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Du livre à l’estampe et vice versa : Coups d’oeil sur Paris de Noël Clément-Janin
Un éclairage inédit sur les collections du cabinet d'estampes de Jacques Doucet
Du livre à l’estampe et vice versa : Coups d’oeil sur Paris de Noël Clément-JaninUn éclairage inédit sur les collections du cabinet d’estampes de Jacques Doucet
Noël Clément-Janin (1862-1947) fut pendant près de quarante ans l’un des grands acteurs de la bibliophilie française. Chroniqueur dès la fin du XIXe siècle des éditions pour bibliophiles dans l’Almanach du bibliophile aux côtés de l’éditeur Édouard Pelletan, il fut lui-même l’auteur de plusieurs ouvrages destinés aux bibliophiles dont Coups d’œil sur Paris, beau livre consacré à la capitale qui parut en 1911, l’année même où il devint le responsable du cabinet d’estampes modernes constitué par Jacques Doucet pour la Bibliothèque d’art et d’archéologie. L’étude des contributions à cet ouvrage offre un éclairage intéressant sur le réseau d’artistes qui gravitent alors autour de Clément-Janin et sur les collections de la bibliothèque de l’Institut national d’histoire de l’art.
Un beau livre sur Paris du galeriste-éditeur Charles Hessèle
Coups d’œil sur Paris fut conçu par le marchand d’estampes Charles Hessèle. Clément-Janin avait tôt loué l’approche de ce galeriste-éditeur parisien installé rue Laffite qui avait non seulement fait connaître des artistes allemands en France, mais aussi organisé régulièrement des expositions d’artistes français à l’étranger. C’est chez cet éditeur qu’il avait fait paraître en 1911 un essai sur le graveur Frédéric Florian. L’entreprise éditoriale s’inscrit dans une tradition solidement établie du beau livre illustré sur Paris, initiée notamment en 1892 par le fameux Paysages parisiens conçu par le bibliophile Henri Béraldi, qui avait réuni le poète Émile Goudeau et le graveur Auguste Lepère.
Noel Clément-Janin, Coups d’oeil sur Paris, chemise à lacet de l’éditeur arborant le motif de la nef, emblème de la ville de Paris, bibliothèque de l’INHA, 4 Res 638. Cliché INHA
Coups d’œil sur Paris comporte 84 compositions de Charles Heyman dont 21 eaux-fortes originales et 63 dessins gravés sur bois par Pierre-Eugène Vibert. La bibliothèque de l’INHA conserve 2 des 340 exemplaires de ce livre, dont l’un contient chaque eau-forte de Charles Heyman en trois états.
Charles Heyman, eaux-fortes, épreuve avant la lettre et après la lettre, Coups d’oeil sur Paris, bibliothèque de l’INHA, 4 Res 638 et 4 Res 1516. Clichés INHA
Elle conserve aussi le manuscrit autographe du texte de Clément-Janin ainsi qu’un jeu d’épreuves portant de nombreuses corrections manuscrites de Clément-Janin.
Noël Cément-Janin, Coups d’oeil sur Paris, épreuve et manuscrit autographe, bibliothèque de l’INHA, Autographes 73,3,4 et Ms 467. Cliché INHA
Ambition documentaire et regard d’artiste
Description forcément synthétique de la ville, Coups d’œil sur Paris progresse par quartier en suivant la division administrative de la capitale. Le livre s’ouvre ainsi sur le premier arrondissement, « le plus intéressant de Paris » selon Clément-Janin, car il abrite notamment le Louvre qui « rayonne par son histoire sur la France et par son musée sur le monde entier », et se clôt, logiquement, dans le vingtième arrondissement, au Père-Lachaise…
L’entreprise marque par rapport à ses modèles une nette progression dans la déliaison entre texte et image, assumée dès la préface par un Clément-Janin qui critiquait pourtant encore quelques années plus tôt l’émancipation du graveur Auguste Lepère dans La Bièvre, les Gobelins, Saint-Séverin. Dans Coups d’œil sur Paris, la correspondance entre le quartier évoqué par Clément-Janin et les eaux-fortes reproduites à pleine page demeure mais les vues n’illustrent jamais le texte lui-même, si bien que l’écrivain et l’artiste posent sur chaque quartier leur propre regard, justifiant ainsi le titre donné à l’ouvrage.
