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L’énigmatique bestiaire de Joseph Boillot
Un surprenant recueil d’ornements du XVIe siècle vient de rejoindre la bibliothèque numérique. Intitulé « Nouveaux pourtraitz et figures de termes pour user en l’architecture composez & enrichiz de diversité d’animaulx, representez au vray, selon l’antipathie & contrariété naturelle de chacun d’iceulx », il est l’œuvre de Joseph Boillot (1546?-1605).
Publié en 1592 à Langres, cet ouvrage est composé de termes zoomorphes. L’auteur le destine aux architectes et leur propose de substituer à la figure humaine, jusqu’ici usitée pour de tels supports, une figure animale qu’il juge plus prompte à accomplir ce lourd travail de soutien de l’architecture. La proposition n’est pas aussi anodine qu’il y paraît puisque Boillot transgresse une tradition décorative établie depuis l’Antiquité quand piliers, pilastres et colonnes prirent formes de cariatides et d’atlantes. Dans sa préface, il expose la démarche qui l’a conduit à faire cette suggestion : « ceste invention ou disposition de termes en forme d’animaux seroit pour sa nouveauté plustot receuë et bien venuë, que la façon ordinaire de forme humaine, laquelle quelque enrichissement qu’elle ayt, pour être trop commune, commencera possible avec le temps d’avoir moins de crédit ». Mais, au-delà de l’aspect novateur, Boillot ajoute une portée philosophique à son projet : « il me sembloit que l’on offensoit la dignité de nostre condition humaine, de la sousmettre a porter faix & la surcharger de grosses masses », « la force aussi ne nous est donnée telle, qu’au reste des animaulx robustes et valides, auxquels est plus séant & convenable d’imposer charges et pesanteurs, que non pas à l’homme qui est propre & duysant à chose de pris et excellence ». Le Langrois considère que la figure d’assujettissement à laquelle renvoie l’emploi des cariatides, ne correspond plus à son époque et qu’il est temps de déléguer ce travail avilissant aux animaux.
Il dessine cinquante-cinq termes figurant bêtes sauvages ou domestiques parmi lesquelles se glissent quelques créatures mythiques tels la licorne ou le griffon. L’auteur utilise des animaux mais paradoxalement les humanise. Il leur donne un statut de bipèdes en leur faisant adopter une posture verticale. Ainsi relevés sur les pattes postérieures, ils sont également vêtus d’étoles et costumes, parés de chapeaux ou bijoux, se servant de leurs pattes antérieures comme de mains. Chaque animal se voit associé à son contraire afin que la résistance qu’il devra déployer pour affronter son rival lui fasse tenir cette « contenance dressée ». Selon le principe des forces opposées, le taureau est assailli par un crocodile et un lion, le bouc se retrouve face à son ennemi le loup, qui doit lui-même se débattre face au chien…
Joseph Boillot, Nouveaux pourtraitz et figures de termes […], terme du taureau sauvage, 1592, gravure sur bois, Bibliothèque de l’INHA, collections Jacques Doucet, 4 EST 421. Cliché INHA
Chaque planche gravée sur bois ou sur cuivre, Boillot recourant aux deux techniques, est accompagnée d’une page de texte en regard dans laquelle l’auteur explique son classement. Les animaux se succèdent du plus gros au plus petit, selon leurs capacités à soutenir la charge. L’éléphant « fort et robuste » pourra orner le rez-de-chaussée alors que le loup-cervier « de plus légère taille » sera à réserver pour « quelque haut étage ».
Dans ses quelques lignes transparaît également l’intérêt que porte Joseph Boillot à l’histoire de la zoologie. Il détaille le comportement de chaque espèce : les qualités du chien, notamment de ceux de couleur blanche qu’il désigne « meilleurs pour la chasse », la ruse du renard qui sait feindre la mort pour attraper les oiseaux ou encore les mœurs de la vache… Ses connaissances en sciences naturelles sont précises et étayées d’abondantes références et citations d’auteurs anciens comme Aristote, Élien, Hérodote, Oppien, Pline ou Plutarque. Sans doute son commentaire se base-t-il aussi sur ses lectures de rapports de voyages d’explorateurs, l’observation de spécimens vivants ou empaillés des réserves et cabinets de curiosité de collectionneurs, particulièrement en ce qui concerne les bêtes exotiques. Il évoque d’ailleurs dans son paragraphe sur l’éléphant celui qui fut offert comme cadeau diplomatique au Pape Léon X (1475-1521) par le Roi Manuel Ier de Portugal (1469-1521), les ménageries de Princes et Souverains ayant grandement participé à l’expansion de la zoologie.
Joseph Boillot, Nouveaux pourtraitz et figures de termes […], termes du lion, 1592, gravure sur bois et cuivre, Bibliothèque de l’INHA, collections Jacques Doucet, 4 EST 421. Cliché INHA
Ces termes s’avèrent en réalité assez peu utilisables pour soutenir un véritable entablement et aucune réalisation concrète ne vient attester une possible mise en pratique des modèles de Boillot. Seul un mince exemple de terme zoomorphe a été repéré dans Le Labyrinthe royal de l’Hercule Gaulois où un « temple de Janus », architecture éphémère pensée pour l’entrée de Marie de Médicis en Avignon en 1600, comporte deux termes en forme de lion et de mouton. Les figures de Boillot relèvent plus du pittoresque que de la véritable proposition architecturale, elles sont plus fantaisistes que fonctionnelles, et la question se pose de savoir si la publication s’adressait réellement aux architectes. La dédicace à Charles de Nevers (1580-1637), duc de Mantoue et du Monferrat, alors âgé de douze ans, peut amener à une lecture sous l’angle de la leçon dispensée à un jeune prince. Par certains aspects, l’ouvrage se rapproche de ceux destinés à l’éducation morale et intellectuelle des enfants dans lesquels noms de grands auteurs et épisodes historiques étaient assimilés grâce à la présence ludique des animaux.
Traité d’architecture, ouvrage d’histoire naturelle, plaidoyer contre l’oppression, recueil de motifs ornementaux ? Malgré son caractère inclassable, le bestiaire de Boillot remporta un certain succès puisqu’il fit l’objet d’une traduction en allemand (New Termis Buch Von allerley grossen vie/füssigen Thieren zugerichtet…) dès 1604, puis de deux rééditions françaises par Balthazar Moncornet et Pierre Mariette aux XVIIe et XVIIIe siècles. De nos jours, il suscite toujours un regard amusé par sa vision humanisée du monde animal.
Références bibliographiques
- Paulette Choné, « L’ornement zoomorphe comme signe politique : le Recueil de Boillot (1592) et son temps », Cahiers de l’Association internationale des études françaises, 2005, nº 57, p. 21-46. Disponible en ligne : https://doi.org/10.3406/caief.2005.1561
- Paulette Choné, Georges Viard, Joseph Boillot, nouveaux pourtraitz et figures de termes pour user en l’architecture, Paris, Klincksieck, 1995
- Musée du Breuil de Saint-Germain, Bibliothèque Marcel Arland, Bêtes édifiantes : le divertissement d’un ingénieur langrois du XVIe siècle, Joseph Boillot [exposition, Langres, 21 octobre-26 novembre 1995], Langres, Conservation des musées de Langres, 1995
Élodie Desserle, service de l’informatique documentaire