Henri Brocard : un collectionneur français à Moscou

Modèle de réussite sociale, le parfumeur Henri Brocard (Paris, 1839 – Cannes, 1900) fut l’un des grands collectionneurs actifs à Moscou dans la seconde moitié du XIXe siècle : il possédait ainsi Le Christ chassant les marchands du Temple de Rembrandt ou La Vieille Coquette de Bernardo Strozzi. Pourtant, en France, sa personnalité comme sa collection restent relativement méconnues. Le fait que la plupart des sources concernant sa collection soient en russe et peu accessibles y contribue forcément. Cela rend d’autant plus précieux l’album de cinq photographies réalisées par Karl Fischer conservé à l’INHA (Fol Phot 37). Il est un témoignage important des œuvres d’art réunies par Brocard et présentées dans des expositions dans les galeries marchandes supérieures (appelées par la suite GOUM) de la place Rouge.

Du savon au parfum : le succès de la société Brocard & Cie    

Fils d’Athanase Gabriel Brocard et de Marie Gaultier, Henri Brocard voit le jour à Paris le 23 juillet 1839. Il suit les traces de son père, lui-même parfumeur et vendeur de cosmétiques, et le rejoint à Moscou en 1861, seulement âgé de vingt-deux ans. En 1864, il y ouvre une fabrique de savons qui connaît rapidement un succès assuré par la bonne qualité des produits et leur prix modique. Son mariage avec Charlotte Raway, probablement née en Russie, le 7 septembre 1862 n’est pas étranger à la réussite de son entreprise. En effet, cette dernière, d’origine belge mais parfaitement russophone et intégrée à la société moscovite, permet à son époux de mieux appréhender le marché russe. Elle est partie prenante dans l’entreprise, notamment pour la promotion des produits et leur vente.

En 1871, la société prend le nom de Brocard & Cie. Rapidement, elle engrange les bénéfices, passant de 410 000 roubles à plus de deux millions de roubles en 1898. La production se raffine et s’étend, comme l’indique le catalogue de l’Exposition universelle de 1900, aux pommades, eau de Cologne aux fleurs, huiles parfumées, décorations en savon transparent et parfums. La société gagne en renommée à travers le monde et remporte de nombreux prix, notamment la médaille d’or à l’Exposition universelle de 1889 à Paris avec sa célèbre création, le parfum « Lilas de Perse ».

Brocard & Cie est une entreprise essentiellement familiale et Henri Brocard peut s’appuyer sur des alliances matrimoniales. Ces six enfants s’unissent à des Français établis en Russie, notamment les Giraud, à la tête d’une puissante entreprise de soierie, ou encore les Ferrand, ingénieurs parfumeurs. Les gendres d’Henri Brocard sont des appuis importants et primordiaux de sa société.

À la suite de la Révolution russe, elle est nationalisée en 1921 et prend le nom de Novaïa Zaria.

Henri Brocard à Cannes, vers 1900, photographie sur plaque de verre. Collection particulière de Bertrand Estrangin avec son aimable autorisation.
Henri Brocard à Cannes, vers 1900, photographie sur plaque de verre. Collection particulière de Bertrand Estrangin avec son aimable autorisation.

Un collectionneur philanthrope

L’ensemble des sources détermine le début de la collection d’Henri Brocard à l’année 1872 : grâce à l’aide d’un collectionneur dénommé Mattias, il acquiert plusieurs tableaux flamands. Dès lors, il ne cesse de collectionner et ses centres d’intérêt sont multiples : des tableaux, des ivoires, du mobilier, des dessins, des livres… Sa frénésie d’achat est rapportée par l’antiquaire V. A. Barykov : « […] toutes leurs acquisitions [celles des antiquaires moscovites] sont aussitôt charriées chez Brocard, qui achète tout… […] les vendeurs vous disent carrément : achetez, tant que Brocard n’est pas à Moscou » (cité dans la notice Lugt L. 5429). À en croire un commentaire d’Émile Pillias dans le Bulletin de la Société historique du VIe arrondissement (1938), il ne réalise pas que des bonnes affaires. Ainsi, Brocard, sûrement au début de son activité de collectionneur, aurait fait estimer environ deux cents tableaux par des experts parisiens qui se révèlent de peu de valeur. Néanmoins, et même si elle continue à faire l’objet de critiques, la qualité des œuvres qu’il achète est rapidement reconnue en Russie et sa collection atteint des milliers d’objets.

