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Gustave Doré, aux sources de la bande dessinée
Né en 1832, Gustave Doré étonne par sa grande précocité. Dès 5 ans, il fait montre d’un talent prometteur de dessinateur, réalisant des caricatures de son entourage, illustrant cahiers d’écoliers et lettres. En 1845, âgé de tout juste 13 ans, il publie ses premières lithographies, 3 scènes pittoresques de la vie de province, prémices de ses études de mœurs satiriques. A partir de 1848, il collabore régulièrement à la presse illustrée, notamment au « Journal pour rire » de Charles Philipon, avant de se consacrer à l’illustration de livres.
C’est en 1854 que sort son 4ème album illustré l’Histoire pittoresque, dramatique et caricaturale de la sainte Russie, alors que Napoléon III vient d’engager la France dans la Guerre de Crimée (1853-1856) aux côtés des Anglais afin de soutenir l’Empire Ottoman face à la Russie. Animé d’une ferveur patriotique, renforcée par le souvenir de la Retraite de Russie de 1812 encore présent dans tous les esprits français, Doré se lance dans un récit pamphlétaire et volontairement outrancier, qu’il illustre de plus de 500 vignettes parodiques. Certains y ont vu un livre de propagande et d’agitation, un pamphlet politique dénonçant avec une rare virulence le caractère despotique des tsars et les mœurs barbares du peuple russe ; Napoléon III fit même interdire l’ouvrage en 1856 afin de ne pas compromettre la signature du traité de paix de Paris mettant fin à la la Guerre de Crimée. Mais il ne faut pas perdre de vue que les biographes de Doré s’accordent pour le définir comme un être fantasque et farceur.
Gustave Doré, Histoire de la Sainte Russie, 1854, Gravure sur bois, Bibliothèque de l’INHA, 4 D 1494, p. 13. Cliché INHA
Relater « l’Histoire de la sainte Russie » est avant tout un prétexte pour l’auteur à laisser libre court à sa créativité dans un déchainement verbal et graphique. En effet, Gustave Doré n’a nulle prétention de donner une quelconque « leçon d’histoire », il en avertit d’ailleurs son lecteur : « c’est de cet incrédule et orgueilleux sourire, cher lecteur, que je te conseille d’accueillir ce qu’une folle érudition ou une haine aveugle du nom russe ont pu seules inspirer ». La connaissance qu’a Doré de la Russie est assez limitée, comme l’a souligné l’historienne de la Russie Hélène Carrère d’Encausse dans la préface de la réédition de l’ouvrage parue en 1991. Le récit, fondé sur des propos convenus et des idées reçues, s’avère d’une drôlerie féroce. Comique de répétition, jeux de mots, anachronismes, hyperboles, fausses citations savantes… Doré utilise tous les ressorts comiques. Il prend à partie son lecteur, se met en scène avec son éditeur et va jusqu’à personnifier son propre crayon : « mon crayon s’arrête scandalisé devant les pages de Karamsin, et refuse de me rendre plus longtemps ses services ».
Gustave Doré, Histoire de la Sainte Russie, 1854, Gravure sur bois, Bibliothèque de l’INHA, 4 D 1494, p. 109. Cliché INHA
Gustave Doré s’amuse en rédigeant les textes mais également en réalisant les dessins qui viennent renforcer l’effet satirique de son œuvre. Il fait preuve d’une extraordinaire inventivité graphique, multiplie les procédés et les styles : caricature, anthropomorphisme, dessin académique ou à la manière des estampes populaires russes. Il crée des décalages comiques entre texte et image ou inversement les fait correspondre littéralement, jouant sur le double sens de certain mot. Ainsi, sur l’illustration qui accompagne la phrase « Les anciens Russes faisaient grand cas des femmes, par lesquelles ils étaient d’avis de se laisser conduire », 2 femmes, tels des chevaux ou des boeufs, tirent un chariot sur lequel sont assis les hommes.
Les trouvailles de l’artiste en terme de mise en page sont, elles aussi, nombreuses : format disproportionné des cases, inadéquation entre la taille de la vignette et l’action représentée, débordement hors du cadre ; à noter, cette page portant sur des « faits incolores » composée de cinq cadres vides afin que le lecteur ne soit pas « indisposé » par « des dessins trop ennuyeux ».
Débordant d’ingéniosité, cet album préfigure de manière surprenante ce que sera la bande dessinée. Caractérisé par une réelle interdépendance entre le récit et l’illustration, il pose les bases de ce qu’il est, aujourd’hui, d’usage d’appeler le roman graphique. Figure majeure de la culture visuelle du XIXe siècle, Gustave Doré est un artiste précoce et précurseur dont l’influence se prolonge jusqu’au XXIe siècle.
Élodie Desserle, service de l’Informatique documentaire et de la numérisation
Pour aller plus loin
- Gustave Doré (1832-1883) : L’imaginaire au pouvoir, Site réalisé par la Bibliothèque nationale de France en partenariat avec le musée d’Orsay et le musée des Beaux-arts du Canada, 2014. Disponible en ligne : http://expositions.bnf.fr/orsay-gustavedore/index.htm (consulté le 22/06/2016)
- Gustave Doré, l’illustration en héritage, Site réalisé par le Réseau de lecture publique de la Ville de Bourg-en-Bresse, 2012. Disponible en ligne : http://lectura.fr/expositions/gustavedore/ (consulté le 22/06/2016)
- Susan Pickford, L’image excentrique et les débuts de la bande dessinée : Gustave Doré et Les Dés-Agréments d’un voyage d’Agrément (1851), Revue en ligne Textimage : Varia 1, Automne 2007. Disponible en ligne : http://www.revue-textimage.com/02_varia/pickford1.htm (consulté le 22/06/2016)
- Thierry Groensteen, Gustave Doré, pionnier de la bande dessinée. Disponible en ligne : http://www.editionsdelan2.com/groensteen/spip.php?article14 (consulté le 22/06/2016)