Lithographies de Ker-Xavier Roussel (1867-1944)La Bacchante, le Centaure

L’exposition Ker Xavier Roussel : jardin privé, jardin rêvé présentée jusqu’au 11 novembre 2019 au musée des impressionnismes de Giverny est l’occasion d’évoquer la présence de seize lithographies de cet artiste, conçues pour l’illustration des deux poèmes en prose Le Centaure et La Bacchante de Maurice de Guérin (1810-1839). Le second fut souvent publié à la suite du premier, dans les nombreuses éditions qui se sont succédé au XXe siècle. Les profondes affinités de Roussel pour l’Antique et l’édition de ses Paysages1 en 1897, poussèrent le galeriste et éditeur Ambroise Vollard à proposer en 1910 à l’artiste d’illustrer Guérin. Ce n’est que dans les années 1930 que Roussel livra ses projets ; le lithographe Clot commença l’impression mais il était trop tard pour le livre : Vollard mourut en 1939, interrompant l’édition. Cela n’empêcha pas Roussel d’y œuvrer jusqu’à sa mort en 1944.

La très grande majorité des œuvres de Roussel est dédiée à la mythologie ou plutôt, comme l’écrit le spécialiste de l’artiste, Mathias Chivot – à qui nous empruntons la plus grande partie de ce qui suit – à sa mythologie, déclinaison d’une vie idéale dans un ailleurs clos sur lui-même. Roussel a très tôt éprouvé le besoin de s’isoler pour peindre, de fuir la modernité urbaine pour trouver refuge à la campagne et en faire le lieu de sa création en même temps que le décor de ses élégies. À la différence de Gauguin qui choisit un ailleurs géographique, le « primitivisme » de Roussel s’ancre dans un archaïsme occidental. Sa fascination tient son origine de l’engouement du deuxième XIXe siècle pour une antiquité revisitée par les arts. Mais il pousse loin sa passion, lisant les auteurs dans le texte, grec ou latin, et récitant des poèmes entiers de Virgile ou Pétrarque, comme le relate Thadée Nathanson, ami et grand mécène des débuts de l’artiste. Parmi les affinités intellectuelles de Roussel, il faut aussi citer la poésie parnassienne et Ainsi parlait Zarathoustra dont les conceptions vitaliste et panthéiste enjoignent les hommes à l’exaltation des beautés terrestres.

La célébration des joies du corps au sein d’une nature généreuse et nourricière qui constituait le sujet des grands programmes décoratifs de la Renaissance, a fortement marqué Roussel. Plus que la bacchante2, très présente dans l’art du XIXe siècle – sous des traits prosaïques en peinture et à l’inverse douée d’une vie intérieure chez Guérin – c’est plus souvent son équivalent apollinien, la nymphe, qui peuple la nature déserte mais encore aimable des estampes tardives de Roussel.

Ker-Xavier Roussel, Nymphe causant avec un jeune berger, bibliothèque de l’INHA, cote : Fol Est 701
Ker-Xavier Roussel, Nymphe causant avec un jeune berger, bibliothèque de l’INHA, cote : Fol Est 701
 

L’illustration pour Le Centaure et La Bacchante est l’œuvre au noir de l’artiste la plus achevée – bien que jamais terminée et dont on ne sait ce qui aurait été retenu pour l’édition. C’est une plongée dans la semi pénombre d’instants idylliques ou dramatiques, pénétrée d’une sensibilité tantôt délicate, tantôt farouche. L’état de nature, qui s’exprime par la nudité, est idéalisé. L’été, qui enflamme les peintures de couleurs vives, est ici traduit par les forts accents de luminosité obtenus par la réserve du papier. La belle saison est le prétexte à l’expression d’une sensualité féminine alanguie, une nudité offerte aux personnages alentour, compagnons de circonstance, comparses voyeurs.

