Informations sur l’INHA, ses actualités, les domaines et programmes de recherche, l’offre de services et les publications de l’INHA.
Gravé dans le cuivre
Flash info !
Les demandes d’ouvrages stockés au CTLes sont suspendues du 12/10, 16h45, au 22/10, 10h. Le traitement des demandes reprendra alors.
La bibliothèque conserve trois matrices d’estampe gravées par Édouard Manet datant des années 1860-1865. Ces planches forment un témoignage technique de la pratique de l’eau-forte par cet artiste, qui a réalisé au cours de sa carrière une centaine d’estampes.
On désigne sous le terme de matrices les plaques de bois, de pierre ou de métal servant à l’impression d’une estampe. Dans le cas des trois matrices qui nous intéressent ici, il s’agit de plaques de cuivre gravées en taille-douce au moyen des techniques de l’eau-forte et de l’aquatinte, que Manet pratique durant la décennie 1860.
Les planches L’infante Marguerite et Les petits cavaliers témoignent des premières expérimentations de Manet dans ce médium, autour de 1860-1861. L’artiste grave ces estampes d’après deux tableaux du musée du Louvre, alors attribués à Velázquez, peintre qu’il admire. Le portrait de l’infante Marguerite, premier tableau de l’école espagnole entré dans les collections royales françaises sous Louis XIV, est bien de Velázquez. En revanche Réunion de treize personnages, qui a inspiré Les petits cavaliers, serait l’œuvre d’un autre artiste de l’école madrilène. Manet avait réalisé en 1855 une copie peinte à l’huile de ce tableau, aujourd’hui conservée au Chrysler Museum de Norfolk (États-Unis).
Édouard Manet, L’infante Marguerite, cuivre gravé à l’eau-forte, 1861, bibliothèque de l’INHA, EM MANET 22. Cliché INHA
Marcel Guérin, auteur d’un catalogue raisonné de l’œuvre gravé d’Édouard Manet juge L’infante Marguerite comme l’une de ses estampes les plus médiocres : c’est en vérité l’une de ses premières expériences de la gravure. La morsure est certes maladroite, mais la facture annonce déjà l’écriture caractéristique de Manet, faite de petites hachures denses et de traits elliptiques. On y devine l’influence des estampes de Goya, qui a lui aussi débuté en gravure en interprétant des œuvres de Velázquez.
Édouard Manet, Les petits cavaliers, cuivre gravé à l’eau-forte, 1861, bibliothèque de l’INHA. Cliché INHA
Les petits cavaliers, planche gravée peu de temps après, témoigne des progrès rapides de Manet dans la maîtrise formelle du médium. L’artiste était très attaché à cette estampe, qu’il exposa et édita à plusieurs reprises. Les premiers états datent de 1861-1862 : ils aboutissent à une publication de l’estampe dans l’album Huit gravures à l’eau forte par Édouard Manet publié par Cadart en 1862. Après cette première diffusion, Manet retravaille le cuivre mais la planche subit un accident de morsure. Dans une lettre probablement datée de 1867, l’artiste confie à son destinataire, qui lui réclame un nouveau tirage de l’estampe, qu’il faudra du temps pour rattraper la plaque endommagée. Le quatrième état laisse apparaître des traces de brunissoir et de pointe sèche, qui témoignent des retouches effectuées pour corriger l’accident. La matrice sera à nouveau tirée en 1874 pour l’album Édouard Manet. Eaux-fortes, édité par Cadart.
Édouard Manet, Les petits cavaliers (détail), cuivre gravé à l’eau-forte, 1861, bibliothèque de l’INHA. Cliché Johanna Daniel
La troisième matrice de Manet conservée par la bibliothèque date de 1864 : il s’agit du Torero mort, réalisé d’après le tableau Épisode d’une course de Taureaux, que l’artiste venait d’exposer au Salon. La critique avait été particulièrement assassine devant les tableaux présentés par le peintre, que l’on accusait de pasticher Velázquez. La figure du torero mort semble en effet très librement inspirée du soldat mort d’un tableau de la collection Pourtalès, alors attribué à Velázquez.
