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Ouvrages et documents issus de spoliations
La bibliothèque de l’INHA vient d’achever un travail d’identification des documents spoliés pendant l’Occupation et entrés dans ses collections à la fin de la seconde guerre mondiale
Les opérations de signalement avaient débuté en 2016 sous l’impulsion de Martine Poulain, qui avait transmis à la bibliothèque les listes de livres attribués à la Bibliothèque d’art et d’archéologie par la Commission de choix de la récupération artistique entre 1950 et 1953, et ont été reprises et élargies grâce à une mission spécifique de deux ans créée par Éric de Chassey, directeur général de l’INHA, à partir de 2018.
Dans le contexte du nouvel élan donné par l’État à la recherche et la restitution des biens culturels spoliés, ce travail a en effet été entièrement repris. Les recherches menées aux Archives nationales et au centre des Archives diplomatiques à La Courneuve, ainsi que le dépouillement des registres d’inventaire de la bibliothèque, ont permis de comprendre que les attributions de la Commission de choix ne représentaient pas la seule voie d’entrée de livres spoliés dans les collections de la bibliothèque.
Lors de la liquidation des instances de restitution au début des années 1950, l’administration des Domaines reçoit près de 300 000 livres restés sans propriétaire. 87 000 de ces volumes sont alors achetés par les bibliothèques publiques à des conditions avantageuses. La Bibliothèque du musée du Louvre, qui deviendra la Bibliothèque centrale des musées nationaux (BCMN), achète ainsi 770 volumes et 607 fascicules de périodiques (Archives nationales, F/17/17995), qui rejoindront en 2016 la bibliothèque de l’INHA avec le reste des collections. Ces entrées ont été identifiées dans les registres d’inventaire de la bibliothèque pour les années 1951 et 1952, grâce à une mise en rapport avec les listes d’acquisitions : 522 titres sont associés à la mention de « Acquisition Récupération » dans ces registres.
Registre d’inventaire de la BCMN de 1951, avec les achats aux Domaines signalés dans la case de la provenance. Paris, bibliothèque de l’INHA, archives de la bibliothèque.
L’ensemble compte des monographies publiées des années 1840 à 1930, 23 catalogues du Salon du Louvre des années 1738 à 1789 et quelques ouvrages précieux ou anciens, comme la Méthode pour apprendre le dessein par Charles-Antoine Jombert, publié en 1755 (RES 4 D 0624). Quelques-uns de ces ouvrages gardent les traces de premières démarches, notamment celles des recherches de restitution à la fin de la guerre. Les mentions « ERR » ou « Tzb », suivies de numéros d’enregistrement, figurent ainsi sur certaines pages de garde, indiquant que ces livres ont sans doute appartenu aux collections saisies par l’ERR (Einsatzstab Reichsleiter Rosenberg). Ce commandement spécial avait entre autre pour mission de saisir et traiter les livres et archives destinés à la Hohe Schule, un centre de formation pour l’élite nazie. Dès 1939, la bibliothèque centrale de cette école fut ouverte à Berlin, avant d’être transférée en 1942 en Carinthie, dans le monastère de Tanzenberg, où elle fut découverte la fin du conflit par les Alliés britanniques.
Indication manuscrite sur un ouvrage retrouvé par les Alliés dans le monastère de Tanzenberg, en Carinthie. H. Ramet, Le Château de Montal en Quercy, Toulouse, s. d. Paris, bibliothèque de l’INHA, fonds BCMN, 8 N 0040.
Trois documents portent des marques de provenance liées à des personnes spoliées : l’on retrouve l’ex-libris de Marc Bloch(1886-1944), un envoi autographe à Jules Martha(1853-1932) et l’ex-libris d’Hélène Paraf (1893-1943), ces deux derniers recouverts par le tampon « annulé » de la sous-commission des livres à la Commission de récupération artistique, qui avait été chargée à la Libération de recenser, rapatrier et restituer les livres aux propriétaires spoliés. La mention « annulé » laisse supposer que les propriétaires de ces livres ne furent pas retrouvés. Concernant Jules Martha, décédé avant la guerre, ce sont probablement ses descendants qui ont été les victimes de la spoliation : une liste de livres lui ayant appartenu, puis ayant été volés par les nazis et retrouvés en Autriche, a été « établi[e] par la sous-commission des livres selon la déclaration du spolié » et se trouve aujourd’hui dans un dossier de réclamation, conservé au centre des Archives diplomatiques à La Courneuve, hélas dépourvue de date ou de signature.
