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Léo Larguier, L'Après-midi chez l'antiquaire, vers 1921, manuscrit autographe
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Acquis en vente aux enchères en mars 2021, le manuscrit Ms 860, de Léo Larguier, nous invite à découvrir l’univers de son auteur, celui d’un collectionneur passionné et d’un amateur de curiosités. Daté de 1921, il est publié en 1922, sous un titre un peu différent. Objet d’une conférence des Trésors de Richelieu à l’automne 2022, ce document a montré toute son originalité et sa singularité.
Au cours des neuf chapitres qui composent ce manuscrit, Larguier nous invite à le suivre dans Paris à la chasse de l’objet rare et curieux, les inclinaisons de l’auteur et celles de son protagoniste semblant se confondre pour ne former qu’un seul et même personnage. Le premier chapitre fait le portrait de cet « amateur pauvre » : « Il est célibataire, point de femme dans son foyer, prête à pousser des hauts cris lorsqu’il rentre avec ses trouvailles. Il habite le 6e arrondissement de Paris entre le boulevard St Germain et les quais. Pour lui Paris tient entre la rue de Vaugirard et la Seine. Il n’est pas nécessairement très âgé et le temps semble glisser sur lui. L’humanité finit avec le XVIIIe siècle, la fumée de la pipe de Courbet lui a caché le monde moderne. »
Le chapitre 2, « Vitrines », nous en apprend un peu plus sur ses activités : « Après son déjeuner, le voici au seuil de l’après-midi. Son instinct de chasseur le pousse dans les fourrés négligés et touffus où il peut dénicher des trouvailles : librairies, marchands d’estampes et de curiosités, échoppes et bazars où chinent les collectionneurs. Ce qu’il aime par-dessus tout ce sont les surprises et l’imprévu du braconnage. »
Enfin, nous le retrouvons au chapitre 9, « Sous la lampe à pétrole », alors que la journée s’achève et qu’il s’apprête à examiner sa nouvelle acquisition. Là, tel un « amant pressé de jouir des trésors de sa belle », il déficèle son paquet, frotte la toile avec précaution pour qu’enfin apparaissent les lettres tant espérées : H. Robert.
Larguier fait revivre dans ces pages l’ambiance des foires des boulevards Richard Lenoir ou Sébastopol, dont le trottoir « semble une plage sur laquelle les siècles en se retirant ont laissé d’invraisemblables épaves ». À Paris, depuis le milieu du XIXe siècle, ces manifestations regroupent aussi bien des victuailles que de la ferraille, des objets usagés, un véritable bric-à-brac de « marchandises de hasard ».
Le manuscrit comprend 147 pages écrites au verso seulement. Elles sont insérées dans une reliure de plats en bois laqué. Le plat supérieur est agrémenté de nacre, figurant un paysage composé d’un lac au bord duquel flotte presque un château sur un éperon rocheux.
Larguier trace ces pages d’une main assurée en larges caractères, à la plume et à l’encre noire. Les ratures sont rares, mais on distingue bien les endroits où, à la fin de sa plumée, il retrempe sa plume pour poursuivre. Dans son cas, on pourrait parler de rituel plein de sens. Dans son recueil Orchestres (1914), le poème « Les Louanges de l’encre » fait l’éloge d’un liquide mystérieux où l’écrivain puise son inspiration, un « Élixir, source sombre, étoilée et féerique / Où les plumes vont boire et tremper leur bec noir ». L’encrier apparaît donc comme le lieu d’une initiation, la source d’une sombre imagerie.