Bertall, Promenade au salon de 1864, Journal amusant n° 438, Source : gallica.bnf.fr / Bibliothèque nationale de France
À la suite de l’exposition, Manet a détruit son œuvre, n’épargnant de la toile que deux morceaux : la scène de corrida, d’une part, et la figure du Torero mort d’autre part. C’est ce fragment, aujourd’hui conservé à Washington, qu’interprète l’estampe. La gravure témoigne d’une maîtrise plus aboutie de l’eau-forte : la figure est rendue à l’aide d’une multitude de hachures, dont la densité restitue les tons sombres du vêtement. L’aquatinte qui forme le fond et le sol de sable a probablement été réalisée avec l’aide technique de Bracquemond. Manet, peu enclin à la « cuisine de l’estampe », n’hésitait pas à faire appel à des praticiens plus aguerris que lui pour réaliser la pose du grain de l’aquatinte, les morsures à l’acide ou l’impression des tirages. Au sixième état, cependant, Manet reprend l’aquatinte, qu’il atténue au premier plan et couvre d’un réseau de hachures dense pour obstruer le fond.
Edouard Manet, Le Torero mort, cuivre gravé à l’eau-forte et à l’aquatinte, 1864, bibliothèque de l’INHA, EM MANET 21. Cliché INHA
En 1874, Manet réclame à son éditeur, Cadart, de lui restituer ses matrices : « j’apprends que l’on rend aux artistes leur planches. Je voudrais bien rentrer en possession des miennes… »
En 1890, peu après la mort de Manet, les trente matrices qui se trouvaient dans son atelier sont rééditées par sa femme puis vendues. Le marchand éditeur Louis Dumont les acquiert et en fait un nouveau tirage en 1894. Alfred Strölin, son successeur, tire une dernière édition en 1905 sous le titre 30 eaux-fortes originales de Manet. La bibliothèque de l’INHA possède un exemplaire incomplet de ce recueil, diffusé à 100 exemplaires. Après cette ultime impression Strölin perce de deux trous chaque matrice afin d’interdire toute nouvelle exploitation.
Lettre d’Alfred Strölin à Jacques Doucet, 1913, archives de la bibliothèque de l’INHA. Cliché INHA
Une lettre conservée dans les archives de la bibliothèque (documentation Clément-Janin) nous éclaire sur les circonstances de l’entrée des trois cuivres dans les collections : le 25 novembre 1913, Alfred Strölin écrit à Jacques Doucet : « C’est avec plaisir que je vous offrirai quelques cuivres de Manet. Voulez-vous passez un jour les choisir ? » Jacques Doucet était un client régulier du marchand d’art, comme en témoignent les nombreuses factures que nous conservons, qui égrènent les noms des plus prestigieux artistes graveurs de la fin du XIXe siècle : Edgar Degas, Édouard Manet, Mary Cassatt.
Facture d’Alfred Strölin adressée à Jacques Doucet, 14 mai 1907, archives de la bibliothèque de l’INHA, Cliché INHA
Pourquoi Doucet a-t-il souhaité obtenir des cuivres de Manet ? Cette demande correspond probablement à des fins documentaires : en effet, les matrices complètent les tirages, offrant un témoignage technique de la pratique de l’estampe dans la seconde moitié du XIXe siècle. Reste un mystère : pourquoi le collectionneur a-t-il choisi ces trois cuivres et pas d’autres parmi les trente que possédait Strölin ? Nous n’en savons rien.
Vingt-deux des planches restées en possession du marchand entrèrent à la Bibliothèque nationale de France en 1923. La localisation des cinq dernières demeure inconnue.
Édouard Manet, Les petits cavaliers, eau-forte, vers 1863, dernier état, tirage de 1905, bibliothèque de l’INHA. Cliché INHA
En savoir plus :
La bibliothèque de l’INHA conserve une cinquantaine d’estampes d’Edouard Manet, ainsi que les trois matrices en cuivre décrites dans ce billet. La moitié d’entre elles environ ont été numérisées et sont en ligne sur le site de la bibliothèque numérique de l’INHA.
Les estampes en feuilles et les matrices (cotes EM) se consultent sur rendez-vous.
Johanna Daniel, service du patrimoine