Ce libre mariage eut pu tourner à l’avantage des images, comme le suggérèrent certains critiques de l’époque. Mais le texte de Clément-Janin est loin d’être sans mérite. Dans une veine documentaire plutôt que poétique, il entremêle habilement évocation historique et peinture du temps présent, comme lorsque le souvenir de l’exécution des communards dans le jardin du Luxembourg s’évanouit au profit d’une scène irénique d’enfants jouant aux abords du grand bassin, ou que l’énumération des locataires successifs du palais de l’Élysée se clôt par une description du marché aux timbres. Clément-Janin, d’ailleurs, cite abondement ses sources dans une postface, ce qui est rare pour un livre conçu pour les bibliophiles. Il s’inscrit ainsi explicitement dans une tradition de recherches historiques et iconographiques sur la capitale, d’Henri Sauval à André Billy et d’Abraham Bosse à Charles Jouas.
Un jeune graveur prometteur : Charles Heyman
Le graveur Charles Heyman avait exposé chez Hessèle en 1907. Influencé par Alphonse Legros et surtout Charles Meryon, il propose des eaux-fortes au trait fouillé et au cadrage dramatique dans lesquelles l’insistance de la pointe sèche crée toujours vie et tension et donne à voir mille détails. Par sa capacité à agencer des plans successifs, il donne en outre à ses vues une profondeur qui n’est pas sans rappeler l’art de Piranèse. La vue de la rue du Quatre-Septembre offre ainsi une saisissante plongée sur la chaussée noire de monde en contrebas de la monumentale colonnade du Palais Brongniart. S’il ne rechigne pas à représenter les grands monuments néo-classiques de la ville moderne, il est toutefois plus à son aise dans les rues du Vieux-Paris, où sa tendance à l’excès rend à merveille l’anarchie du bâti ancien.
Charles Heyman, Vue de la rue du Quatre-Septembre, eau-forte, Coups d’oeil sur Paris, bibliothèque de l’INHA, 4 Res 638. Cliché INHA
Le rôle du graveur sur bois Pierre-Eugène Vibert
Mais Clément-Janin n’aurait pas consenti à participer à un livre se contentant d’un dialogue à distance entre texte et image. Pour lui, infatigable défenseur en matière d’art du livre des « règles » édictées par l’éditeur Édouard Pelletan, « le livre est une architecture » et « ce qui forme l’édifice, c’est la typographie » (Noël Clément-Janin, « Les éditions de bibliophiles », Almanach du bibliophile, 1901, p. 226).
Dans Coups d’œil sur Paris, ce ciment typographique est l’œuvre du graveur sur bois Pierre-Eugène Vibert, un Genevois émigré à Paris qui pratiquait la gravure d’interprétation. Clément-Janin lui avait consacré un article élogieux dans le journal Le Siècle un an avant la parution de Coups d’œil sur Paris. Vibert rythme le livre de culs-de lampes, en-têtes et lettrines dont les agencements sont toujours subtils, à l’image de cette statue d’Henri IV, qui, à la conclusion d’un chapitre et comme son modèle située à la pointe de l’île de la Cité, regarde vers le chapitre suivant consacré à la Seine par-delà « le vert-galant » de la page.
Coups d’oeil sur Paris, p.82-83, bibliothèque de l’INHA, 4 Res 638. Cliché INHA.
Dans les soixante compositions in-texte gravées d’après des dessins de Heyman, Vibert transpose le style foisonnant du dessinateur sans le trahir, en témoigne la vibrante représentation d’un café sur les boulevards, qui fut à raison choisie par un critique de l’époque pour illustrer sa recension de l’ouvrage.
