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Édition limitée, Vollard, Petiet et l’estampe de maîtres
Première partie
Édition limitée, Vollard, Petiet et l’estampe de maîtresPremière partie
Initialement prévue pour ouvrir le 26 janvier 2021, l’exposition Édition limitée, Vollard, Petiet et l’estampe de maîtres est prête à accueillir le public du Petit Palais dès que possible, jusqu’au 23 mai. Clara Roca, conservatrice des arts graphiques et photographies des XIXe et XXe siècles, en assure le commissariat scientifique. Grâce à cette exposition, le Petit Palais, musée des beaux-arts de la Ville de Paris, honore la générosité de deux figures majeures du monde de l’art et de l’édition d’estampes : Ambroise Vollard (1866-1939) et Henri Marie Petiet (1894-1980). En effet, en 2020 les héritiers de Petiet ont offert au Petit Palais un magnifique ensemble d’œuvres de Renoir, Maillol, Cassatt, etc., alors que Vollard de son vivant, puis ses héritiers, lui avaient donné certains de ses chefs-d’œuvre de Cézanne, Bonnard ou Mary Cassatt.
L’exposition s’accompagne d’un catalogue regroupant des essais sur l’édition d’estampes et les rapports entre artistes et éditeurs. La majorité des informations de ce billet en est issue. Le catalogue comporte également des annexes fort utiles, notamment un glossaire des termes techniques de la gravure mais surtout une liste dans l’ordre chronologique des publications des ouvrages entièrement achevés, ainsi que les livres achevés du vivant de Vollard et après son décès. Une liste supplémentaire tente de recenser les projets abandonnés à la mort de l’éditeur. Cette liste permet de comprendre, en plus des « éditions posthumes », l’ampleur des ambitions éditoriales de Vollard lors de son décès. Sont inclus les projets de livres qui n’ont pas vu le jour sous la forme initialement prévue par l’éditeur.
Les « Défets Vollard »
La bibliothèque de l’INHA conserve un ensemble rare de « défets Vollard » , c’est-à-dire d’épreuves d’essai et de tirages de planches sans continuité des divers projets éditoriaux de Vollard. La plupart ont donné lieu à une publication mais plusieurs projets n’ont pas abouti, ce qui confère à ces archives une valeur certaine. Ces planches sont entrées par une donation le 24 octobre 1949, ainsi que l’atteste le registre d’inventaire, qui signale les ensembles inédits par la mention « non publié » : les Fables de La Fontaine avec des eaux-fortes de Marc Chagall, la Tentation de saint Antoine avec des illustrations d’Odilon Redon, les Âmes mortes de Gogol avec des illustrations de Chagall ou encore le Satyricon de Pétrone avec des eaux-fortes de Derain.
Registre d’inventaire des entrées de livres imprimés (donation Vollard, 24 octobre 1949), bibliothèque de l’INHA. Cliché INHA.
Ces épreuves de travail permettent d’entrer dans le processus de création et sont des témoignages très intéressants du travail d’éditeur de Vollard, pour les projets aboutis comme pour ceux qui n’ont été repris que plus tard par d’autres éditeurs.
Défets Vollard : Le Chef-d’oeuvre inconnu de Balzac, 1931, illustrations de Picasso, bibliothèque de l’INHA, Fol Est 700 (4). Cliché INHA
Divers défets Vollard, bibliothèque de l’INHA, Fol Est 698. Cliché INHA
Ambroise Vollard, éditeur d’estampes
La figure d’Ambroise Vollard, bourru et somnolent dans la pénombre de son magasin, fait aujourd’hui partie de la légende. Son antre se trouve au cœur du quartier des marchands de tableaux – Gustave Tempelaere, Georges Petit, Clovis Sagot, Adolphe Goupil, Paul Durand-Ruel, Charles Sedelmeyer, Bernheim-Jeune, le Père Tanguy ou encore Louis Le Barc de Boutteville. Marie Dormoy , directrice de la Bibliothèque littéraire Jacques Doucet de 1932 à 1956, disait de lui qu’il « dénichait les bonnes affaires comme un cochon les truffes ».
Il vend des toiles de Cézanne, de Gauguin, du jeune Picasso ou de Matisse, mais se plaît également à éditer des livres illustrés de grand luxe et des albums d’estampes. C’est avec l’imprimeur Auguste Clot que les artistes recrutés par Vollard (Bonnard, Cézanne, Denis, Redon, Renoir, Rouault, Roussel, Sisley, Toulouse-Lautrec, Vuillard…) explorent toutes les subtilités de la lithographie. Il s’assure même des contrats d’exclusivité avec certains artistes, comme Rouault par exemple.