Brocard n’achète pas uniquement sur le sol russe et profite de ses voyages à l’étranger, et notamment à Paris, pour enrichir sa collection. Le même Pillias relate que lors d’un séjour parisien, il acquiert l’ensemble de la décoration du restaurant Véfour. Récemment, un Portrait d’homme de l’entourage de Rubens passé en vente chez Christie’s (Paris, vente 18548, lot 78) a montré son activité sur le marché parisien. Ce portrait, attribué alors à Cornelis de Vos, a été acquis par Brocard lors de la vente de biens « du château de Chenonceaux » en 1889 (Paris, vente Lugt 48343, lot 59).

À l’instar d’autres collectionneurs russes de l’époque ayant fait fortune dans le commerce et l’industrie, comme Pavel Tretyakov ou les Kokorev, Brocard a des velléités philanthropiques. Ainsi, il nourrit l’idée que sa collection soit visible par le plus grand nombre. Cela explique sans doute qu’à partir de 1891, il privatise les galeries marchandes supérieures de la place Rouge pour y exposer une partie de son immense collection, les tableaux côtoyant les arts décoratifs et la sculpture. Les bénéfices des billets d’entrée sont par ailleurs offerts à des œuvres de bienfaisance. Quatre autres expositions suivent jusqu’à 1900 et des catalogues en russe sont édités à cette occasion (1891, 1897, 1899 et 1900).

Karl Fischer, "1ère Vue des Galeries", dans le recueil Galerie H. Brocard, épreuve photographique sur papier albuminé montée sur carton. Paris, bibliothèque de l'INHA, Fol Phot 37. Cliché INHA.
Karl Fischer, « 1ère Vue des Galeries », dans le recueil Galerie H. Brocard, épreuve photographique sur papier albuminé montée sur carton. Paris, bibliothèque de l’INHA, Fol Phot 37. Cliché INHA.

L’album de l’ancienne collection Jacques Doucet illustre l’une de ces expositions, peut-être celle de 1891. Les clichés sont réalisés par Karl Fischer qui s’est fait une spécialisation dans la photographie de collections d’art comme celles de la galerie Tretyakov en 1898. Cependant, la vision qu’il nous offre reste, hélas, partielle. Plusieurs salles n’ont pas été photographiées : ainsi, en 1900, la collection s’exposait sur douze salles. Cet album reste néanmoins un témoin rare des œuvres de Brocard et l’observation minutieuse permet d’identifier certains tableaux, la plupart actuellement conservés au musée Pouchkine.

Le devenir de la collection Brocard

Sans qu’il soit possible d’en expliquer les raisons, le Moscovite d’adoption organise le 17 mai 1890 à Paris une vente d’une partie de sa collection qui comporte quatre-vingts numéros (vente Lugt 49134). Cependant, elle n’a pas eu le succès qu’il devait escompter. Prévue en deux parties, la deuxième session n’a finalement pas lieu. La grande majorité des lots ne trouve pas d’acquéreur et finit par être rachetée par Brocard lui-même. Le catalogue conservé à la Bibliothèque nationale de France présente les photographies de trois œuvres et montre que cette vente ne manquait pourtant pas de qualité, comme le prouve Le Portrait de petite fille alors attribué à Albert Cuyp (lot 12, aujourd’hui, suiveur de Cornelis de Vos, Moscou, musée Pouchkine, inv. Ж-1827) et visible dans l’album de l’INHA.