À gauche : ex-libris de March Bloch sur G. Durand, Description abrégée de la cathédrale d’Amiens, Amiens, 1904. Paris, bibliothèque de l’INHA, fonds BCMN, 16 F 0015. À droite : ex-libris d’Hélène Paraf, recouvert du tampon de la sous-commission des livres à la Commission de récupération artistique, annulé le 1er février 1950 ; sur P. Gauthiez, Luini : biographie critique…, Paris, 1905. Paris, bibliothèque de l’INHA, fonds BCMN, 8 H 0991.
Tous les documents spoliés achetés aux Domaines par la BCMN sont désormais décrits dans le catalogue de la bibliothèque, accompagnés d’une mention de provenance qui signale leur origine spoliatrice.
Le travail sur ces livres spoliés, puis achetés aux Domaines et désormais conservés à l’INHA, a permis des découvertes, comme celle d’un lot non identifié d’ouvrages spoliés, repéré à partir de l’ex-libris d’un livre entré en 1946 comme don à la BCMN. À partir de ce premier indice, le registre d’inventaire pour 1946-1947 a été analysé et a révélé un don massif d’environ 300 livres d’histoire de l’art et catalogues de vente, publiés entre 1900 et 1944, et enregistrés comme venant de la direction des Musées nationaux. Des signes à l’intérieur de ces ouvrages laissent supposer qu’ils n’ont pas suivi le circuit de traitement de la sous-commission des livres : certains portent des ex-libris désignant des personnes spoliées, d’autres ont subi des tentatives d’anonymisation de leur provenance (ex-libris arrachés, effacés ou recouverts par des morceaux de papier collé).
En haut à gauche : ex-libris découpé sur R. Schmidt, Das Glas, Berlin, 1922, bibliothèque de l’INHA, fonds BCMN, 8 M 0182. À gauche au centre et en bas : ex-libris de Walter Strauss, présent sur P. Schubring, Donatello…, Stuttgart-Leipzig, 1922, bibliothèque de l’INHA, fonds BCMN, 4 D 0229 (11bis) ; et effacé sur E. Buschor, Griechische Vasenmalerei, München, 1925, bibliothèque de l’INHA, fonds BCMN, 3 BA 0359. À droite : ex-libris effacé sur M. Schuette, Alte Spitzen…, Berlin, 1914, bibliothèque de l’INHA, fonds BCMN, 8 M 0177.
Deux documents de 1948 conservés aux Archives nationales (dans les dossiers de la BCMN, cote 20150538/17, dossier « cession d’ouvrages provenant de la Récupération à la bibliothèque des musées nationaux ») semblent étayer l’hypothèse de cette provenance. L’adjoint au directeur des Musées nationaux, Pierre Schommer, écrit en effet deux lettres à Lucie Chamson, archiviste bibliothécaire à la bibliothèque du Louvre, dans lesquelles il rappelle une cession faite en 1945 par la direction des Domaines à la direction des Musées de France de vingt caisses de livres abandonnés par les nazis au Jeu de Paume. Ces livres avaient été déposés à la bibliothèque du Louvre et Pierre Schommer demande qu’on lui indique « d’extrême urgence » les numéros d’inventaire de ces documents. La réponse de Lucie Chamson n’a pas été retrouvée, mais un dépouillement aux Archives nationales (Archives des musées nationaux-direction des Musées de France, cote 20150333/1117) a permis de retrouver, à la date du 21 août 1948, l’enregistrement d’un courrier de la bibliothèque du Louvre contenant une « liste de volumes provenant du Jeu de Paume ».
Ex-libris d’Harry Seligsohn, recouvert par un morceau de papier collé (à gauche) et après restauration par la bibliothèque de l’INHA (à droite), sur K. Voll, Memling…, Stuttgart-Leipzig, 1909. Paris, bibliothèque de l’INHA, fonds BCMN, 4 D 0229 (14).
La liste des numéros d’inventaire de ces documents n’ayant pas été retrouvée, il s’avère impossible de déterminer avec précision quels livres, parmi ceux entrés en 1947 et 1948 et venant de la direction des Musées nationaux, furent spoliés. Les ouvrages ont été intégralement examinés, afin de relever d’éventuelles marques de provenance et les possibilités d’identification de leurs propriétaires. Les douze documents contenant des ex-libris appartenant à des personnes spoliées sont désormais décrits dans le catalogue de la bibliothèque, accompagnés d’une mention de provenance qui signale leur origine spoliatrice.
Le travail d’identification des livres spoliés conservés à la bibliothèque de l’INHA peut être considéré comme achevé, bien que de nouvelles découvertes demeurent possibles. Le signalement des ouvrages spoliés conservés dans de nombreuses bibliothèques publiques permettra de donner de la visibilité à cette importante source documentaire sur la mémoire des personnes persécutées et sur la vie intellectuelle du XXe siècle. Il contribuera aussi à mieux comprendre l’histoire des bibliothèques, de leurs collections et de l’époque où elles ont été constituées.
Stefano Sereno, service du Patrimoine