Défets Vollard : lettre manuscrite de Georges Rouault à Ambroise Vollard, 1918, bibliothèque de l’INHA, Fol Est 700 (5). Cliché INHA
Vollard commence à mettre un pied dans l’édition d’estampes en rééditant en 1894 la « Suite Volpini », composée de dix zincographies de Gauguin consacrées à la Bretagne. Relatée dans ses mémoires publiés en 1937, Souvenirs d’un marchand de tableaux, son activité d’éditeur est pour Ambroise Vollard source de fierté. Il y consacra tout son temps et son argent, étalant certains de ses projets sur plus de dix années. Il investit dans ses travaux d’éditeur les bénéfices tirés du négoce bien plus lucratif des toiles de maîtres modernes. En effet, aucune de ses entreprises ne parvient à atteindre l’équilibre financier. Ses ouvrages ne rencontrent pas un grand succès, et les factures liées à ses projets, colossales, ne sont pas couvertes par les ventes.
L’album des peintres-graveurs
De 1896 à 1900 environ, Ambroise Vollard publie essentiellement des estampes. Ses premières publications d’envergure sont deux albums : Les Peintres graveurs (1896), tiré à 100 exemplaires et composé de vingt-deux estampes, puis l’Album d’estampes originales (1897), composé de trente-deux estampes.
Accrochage au Petit Palais pour l’exposition : Album des peintres graveurs, 1896, Bibliothèque de l’INHA, VI P 20. Cliché Petit Palais
Si la lithographie en couleurs prime dans les deux albums, on y trouve néanmoins de l’eau-forte, de la xylographie ou même un papier gaufré. L’ensemble, très hétéroclite, offre un véritable panorama de l’estampe au tournant du siècle. Un troisième et dernier album préparé par Vollard pour 1898 est abandonné en cours. Seules quelques planches isolées en sont connues, comme la Baigneuse, debout, en pied de Renoir.
Auguste Renoir, Baigneuse, debout, en pied, 1898, lithographie en couleurs, bibliothèque de l’INHA, EM RENOIR 9. Cliché INHA
Vollard tente d’attirer les connaisseurs en joignant des épreuves d’essai à plusieurs de ses albums, en numérotant et faisant signer autant que possible les tirages par les artistes afin d’affirmer leur caractère d’œuvre d’art à part entière.
L’entreprise s’avère un échec commercial ; mais elle est tout de même saluée par une partie de la critique qui défend l’estampe originale et la lithographie en couleurs. L’Estampe et l’affiche (1897-1899) – revue dont Clément Janin est co-directeur avec André Mellerio – qui s’engage pour une « rénovation de l’estampe » toutes techniques confondues, fait la promotion des expositions et des éditions Vollard. Dans La Lithographie originale en couleurs (1898), Mellerio donne une vision très complète des acteurs de ce milieu et souligne la place que Vollard, engagé avec ferveur pour cette technique, y occupe.
André Mellerio, La Lithographie originale en couleurs, 1898, bibliothèque de l’INHA, 8 Res 630. Cliché INHA
En même temps que ses deux premiers albums des peintres graveurs, Vollard édite plusieurs ensembles confiés chacun à un artiste. Le principe de l’édition d’estampes originales à tirage limité est maintenu, sans plus de succès commercial. Les quatre albums que Bonnard, Denis, Vuillard et Roussel réalisent pour l’éditeur constituent un sommet de la lithographie en couleurs avant sa désaffection progressive. L’essentiel de ces estampes est édité durant une période assez courte au début de la carrière de Vollard. Si celui-ci ne s’en désintéresse pas, c’est l’édition de livres d’artiste, commencée au même moment que celle des estampes, qui prend le dessus à partir de 1900.