Pierre-Eugène Vibert, gravure sur bois d’après un dessin de Charles Heyman, Coups d’oeil sur Paris, bibliothèque de l’INHA, 4 Res 638. Cliché INHA.
Projets et collaborations ultérieurs
Ce livre aurait dû avoir un pendant, prévu pour l’année suivante. Reconduit, Noël Clément-Janin aurait été l’auteur de Coups d’œil autour de Paris que Charles Hessèle comptait consacrer aux environs de la capitale. L’éditeur avait prévu cette fois-ci de lui associer Robert Dupont, un artiste qui s’était fait connaitre par ses vues de Paris achetées dès 1903 par le musée Carnavalet. L’accent aurait cette fois moins été mis sur l’architecture et davantage sur l’humain et la nature. Alors que l’offre de souscription avait parue assortie de la mention du tirage, le livre cependant ne se fit pas. Pierre-Eugène Vibert aurait-il encore été de la partie ? C’est fort possible car quelques années plus tard, Noël Clément-Janin et lui publieront une suite de dix gravures sur bois des environs de Paris, à un faible tirage et dont la bibliothèque de l’INHA conserve un exemplaire.
Pierre-Eugène Vibert, Gentilly, gravure sur bois, Dix gravures sur bois : environs de Paris, bibliothèque de l’INHA, 4 EST 555. Cliché INHA
Vibert, qui avait élu domicile à Grosrouvre, en bordure de la forêt de Rambouillet, poursuivra par Dix paysages de l’Yveline, toujours édité aux éditions Édouard Pelletan, dont la Bibliothèque littéraire Jacques Doucet conserve un exemplaire. Quant à Charles Heyman, après les Coups d’œil sur Paris, il est poussé par le marchand d’estampes Edmond Sagot à diversifier ses centres d’intérêt. Ce dernier l’incite à produire des scènes de chantiers et de chemins de fer, auxquels son style le destine naturellement et qui doivent permettre à l’artiste d’explorer la modernité des marges urbaines. Clément-Janin fait l’éloge de ses estampes dans la notice monographique qu’il consacre à Charles Heyman en 1913, qu’il illustre d’ailleurs par une vue du chemin de fer à Ivry. La bibliothèque de l’INHA, qui conserve un précieux fonds d’une quarantaine d’estampes de Charles Heyman, possède deux états distincts de cette dernière.
Charles Heyman, [Chemin de fer (Ivry)], eau-forte, bibliothèque de l’INHA, EM HEYMAN 11b. Cliché INHA
Le bibliothécaire et historien de l’art Émile Dacier, spécialiste de la gravure, suivait Charles Heyman depuis quelques années et avait décelé en lui un talent prometteur. Globalement élogieux à son égard dans la recension qu’il fit en 1911 de Coups d’œil sur Paris pour La Revue de l’art, il invitait toutefois l’artiste à simplifier sa manière et imaginait le talent d’Heyman arriver à maturité dans les années suivantes. Hélas, mobilisé, Charles Heyman meurt sur le front en 1915. Il avait 34 ans.
Julien Brault
service de la Conservation et des magasins
Pour aller plus loin
Noël Clément-Janin, « Quelques graveurs de Paris », dans La Renaissance de l’art français et des industries de luxe, janvier 1920, p. 420-428.
Julie Eggel, « À la découverte de Pierre-Eugène Vibert », un article consacré au graveur sur le blog du Musée d’art et d’histoire de Genève, 19 janvier 2017, consulté le 6 juillet 2022.
Pierre Sanchez et Xavier Seydoux, Charles Heyman : 1881-1915 : catalogue raisonné de l’œuvre gravé, L’Echelle de Jacob, Paris, 2000. Libre accès INHA : NZ HEYM3.A2 2000.
Dossier documentaire « Flâneries bibliophiliques dans Paris. Une promenade dans Paris à travers des livres d’exception de la fin du 19e siècle et du début du 20e », disponible en ligne sur gallica.bnf.fr (consulté le 6 juillet 2022).