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Entre dessin et estampe, la redécouverte du monotype par Degas
Entre dessin et estampe, la redécouverte du monotype par Degas
Après avoir évoqué, dans la première partie de cet article, les liens qui unissaient Degas et Doucet, intéressons-nous plus précisément au travail créateur, et particulièrement à l’œuvre graphique de Degas, lui que Pissarro qualifiait de « créateur qui va de l’avant sans cesse » – formule qu’il est tentant de rapprocher de la prophétie de Jacques Doucet : « C’est toujours en avant que je veux voir ».
Mieux connu pour ses talents de peintre et sculpteur, Degas fut également un graveur inventif, mélangeant les techniques et partageant ses expériences et recettes avec d’autres artistes dans un esprit anti-conventionnel ; expérimentant une diversité de techniques allant de la pointe sèche à l’aquatinte en passant par la lithographie, et surtout le monotype.
Alors qu’il exposait au Salon depuis 1865, Degas y renonce en 1870. Il prend cependant part régulièrement aux réunions du Café Guerbois puis du Café de la Nouvelle Athènes parmi un cercle d’écrivains, de collectionneurs et d’artistes, sur lesquels il commence à prendre un certain ascendant. Il participe à toutes les manifestations du groupe des Impressionnistes – sauf celle de 1882 – de la première exposition (chez Nadar en 1874) à la dernière (en 1886). Indépendant parmi les Indépendants, s’il épouse le combat des impressionnistes sans partager leur esthétisme, il s’en éloigne finalement pour suivre sa voie. C’est que, fasciné par l’éclairage artificiel, Degas est un artiste d’atelier, contrairement aux impressionnistes qui tirent profit des changements de la lumière du plein air.
Degas à l’Opéra
Comme l’exposition Degas à l’Opéra le montre parfaitement, Degas fait de cet univers de coulisses, de répétitions, de scène, de rideaux et de décors son laboratoire par excellence. Il y a ses entrées libres et peut ainsi voir, à de nombreuses reprises, le même spectacle. N’oublions pas que l’Opéra est encore, au début des années 1870, sis dans la Salle de la rue Le Peletier, qui ne sera détruite par un incendie que dans la nuit du 28 au 29 octobre 1873. L’Opéra Garnier, dont la construction (ordonnée par Napoléon III dans le cadre des transformations de Paris menées par le préfet Haussmann) avait été interrompue par la guerre de 1870, ne sera inauguré que le 5 janvier 1875 par le président Mac Mahon.
Vue de la façade principale de l’Opéra de la rue Le Peletier, estampe, 29,7 x 46,5 cm. BnF, département de la Musique, Bibliothèque-musée de l’Opéra. © BnF
Comme beaucoup de ses contemporains, Degas se passionne pour Robert le Diable de Meyerbeer, archétype du grand opéra, créé en 1831, et redonné vingt-trois fois du 7 mars au 1er juillet 1870 (18 jours avant la déclaration de guerre de la France à la Prusse…)
Plusieurs toiles intitulées Ballet de Robert le Diable (1871-1872, New York, Metropolitan Museum ; 1876, Londres, Victoria and Albert Museum) naîtront de ce spectacle mais également toute une série de croquis préparatoires (1871, Londres, V & A), qui ont été montrés dans l’exposition Degas à l’Opéra.
Edgar Degas, le Ballet de « Robert le Diable », huile sur toile, 1876, Victoria and Albert museum. Source : Wikimedia Commons
Une des deux estampes de l’INHA prêtées au musée d’Orsay cet hiver représente une scène du célèbre Ballet des Nonnes (tableau II, acte III de Robert le Diable). Quatre épreuves, placées côte à côte dans l’exposition, provenant de diverses collections (INHA, BnF, Museum of Fine Arts de San Francisco et Museum of Fine Art de Boston), présentent des états différents, soulignant bien l’intérêt des commissaires pour cette technique subtile, permettant de retravailler la plaque-matrice plusieurs fois.
Edgar Degas. A gauche : Sur la scène II, Museum of Fine Art de Boston. A droite : Sur la scène III, état I, Bibliothèque nationale de France.
Edgar Degas, Sur la scène III. A gauche : état V/VI, bibliothèque de l’INHA. A droite : état V ou VI/VI, Museum of Fine Arts de San Francisco.