À gauche : extrait du Catalogue des tableaux anciens [...] composant la première partie de la collection de M. Brocard.., s. l. n. n., 1890, Bibliothèque nationale de France, département Estampes et photographie, YD-1 (1890-05-17)-8, source Gallica. À droite : extrait de la 3e vue des galeries Brocard, dans le recueil Galerie H. Brocard, épreuve photographique sur papier albuminé montée sur carton, bibliothèque de l'INHA, Fol Phot 37, cliché INHA.
À gauche : extrait du Catalogue des tableaux anciens […] composant la première partie de la collection de M. Brocard.., s. l. n. n., 1890, Bibliothèque nationale de France, département Estampes et photographie, YD-1 (1890-05-17)-8, source Gallica. À droite : extrait de la 3e vue des galeries Brocard, dans le recueil Galerie H. Brocard, épreuve photographique sur papier albuminé montée sur carton, bibliothèque de l’INHA, Fol Phot 37, cliché INHA.

En 1897, il offre l’ensemble des emblèmes maçonniques de sa collection au Musée historique national de Moscou.

Malade, Henri Brocard part à Cannes. Il y décède le 16 décembre 1900 et est enterré à Provins. Son testament n’a pas été retrouvé, ce qui explique vraisemblablement que les sources divergent sur le devenir de sa collection. Elle revient, a priori, à sa veuve Charlotte Raway qui fonde un musée privé à Moscou, publie un catalogue en russe et appose une marque (L. 5429) sur les dessins et estampes de la collection qu’elle a pu, peut-être, elle aussi enrichir. Elle meurt peu d’années après, en 1903. Les œuvres seraient alors réparties ensuite entre leurs fils Alexandre et Émile Brocard, et un de leurs beaux-fils, Paul Giraud. Cependant, il paraît peu probable que les autres enfants n’aient rien eu. La collection d’Alexandre Brocard, riche de deux mille cinq cents tableaux, est installée dans son hôtel particulier moscovite. Elle est visitée en 1905 par Jean Guiffrey, historien de l’art et futur conservateur au département des peintures du musée du Louvre, ce qui conduit au don d’un tableau au château de Versailles (Louis XIV tenant le Sceau, 1672, inv. MV 5638).

À la suite de la Révolution russe, les biens des Brocard et de Giraud sont nationalisés. En 1920-1922, l’hôtel Brocard situé à Moscou devient une annexe du second musée prolétarien du district Zamoskvoretsky. À partir de 1924, les œuvres sont ensuite dispersées entre la galerie Tretyakov pour les artistes russes et le Musée des beaux-arts de Moscou (futur musée Pouchkine) pour les artistes européens, où elles se trouvent encore aujourd’hui.

La fibre de collectionneur, elle, s’est transmise : son petit-fils Pierre Henri Landry (1898-1990), fameux tennisman de l’entre-deux-guerres et redécouvreur de Georges de La Tour, forme une collection reconnue.

Agence Rol, Pierre-Henry Landry, 1927, négatif photographique sur verre. Paris, Bibliothèque nationale de France, département Estampes et photographie, EI-13 (1387). Source Gallica.
Agence Rol, Pierre-Henry Landry, 1927, négatif photographique sur verre. Paris, Bibliothèque nationale de France, département Estampes et photographie, EI-13 (1387). Source Gallica.

Oriane Lavit

 

 

Pour aller plus loin

Les sources suivantes ont été utilisées pour écrire cet article :

Nicole Cherpitel et Olga Okouneva, « Henri Brocard – parfumeur et collectionneur. Un entrepreneur français à Moscou au XIXe siècle », dans Les Français dans la vie intellectuelle et scientifique en Russie au XIXe siècle, sous la dir. d’Alexandre Tchoubarian, Francine-Dominique Liechtenhan, Vladislav Rjéoutski et Olga Okouneva, Moscou, 2013, p. 368-381, disponible en ligne.

Notice Lugt 5429 de la collection de Charlotte Andrea Brocard, écrite par Peter Fuhring.

Marina Senenko, « Late 19th-century private collections in Moscow in their fate between 1918 and 1924 », dans Dutch & Flemish art in Russia, CODART TWEE, congrès en 1999, sous la dir. de Lia Gorter, Gary Schwartz, Bernard Vermet, p. 10-41, disponible en ligne.

Publié par Sophie DERROT le 25 novembre 2020 à 21:25