Ambroise Vollard, éditeur de livres d’artiste
Défets Vollard : Parallèlement de Paul Verlaine, 1900, lithographies de Pierre Bonnard, bibliothèque de l’INHA, Fol Est 700 (6) (anciennement Fol Res 140 (6)). Cliché INHA
Défets Vollard : Parallèlement de Paul Verlaine, 1900, lithographies de Pierre Bonnard, bibliothèque de l’INHA, Fol Est 700 (6) (anciennement Fol Res 140 (6)). Cliché INHA
À partir de l’exceptionnel Parallèlement de Verlaine illustré par Bonnard (1900), Ambroise Vollard donne un nouveau souffle à l’édition de luxe avec ses livres d’artiste. De même que dans le domaine de l’estampe, la diversité des artistes et des textes choisis par Vollard est frappante. Contrairement à Daniel-Henry Kahnweiler qui édite des auteurs vivants, Vollard donne une place prépondérante aux auteurs anciens grecs, romains et français. En 1939, à la veille de la mort de Vollard, la somme considérable de ses publications témoigne de la passion éditoriale du marchand.
Vollard est à la tête d’un vaste réseau réunissant graveurs et lithographes, typographes et fabricants de papier, imprimeurs, maquettistes et correcteurs, brocheurs et libraires, tous finement choisis. La liberté qu’il accorde aux artistes peut aller jusqu’au choix de l’auteur ou du texte à illustrer. En 1931, Braque propose lui-même à Vollard d’illustrer la Théogonie d’Hésiode.
Défets Vollard : Georges Braque, Artémis, illustration pour la Théogonie d’Hésiode, vers 1931, eau-forte en noir sur Hollande Van Gelder, bibliothèque de l’INHA, EM Braque 14. Cliché INHA
Les bois que Georges Aubert sculpte en 1939 d’après les lithographies originales d’Odilon Redon pour les vignettes formant la table des illustrations hors texte d’une nouvelle édition de La Tentation de saint Antoine – inachevée à la mort de l’éditeur – forment une œuvre d’art à part entière : ces bois ne sont pas disposés selon l’ordre des images dans le texte mais de manière à créer une composition nouvelle.
Défets Vollard : Odilon Redon, illustrations pour La Tentation de saint Antoine de Flaubert, 1939, bibliothèque de l’INHA, Fol Est 702 (3). Cliché INHA
Les aquatintes de Maurice Potin d’après les monotypes d’Edgar Degas pour La Maison Tellier de Maupassant (1934), Mimes des courtisanes de Lucien (1935) et Degas Danse Dessin de Paul Valéry (1936) sont elles aussi autant de témoignages de la virtuosité de ce graveur.
Défets Vollard : La Maison Tellier de Maupassant, 1934, illustrations de Degas, bibliothèque de l’INHA, Fol Est 698 (1). Cliché INHA
Défets Vollard : Degas, danse, dessin, 1936, illustrations de Degas, bibliothèque de l’INHA, Fol Est 699 (3). Cliché INHA
Ambroise Vollard s’implique beaucoup dans le travail des imprimeurs, des papetiers et des brocheurs chez qui il se rend plusieurs fois par semaine, voire tous les jours. Il détermine le tirage et le nombre de suites indépendantes à imprimer pour les amateurs d’estampes et choisit les dimensions de l’ouvrage et de ses marges. Il sélectionne et commande lui-même les papiers ainsi que les caractères d’imprimerie qu’il fait quelquefois fondre spécialement pour une édition, afin que l’impression soit d’une netteté parfaite. Le papier et la typographie sont pour lui source de plaisir, avec parmi ses préférés, Canson, Montgolfier, les papeteries d’Arches, du Marais et de Rives, ainsi que les établissements Renaud & Texier qui importent des papiers chine, japon et Van Gelder. Pour les livres d’artiste, au choix du papier s’ajoute celui des caractères typographiques qui doivent être en harmonie avec le texte de l’auteur comme avec l’illustration du peintre.
Surtout à la fin de sa vie, Vollard se déplace en France et à l’étranger pour valoriser son travail. Il fait aussi des dons aux institutions patrimoniales : de nombreux ouvrages au cabinet des Estampes de la BnF, des peintures, bronzes, céramiques et livres d’artiste au Petit Palais. Les projets incessants du marchand s’arrêtent brusquement à sa mort, survenue à la suite d’un accident de voiture, le 22 juillet 1939. Il laisse derrière lui plus de trente livres commercialisés ainsi qu’une vingtaine à divers stades d’achèvement, certains prêts à être distribués. Il meurt sans héritier direct et le seul testament qu’il ait écrit date de 1911. Or sa situation a bien changé depuis : dans son hôtel rue de Martignac, il a accumulé une fortune en œuvres de maîtres très difficile à estimer. De cet ensemble qui n’a été que partiellement inventorié après décès, l’intégrité du stock d’estampes est préservée par Petiet, qui le rachète en bloc.
Nathalie Muller
service du Patrimoine