par le biais de la psychologie du meurtrier. Elle se penche plus particulièrement sur l’affaire Peter Kürten (1883-1931), surnommé le « Vampire de Düsseldorf ». Cet homme est aujourd’hui encore l’un des plus célèbres tueurs en série d’Allemagne, une sorte de Jack l’Éventreur national. Il sévit à la fin des années 1920 et a d’ailleurs inspiré à Fritz Lang (1890-1976) son fameux M le Maudit (1931). Maria Tatar montre à partir de ce cas et de comptes rendus d’entretiens psychiatriques de tueurs de la même trempe, l’idée commune selon laquelle la mère est responsable des actes de son fils. Le traumatisme (quel qu’il soit) qu’elle aurait infligé à son fils pendant l’enfance laisserait une marque qui, plus tard, se traduirait en crimes sexuels, sorte de vengeance – généralement envers des femmes, associées à la figure maternelle.
Études de cas : quels mobiles pour les artistes ?
Dans la seconde partie de son ouvrage, l’auteur propose des études de cas concernant des artistes, écrivains et réalisateurs allemands de l’époque. Elle choisit de contenir son étude du domaine pictural à la production de deux artistes, Otto Dix (1891-1969) et George Grosz (1893-1959). Tatar étudie ensuite le roman de l’écrivain Alfred Döblin (1878-1957), Berlin Alexanderplatz, de 1929, et enfin Fritz Lang et son M le Maudit.
Döblin Alfred, Mac Orlan Pierre (préf.), Berlin Alexanderplatz, traduit de l’allemand par Zoya Motchane, Paris, Gallimard (coll. Folio, n°1239), 1981 (édition originale en 1929). Illustration : Grosz George, Crépuscule (Dämmerung), vers 1921. In : Ecce Homo, 1922, lithographie en couleur, 51,5 x 40,5 cm.
Dans ces études de cas, on retrouve les hypothèses formulées par l’auteur au début de l’ouvrage sous une forme théorique. Par exemple, le chapitre sur le film de Lang permet à Maria Tatar de mettre l’accent sur la dimension genrée du sujet en dévoilant les mentalités, et surtout la moralité, que Lang expose à la fin de son film : les mères des victimes sont considérées comme responsables de ce qui arrive à leurs enfants. Elles ont fauté puisque leur rôle de femme et de mère était de les protéger. Tatar fait également un rapprochement entre le film de Fritz Lang et le livre d’Alfred Döblin ; elle y constate le même phénomène de victimisation du coupable. Chez Döblin, la narration permet au lecteur d’avoir de l’empathie pour le tueur et de comprendre par quelles étapes il est passé avant d’en arriver là. Chez Lang en revanche, le procédé de victimisation passe par la maladie. Le tueur est exempté de toute responsabilité car ce sont les voix qu’il entend qui le poussent à tuer des fillettes.
En ce qui concerne Otto Dix et George Grosz, Maria Tatar étudie dans deux chapitres distincts non seulement la production de ces deux artistes en lien avec le sujet des « Lustmörder » mais également leur rapport personnel à la femme, qui transparaît dans certaines œuvres comme dans leur correspondance respective – particulièrement celle de George Grosz. Les deux chapitres étant à la suite, on découvre que les deux artistes ont des motivations et une conception de la femme extrêmement différentes.
En effet, on trouve dans le texte de Tatar, comme dans les citations qu’elle fait d’Otto Dix, une forte analogie entre la femme et la Terre par leur force (pro)créatrice. Elle développe l’idée que l’homme, et en particulier l’artiste, craint la femme et se sentirait inférieur à elle, qui possède la capacité de procréer. Elle met en rapport la procréation de la femme et la création artistique d’Otto Dix, et voit dans les représentations de crime sexuel de ce dernier le désir de détruire ce pouvoir spécifique à la femme par sa propre créativité, qui deviendrait alors supérieure.
Ce n’est pas du tout le cas de George Grosz qui énonce clairement dans plusieurs lettres adressées à son beau-frère sa conception de la femme. Pour lui, la femme est superficielle, elle n’est que chair. Cette idée se retrouve dans ses représentations de crime sexuel par les blessures qu’il inflige à ses victimes fictives : il les découpe, les transformant ainsi en pantins désarticulés ou en morceaux de viande. De manière plus large, cette conception de la femme est liée à son caractère sexuel, charnel qui transformerait les hommes en animaux. Maria Tatar inclut d’ailleurs un dessin de ce dernier datant de 1912-1913, intitulé Circé. C’est un thème cher à Grosz qui continue à le représenter par la suite.
Löffler Fritz, Otto Dix, 1891-1969, Œuvre der Gemälde, Recklingenhausen, Bongers, 1981. Illustration : Otto Dix, Trois Prostituées dans la rue (Drei Dirnen auf der Strasse), 1925, huile et tempera sur bois, dimensions inconnues, Hambourg, coll. privée.
Dans ce livre, Maria Tatar présente un projet très ambitieux. Elle perpétue les Gender Studies en proposant un travail interdisciplinaire, mêlant art, littérature, cinéma, psychologie, sociologie et histoire, et montrant la place centrale du « Lustmord » dans la culture allemande, symptôme d’une sorte de guerre des sexes. Cependant, la seconde partie de l’ouvrage est réductrice car l’auteur n’exploite pas toutes les pistes de lectures possibles, en particulier chez Dix et Grosz, comme la lecture satirique ou ironique. Dans le domaine pictural, elle a également restreint de manière significative le sujet à deux artistes, les deux plus connus, alors que chez des peintres tels que Rudolf Schlichter (1890-1955) et Heinrich Maria Davringhausen (1894-1970), ce sujet prend énormément d’importance. L’auteur a cependant réussi à mener à bien des recherches considérables sur un sujet peu étudié. Ce livre reste ainsi, malgré tout, un incontournable pour l’étude des crimes sexuels en Allemagne.
Mathilde des Bois, service du Patrimoine
Référence bibliographique
- Maria Tatar, Lustmord : Sexual Murder in Weimar Germany, Princeton, Princeton University Press, 1995.