Éros imprime sa marque à l’art bucolique de Roussel. L’artiste est attiré pour ce que les mythes portent de crudité3 dans les échanges entre dieux et mortels. Les enlèvements sont légion dans la mythologie. Roussel souscrit à cette vision misogyne mais, en érudit, il choisit d’illustrer la grande débauche mythologique sous forme d’une fable de la liberté primitive.

Satyre courant derrière une nymphe, bibliothèque de l’INHA, cote : Fol Est 701
Satyre courant derrière une nymphe, bibliothèque de l’INHA, cote : Fol Est 701

La figure de la fuite comprise comme jeu érotique fait référence aux gravures grivoises de la mythologie du XVIIIe siècle. L’érudition est là pour faire écran à sa conception sexiste de la sensualité : le Fugit ad salices et se cupit ante videvi (Elle fuit vers les saules mais désire être vue avant) de Virgile – dont Les Bucoliques inspirèrent des générations d’artistes jusqu’à Roussel – pourrait s’appliquer à toutes les œuvres construites sur ce modèle : être vue se dérobant. Voir sans être vu pourrait aussi s’appliquer au spectateur, plusieurs fois placé à proximité de la scène ou « embusqué » derrière les herbes4, pour mieux traduire la captation indiscrète.

L’érotisme n’est pas l’alpha et l’oméga de l’œuvre lithographié. Les nymphes trouvent aussi la tranquillité5 dans le milieu qui leur est cher. Sujet du poème oblige, les centaures peuplent également les lieux non encore touchés par la civilisation. Plus encore que pour la figure de la bacchante, la vie sauvage et méditative de Macarée imaginé par Maurice de Guérin joua un rôle-clef dans la diffusion du motif du centaure au XIXe siècle, dont la vogue culmina dans les années 1890. Combinant Nessos et Chiron, la part animale de l‘homme et la figure civilisatrice, le centaure ne pouvait laisser Roussel indifférent.

Petit centaure au sommet d'un pic, bibliothèque de l’INHA, cote : Fol Est 701
Petit centaure au sommet d’un pic, bibliothèque de l’INHA, cote : Fol Est 701

La ressource lithographique a été l’occasion de déployer une gamme de noirs d’une variété insoupçonnée. Comme dans les peintures, nymphes et satyres s’égayent dans la campagne, mais passés au noir et aux gris, ils acquièrent une épaisseur, un mystère et plongent les plaines éclatantes de lumière dans la pénombre de soleils noirs.

De son passé nabi, l’artiste a conservé ou retrouvé, grâce au crayon gras (et sans doute des instruments plus pointus pour certaines estampes), la tendance à la fusion de la forme et du fond, qui répond à la dernière destination du Centaure de Guérin : « j’irai me mêler aux fleuves qui coulent dans le vaste sein de la terre ». Les silhouettes prolongent parfois les formes du paysage ou se détachent indistinctement d’un environnement qui, sous l’effet du travail obsédant de la matière, tend à l’abstraction. Tendance typique de fin-de-carrière et de baisse de la vue, le dessin s’estompe au profit d’effets de matière et de contraste qui font vibrer les « couleurs » du noir. Le signe graphique tient lieu de signifiant iconique. Ce moment où clarté et noirceur, imprécision et pouvoir d’évocation coïncident, rencontre la poésie guérinienne dans laquelle le protagoniste passe de la caverne, des antres de la montagne, du plus épais de l’ombre, des ténèbres d’un séjour reculé à la libre errance dans une nature sans limite.

Roussel le poète plasticien s’adonnait, pour paraphraser André Chénier, à d’anciens pensers pour faire des vers nouveaux.

Rémi Cariel
Chargé de valorisation des collections

 

Centaure nageant sous l'orage, bibliothèque de l’INHA, cote : Fol Est 701
Centaure nageant sous l’orage, bibliothèque de l’INHA, cote : Fol Est 701
 

Références bibliographiques

Estampes de Ker-Xavier Roussel

Publié par lschott le 6 novembre 2019 à 10:00