Pour réaliser cette estampe, Degas a croisé plusieurs techniques : le vernis mou, la pointe sèche et la roulette, ce qui montre bien son appétit pour ces « cuisines » d’atelier, passion qu’il partage avec sa grande amie, Mary Cassatt, qu’il invitera à exposer avec les impressionnistes. Cette période est marquée chez les deux artistes par une floraison d’expérimentations, notamment dans l’utilisation de techniques mixtes.
La technique du monotype
Mais Degas est surtout connu pour sa redécouverte de la technique du monotype.
Ce procédé, utilisé dès le XVIIe siècle par des artistes comme Giovanni Benedetto Castiglione (qui en serait l’inventeur aux alentours de 1648), Cornelis Bega et Anthonis Sallaert, retombera ensuite complètement dans l’oubli. Hormis William Blake, aucun artiste de renom ne s’est intéressé à cette technique jusqu’à sa reprise par Degas. À cette même période, les efforts pour revaloriser l’eau-forte en tant que mode d’expression artistique trouvent un de leurs aboutissements dans la création de la Société des aquafortistes, fondée entre autres par Alfred Cadart et dont l’un des membres, le vicomte Ludovic Lepic, pourrait avoir initié Degas au procédé du monotype.
Concrètement, cette technique se situe à la marge entre le dessin et la gravure : une plaque polie est enduite d’encre grasse dont on dégage certaines zones qui apparaîtront en positif sur la feuille imprimée. On peut aussi peindre directement au pinceau sur la planche, ces deux modes d’encrage pouvant être combinés. Comme le travail s’effectue avec l’encre (ou la peinture) sans affecter la planche elle-même, le procédé monotypique n’autorise généralement qu’une seule épreuve. Dans son essai Degas Monotypes : Essay, Catalogue & Checklist, Eugenia Parry Janis dresse une liste de 321 monotypes de l’artiste. Degas est donc considéré comme le plus brillant représentant de ce médium au XIXe siècle, s’inspirant largement du savoir-faire du Génois Castiglione. Comme lui, il eut recours à la fois au mode « à fond clair » et au mode « à fond sombre ».
Dans ses Souvenirs d’un marchand , Vollard écrit : « Tous ces petits plats du jour, comme Degas les appelait lui-même, il les exécutait à l’encre grasse, sur une plaque de cuivre. Une fois le cuivre mis sous presse, la planche n’était pas mordue, il n’obtenait qu’une seule bonne épreuve. C’était généralement après dîner, chez l’imprimeur Cadart (fils), que Degas exécutait ses monotypes, qu’il rehaussait parfois de pastel. »
Comme son nom l’indique, c’est un procédé qui permet une impression unique. S’il est parfois possible d’obtenir une 2e, voire 3e épreuve, celles-ci sont inévitablement plus pâles, car constituées de l’encre subsistant sur la plaque. Degas utilisait du zinc ou du cuivre mais avait aussi recours au celluloïd, matériau nouveau à l’époque. Il ne dépassait jamais trois tirages d’un même monotype, sur lesquels les rehauts de pastel pouvaient n’intervenir que beaucoup plus tard. Outre le pastel, il utilisait aussi la peinture à l’huile, les couleurs à l’eau ou la gouache.
Plusieurs monotypes de Degas de la bibliothèques de l’INHA sont rehaussés de pastel. On peut citer Deux femmes (1878-1879) , rehaussé avec du pastel blanc, rouge et marron sur monotype en encre noire ou encore Admiration (vers 1877-80) , rehaussé avec du pastel rouge foncé sous le nu et du pastel noir sous la toilette. Degas a d’ailleurs utilisé le pastel également pour rehausser des lithographies, comme Au Cirque Fernando (1879).
Edgar Degas, Admiration, vers 1877-80, monotype rehaussé de pastel rouge foncé et noir, bibliothèque de l’INHA, EM DEGAS 3. Cliché INHA
Une partie de l’exposition était consacrée aux Petites Cardinal – roman de Ludovic Halévy (1880), neveu du compositeur Jacques Fromental Halévy, co-auteur de livrets d’opéra célèbres (La Belle Hélène, Carmen). On pouvait y admirer toute une série d’illustrations réalisées d’après le roman avec cette technique du monotype. Degas commence à y travailler dès 1876 ou 1877, avant même la publication de l’ouvrage. Il poursuivra la série au-delà de la parution du dernier « volet » de l’académicien consacré à cette famille de la « petite bourgeoise de Paris, pompeuse, pédante et méchante », La Famille Cardinal (1883). Certains de ces monotypes furent exposés à la 3e Manifestation impressionniste en 1877.