La version imprimée révèle aussi deux pistes intéressantes : le titre, qui nous introduit de manière subtile chez l’amateur, et la maison d’édition, loin d’être indifférente. Larguier fait publier son manuscrit en 1922 sous forme d’une mince plaquette, intitulée L’Après-midi chez l’antiquaire. Elle est recouverte d’un papier uni, bleu-vert, un peu grenu et tient par ce seul papier qui lui donne un certain cachet, mais reste un moyen pauvre, à l’image de son personnage même. Le papier crème de l’étiquette du titre est un autre raffinement sobre qui signale une publication soignée mais d’un luxe modeste, illustrée d’un dessin de Chas Laborde tiré en bistre, qui est un titre en même temps que l’illustration d’un espace ambigu, à la fois un coin de boutique d’antiquaire et un intérieur de collectionneur. L’Après-midi chez l’antiquaire nous invite à une déambulation sur les pas de l’auteur, amateur de curiosités, tout en nous proposant de saisir un type, que l’on va suivre dans un espace indécis, intime et public, à la manière presque des physiologies.
La plaquette voit le jour à « L’Édition », rue de Furstenberg, au cœur de Saint-Germain. C’est le quartier de Léon Larguier, voisin de palier d’Apollinaire, comme le rappelle l’un de ses ouvrages, Saint-Germain-des-Près, mon village. Le numéro 4 abrite à l’époque la maison d’édition de Robert et Georges Briffaut, spécialisés dans l’édition des textes érotiques classiques et de curiosa, à l’enseigne de La Bibliothèque des Curieux. « L’Édition » renvoie à la même maison et ce n’est pas une coïncidence : car l’activité de collectionneur de Larguier se teinte, comme souvent, d’érotisme, plus ou moins apparent selon les chapitres.
À l’intérieur du manuscrit, des images apparaissent, sans ordre apparent. Elles sont collées, encadrées par un trait de plume, d’un cadre à l’aquarelle ou à la gouache, ou d’un filet d’or. Ce détail montre le soin qu’il a apporté aux images collectées et insérées. Il a composé son manuscrit comme une galerie privée en y insérant toutes sortes de trouvailles, même modestes.
Léo Larguier nous dévoile quelques-uns de ces objets chinés dans son manuscrit : un dessin de Cicéri, une peinture d’Antoine Chintreuil, une autre de Hervier, deux aquarelles de Chas Laborde – ce dernier donnera les dessins originaux qui serviront à l’illustration du texte de 1922. Sensible à la poésie dégagée par un objet que le temps n’a pu détruire, Larguier fréquenta sa vie durant l’hôtel des ventes de Drouot, les antiquaires et les brocanteurs de Saint-Germain-des-Prés. Cette activité de chineur ne l’empêche pas de se livrer à une activité littéraire intense et variée : il travaillait également à des ouvrages sur la peinture, à des biographies de peintres qu’il aimait, comme Cézanne, rencontré au cours de son service militaire à Aix-en-Provence (1925, 1936, 1947), Georges Michel (1927) ou Camille Corot (1931), et à ses souvenirs d’art.
Larguier introduit au tout début de son manuscrit une toile du paysagiste Antoine Chintreuil, auquel, vers 1840, Camille Corot prodigue des conseils et prête des dessins pour se former à la peinture de paysage. Chintreuil se lance alors dans la réalisation de tableaux bucoliques et poétiques comme ici avec cette œuvre sur papier.
Vers la fin du volume se trouve une lettre d’un peintre que Larguier appréciait, Gustave Courbet. Daté du 7 février 1876 et adressé au général Gustave Paul Cluseret, ce courrier est certainement une copie réalisée à des fins documentaires par Courbet lui-même ou par un tiers. Après la Commune en juillet 1873, le peintre décide de s’installer en Suisse. À La Tour de Peilz, il peint, sculpte, expose et vend ses œuvres. Il réalise par exemple Le chevreuil pour son ami Cluseret, peintre amateur ayant profité de ses conseils. Dans notre lettre, il est aussi question d’un certain Paul Pia, ingénieur de formation qui, après avoir mis ses connaissances techniques au service de la Commune, ouvrit à Genève un magasin de fournitures pour les artistes qui faisait en même temps office de galerie et exposa régulièrement Courbet. Le peintre, obsédé par son retour en France, multipliera les contacts durant cette période et tentera par tous les moyens d’obtenir son amnistie.
