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Louis Legrand : de barre en bar
Louis Legrand : de barre en bar
La bibliothèque de l’INHA conserve de nombreux trésors dont une collection exceptionnelle d’estampes modernes qui offre un panorama de l’art de la gravure des XIXe et XXe siècles. Notre bibliothèque numérique vous donne un aperçu de ce fonds remarquable de pièces rares parfois uniques : monotype de Degas, bois de Gauguin, lithographie de Renoir, affiche de Toulouse-Lautrec… Mais, à côté de ces grands noms, figurent également des artistes moins connus du grand public qui méritent d’être découverts ou redécouverts. C’est le cas de Louis Legrand (1863-1951) qui vient de rejoindre nos rayonnages virtuels avec deux albums : Les Bars, composé de huit pointes sèches, et Les Petites du ballet, composé de quatorze eaux-fortes.
Né à Dijon en 1863, Louis Legrand commence une carrière d’employé de banque, mais ses dispositions pour le dessin sont incontestables et lui permettent d’être admis comme pensionnaire à l’école des beaux-arts de Dijon. Il quitte sa ville natale pour rejoindre Paris en 1884 où Félicien Rops l’initie aux différentes techniques de la gravure. Dès 1887, il collabore au journal Le Courrier français . Son premier dessin paraît dans le numéro du 2 octobre. Il s’agit d’un diptyque symbolisant l’automne, saison des derniers fruits et surtout des premiers froids que ressent amèrement ce Parisien rentré de villégiature à qui son concierge tend une quittance de loyer et un lot de factures à payer : tailleur, bottier, chemisier, dentiste, fumiste, etc. Au sein des colonnes du Courrier, il adopte la mort et la déchéance comme thèmes de prédilection. Il se plie à la tradition frondeuse et cynique de l’hebdomadaire fondé et dirigé par Jules Roques. D’ailleurs deux de ses compositions lui attirent une condamnation : l’une est une eau-forte ayant pour sujet la prostitution (dans le numéro du 24 juin 1888) et l’autre est un portrait à charge d’Émile Zola (dans le numéro du 30 mars 1890). Poursuivi pour outrage à la morale, il doit purger une courte peine d’emprisonnement à Sainte-Pélagie. Il abandonne alors la carrière d’illustrateur satirique.
Il revient donc à des motifs plus consensuels et illustre, en mai 1891, un supplément de Gil Blas intitulé Les Excentricité de la danse. La danse devient pour Legrand une véritable source d’inspiration, un répertoire de formes qui lui permet de satisfaire son amour du trait et du modelé. En 1892, Eugène Rodrigues fait appel à ses services pour son ouvrage Cours de danse fin de siècle dans lequel il nous entraîne dans les établissements montmartrois aux côtés de La Goulue ou de Grille-d’égout. Dans son album Les Petites du ballet, publié en 1893 par son ami et éditeur attitré Gustave Pellet, Legrand passe du Moulin-Rouge à l’Opéra. Il ne s’intéresse plus à la danseuse experte en représentation mais à la jeune apprentie qui se forme au métier. Les planches décrivent le travail effectué en coulisse (la préparation vestimentaire, le coiffage, l’échauffement à la barre, les exercices indispensables à l’entraînement). Le recueil s’ouvre sur l’image d’une fillette indécise au seuil de la salle de répétition. Son bras droit levé au-dessus de sa tête trahit son appréhension, sa mère dans l’ombre l’accompagne pour ses premiers pas dans ce nouvel univers. Les eaux-fortes suivantes sont autant d’instantanés de ce que va devenir son quotidien de ballerine. Elles portent l’empreinte de l’effort, de la fatigue et de la difficulté vaincue.