Edgar Degas, Les petites Cardinal, projet d’illustration, héliogravure à partir d’un monotype, bibliothèque de l’INHA, EM DEGAS 33. Cliché INHA
La thèse de Jonas Beyer, intitulée « Entre dessin et estampe : Edgar Degas et la redécouverte du monotype au XIXe siècle » éditée en 2016, pose très justement la question du pourquoi d’une technique d’impression n’offrant pas l’avantage de la reproductibilité propre à la gravure : quel intérêt à créer des œuvres uniques, non produites directement par la main de l’artiste et nécessitant une étape technique intermédiaire ?
Tout d’abord, les monotypes constituent en quelque sorte une réponse anticipée à Walter Benjamin et son concept de perte de l’aura d’une œuvre d’art due à sa reproductibilité technique. Ainsi, la technique de l’estampe, indissociablement liée au principe de multiplication, se trouverait sublimée par la réalisation de pièces uniques.
Si beaucoup d’artistes l’ont expérimenté, peu lui ont finalement accordé un rang important dans leur production artistique, même si les Impressionnistes et leurs proches sont nombreux à avoir tâté de cette technique comme Camille Pissarro, Jean-Louis Forain, Steinlen , Gauguin , Whistler, Toulouse-Lautrec, Combet-Descombes, Charles Maurin ou encore Georges Jeanniot qui a suivi les enseignements de Degas.
Georges Jeanniot, le Trainard, monotype, bibliothèque de l’INHA, EM JEANNIOT 9. Cliché INHA. Annotation manuscrite : « Monotype fait d’après les indications de Degas »
Mais ce procédé sert également d’outil de travail, comme c’est le cas chez Paul Gauguin (Degas possédait six de ses monotypes), permettant la transposition du motif d’un support sur l’autre. Enfin, les monotypes pouvaient être retravaillés à l’aide d’autres techniques de gravure, comme en témoignent les « lithographies par report de monotypes » réalisées par Degas, par exemple Aux Ambassadeurs : Mlle Bécat : trois scènes .
Edgar Degas, Aux ambassadeurs : Melle Bécat, trois scènes, lithographie de report à partir de 3 monotype, ancienne collection Roger Marx, bibliothèque de l’INHA, EM DEGAS 45. Cliché INHA
C’est dans un univers passionnant que nous a emportés l’exposition Degas à l’Opéra, organisée par le musée d’Orsay et la National Gallery of Art de Washington : celui des danseuses, des chanteurs, des musiciens de l’orchestre, des spectateurs et abonnés en habit noir hantant les coulisses… témoignage parvenu jusqu’à nous grâce à un travail de laboratoire aux multiples expérimentations techniques qui mettent en valeur des points de vue inédits et japonisants, des éclairages audacieux, et la traduction au plus juste des mouvements et des atmosphères. Cette vision du spectacle n’est pas sans rappeler celle de Henri de Toulouse-Lautrec (1864-1901), dont deux lithographies, La Troupe de Mademoiselle Eglantine et Chocolat dansant dans un bar sont visibles encore pour quelques jours, jusqu’au 27 janvier 2020, dans l’exposition Toulouse-Lautrec, résolument moderne .
Toulouse-Lautrec, La Troupe de Mademoiselle Eglantine, lithographie, bibliothèque de l’INHA, EM TOULOUSE-LAUTREC 225 GDF. Cliché INHA
Pour prolonger les deux expositions Degas à l’Opéra et Toulouse-Lautrec résolument moderne, vous pouvez consulter sur la bibliothèque numérique de l’INHA les estampes numérisées de Degas et de Toulouse-Lautrec.
Nathalie Muller,
service du Patrimoine
Références bibliographiques
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Denis Rouart, « 9 Monotypes de Degas », Paris, l’Œil, 1964
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Eugenia Pairy Janis, Degas Monotypes : Essay, Catalogue & Checklist, Cambridge/Mass.-Fogg Art Museum, New York, 1968
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Jean Adhémar et Françoise Cachin, Edgar Degas, gravures et monotypes, introduction de John Rewald, Paris, Arts et métiers graphiques, 1973
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Isabelle Cahn, « Acquisition d’un double monotype de Degas », dans Les nouvelles de l’INHA, 38 (août 2010), p. 12-14
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Jonas Beyer, Entre dessin et estampe : Edgar Degas et la redécouverte du monotype au XIXe siècle, Les Presses du réel, 2016