On pourrait penser que L’Après-midi chez l’antiquaire relève simplement de la littérature de flânerie dans Paris au gré des diverses trouvailles et prendre les neuf chapitres qui le composent pour de petits instantanés vite réunis, une sorte de bric-à-brac littéraire à l’image du bric-à-brac des objets chinés. Cette impression est parfois justifiée : « Aucun ordre n’existe dans cet ouvrage qui a malheureusement peu de chances d’être public », ce que dément pourtant la plaquette imprimée. De même, le chapitre « De quelques vérités dont il est bon de se souvenir » est fait d’une série de notules, de conseils et d’injonctions assez décousus, destinés à d’autres amateurs, ce qui rajoute à l’impression de fouillis général émanant du manuscrit.
Pourtant, L’Après-midi chez l’Antiquaire est une plaquette très littéraire. Son épigraphe, « J’ai préféré bien des choses aux hommes et ce ne sont pas eux que j’ai surtout aimés sur la terre… », est empruntée aux Nourritures terrestres d’André Gide. Larguier appelle les choses ses amis. À un examen plus attentif, on lit en filigrane un bref roman autour de la trouvaille principale de l’amateur, le tableau d’Hubert Robert qu’il a déniché au chapitre III et qu’il a marchandé dur. Comme on l’a vu, on le retrouve chez lui au chapitre IX avec son tableau : c’est son dernier amour, qu’il nettoie pour découvrir la précieuse signature, couché dans son lit-divan.
L’épisode dresse un parallèle entre les objets amoureusement chinés et les femmes. Il est fréquent chez les amateurs que l’amour de l’objet remplace l’amour de l’autre sexe. Un ex-libris rimé du XVIIIe, souvent repris au XIXe siècle, fait par exemple des livres aimés du collectionneur ses femmes « sans blâme » et qu’il refuse de prêter. Dans L’Après-midi, le parallèle entre le tableau convoité et l’aventure galante n’est pas rare. Le bandeau de tête de Chas Laborde pour le chapitre III montre d’un côté une femme qui cherche à attirer le client, de l’autre, l’amateur qui s’en va, son précieux tableau sous le bras, alors que ce chapitre délaisse les occupations de chineur pour décrire un jeune homme en train de vivre une aventure équivoque. À cet endroit de son manuscrit, Larguier a inséré un dessin érotique.
Peut-on aller jusqu’à supposer que le titre de Larguier, L’Après-midi de l’amateur, fait écho au titre de Mallarmé, L’Après-midi d’un faune, et le désir du faune de « perpétuer les nymphes » ? Dans ce manuscrit, les nombreux portraits de femmes seraient ainsi autant de déclinaisons d’un idéal féminin, d’un « herbier de femmes » pour parler comme Thierry Laugée commentant la collection encyclopédique d’Achille Devéria, mentionné page 8 : « une petite scène déshabillée de Devéria dont [l’amateur] n’a pas osé parer son cabinet » (il l’a donc placée dans la mansarde de son amie). Plus loin, on voit un dessin de nu féminin encore signé Devéria qu’on ne retrouve pas dans la version imprimée de la plaquette.
Le manuscrit truffé de Léo Larguier reflète ainsi les passions d’un collectionneur : objet attachant, il nous a livré quelques-uns seulement de ces secrets.
Evanghelia Stead, professeure des universités, et Isabelle Vazelle, service du Patrimoine
Evanghelia Stead, La Chair du livre : matérialité, imaginaire et poétique du livre fin-de-siècle, Paris, PUPS, 2012.
Thierry Laugée, « Achille Devéria et son herbier de femmes », dans L’Invention du geste amoureux : Anthropologie de la séduction dans les arts visuels de l’Antiquité à nos jours, dir. Valérie Boudier, Giovanni Careri et Elinor Myara Kelif, Bruxelles, Peter Lang, 2019, p. 91-109.
Marine Kisiel, « Léo Larguier, L’Après-midi chez l’antiquaire, vers 1921, manuscrit autographe », billet dans le cadre de Tous les jours 20 ans, pour les 20 ans de l’INHA, 2022.