Louis Legrand, Les Petites du ballet : En nage, eau-forte, 1893. Paris, bibliothèque de l’INHA, FOL EST 240. Cliché INHA
L’exemplaire de ce recueil conservé à la bibliothèque a appartenu à Gustave Pellet et porte le cachet de sa collection. C’est le cas également pour le second album que nous vous proposons de feuilleter : Les Bars. Ce dernier possède en plus la particularité d’être fait de tirages avec remarques marginales. Empruntée aux typographes qui l’emploient pour qualifier les corrections apposées dans les marges, cette terminologie, appliquée à la gravure, désigne les croquis tracés dans les marges ou parties blanches des estampes. Ces petites esquisses réalisées lors de l’exécution étaient utiles au graveur pour tester sa pointe sur la matrice ou pour se rendre compte du degré de morsure de la plaque. Effacées avant le tirage définitif destiné à la commercialisation, leur présence indique qu’il s’agit d’une épreuve d’essai, un état d’estampe très prisé des amateurs éclairés. Les collectionneurs recherchent ces tirages avec remarques car ils sont rares donc précieux. Pellet en a bien conscience lorsqu’il édite Les Bars en 1909 et il décide de tirer trente exemplaires sur papier Japon avec remarques, d’autant plus que Louis Legrand a déjà acquis une certaine notoriété. En effet, l’artiste expose régulièrement gravures, peintures et pastels chez Gustave Pellet, Samuel Bing, Georges Petit, ainsi qu’au Salon de la Société nationale des beaux-arts (de 1899 à 1912). Il suscite l’enthousiasme du public et de chaleureux éloges des critiques. Les déboires avec la justice qu’il connut à ses débuts ne sont plus qu’un lointain souvenir. Il reçoit une médaille d’argent à l’Exposition universelle de Paris en 1900 et obtient le grade de chevalier de la Légion d’honneur en 1906 (puis celui d’officier en 1913).
Louis Legrand, Les Bars : Le Pochard (avec remarque : Femme en chapeau vue de dos), pointe sèche, 1909. Paris, bibliothèque de l’INHA, FOL EST 239. Cliché INHA
Ce qui plaît dans le style de Louis Legrand ? Camille Mauclair, dans la monographie qu’il lui consacre en 1910, le résume en ces termes : « Au fond, il y a son talent, et tout le mystère c’est que cet être est né pour graver comme l’oiseau pour voler sans se douter des principes de l’aviation […]. Ce qui reste indéniable, c’est que ses eaux-fortes ne ressemblent à celles de personne et laissent derrière elles tout ce que l’art moderne, si riche pourtant en virtuoses du genre, a pu produire […]. Ces noirs, ces blancs, ces gris veloutés, ces éclats et ces tendresses, ces modelés d’un charme inouï, ces morsures magnifiques, ces effleurements insaisissables, il n’est qu’un homme, dans l’art actuel, pour les obtenir. Il se joue de son art, on sent que la difficulté n’existe pas pour lui. Il n’en abuse pas pour exécuter des morceaux de bravoure : elle est sa langue naturelle et il s’en sert juste pour dire son sentiment ou son idée, qui seuls comptent ».
Élodie Desserle
service de l’Informatique documentaire
En savoir plus
- Victor Arwas, Musée Félicien Rops (Namur, Belgique), Louis Legrand : catalogue raisonné, London, Papadakis, 2006.
- Pierre Quarré, Jean Adhémar, Louis Legrand peintre-graveur 1863-1951, Dijon, Musée, 1953.
- Camille Mauclair, Louis Legrand : peintre et graveur, Paris, H. Floury et G. Pellet, 1910, disponible en ligne.
- Gustave Kahn, Louis Legrand & son œuvre (Collection : L’Art et le beau no 5), Paris, Librairie artistique et littéraire, 1907, disponible en ligne.
- L. Roger-Milès, Louis Legrand peintre, graveur, illustrateur, Paris, Ch. Meunier, 1902.
- Erastène Ramiro, Louis Legrand, peintre-graveur : catalogue de son œuvre gravé et lithographié, Paris, H. Floury, 1896.