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Du dessin à la sculpture
Deux projets préparatoires de Jacques Lipchitz pour Jacques Doucet
En 1984, Rubin Lipchitz fait don de lettres et de photographies d’œuvres de son frère Jacques Lipchitz à la Bibliothèque d’art et d’archéologie. Trois ans plus tard, il augmente ce premier don de dessins préparatoires pour un manteau de cheminée et pour une paire de chenets proposés à Jacques Doucet pour son Cabinet d’Orient. Alors que ce projet est refusé par le célèbre mécène, Jacques Lipchitz le soumet à nouveau en 1932 au comte et la comtesse André Frisch de Fels pour la cheminée de leur salon rue Octave Feuillet à Paris.
Une garniture de cheminée pour Doucet
En 1928, Jacques Doucet s’est déjà séparé de sa collection d’œuvres d’art du XVIIIe siècle depuis plusieurs années. Il créé dans son « Studio Saint-James » de Neuilly un écrin cohérent avec son époque et rassemble autour de lui les talents de Pierre Legrain, Eileen Gray, Joseph Csaky ou encore Gustave Miklos. Parmi eux se trouve Jacques Lipchitz (1891-1973), sculpteur d’origine lituanienne intégré au cercle des cubistes constitué de Diego Riviera, Max Jacob, Juan Gris ou encore Modigliani. Entre 1916 et 1920, ses œuvres ont été exposées chez le marchand Léonce Rosenberg et il a déjà répondu à plusieurs commandes pour les figures de proue de la scène artistique de l’entre-deux-guerres comme Jean Cocteau, Annie Dalsace, Gertrude Stein et Gabrielle Chanel. La couturière lui avait commandé en 1921 une paire de chenets en bronze, prenant la forme de femmes allongées dans un canapé, un modèle que Pierre Chareau intègre à ses décors du salon d’Automne de 1924 et de l’Exposition internationale des arts décoratifs de 1925. Pour Jacques Doucet, Lipchitz incarne le sculpteur à la recherche d’une nouvelle harmonie moderne vers laquelle il tend. Il lui commande alors en 1928 une cheminée et une paire de chenets pour son Cabinet d’Orient. Le projet final prend la forme d’un linteau monolithe qui représente, au centre, un couple de colombes encadré par deux chiens. La sculpture est ajourée et inclinée de façon à ce que la lumière émise par les flammes du feu projette les ombres des animaux de la scène et donne une impression de dorure. Les chenets en bronze reprennent le motif central du linteau et représentent respectivement deux colombes.
Marc Vaux, Manteau de cheminée [chenêts en bronze et linteau en pierre commandés par Jacques Doucet à Jacques Lipchitz pour son Cabinet d’Orient], tirage photographique en noir et blanc, 17×23 cm, 1928. Paris, Musée d’art et d’histoire du judaïsme, Inv. PH/Fds Lipchitz PE 19. Cliché © mahj
Dans son catalogue raisonné The Sculpture of Jacques Lipchitz, Alan G. Wilkinson revient sur cette commande et publie un projet préparatoire que Jacques Doucet a refusé en première instance (ci-dessous). Ce dessin réalisé à la mine de plomb figure le combat d’un ours et d’une panthère dont la composition cinétique répond d’une extrême rigueur géométrique. Contrainte par la loi du cadre, la scène se joue dans l’espace concédé par le linteau. C’est ainsi que les deux animaux sont assujettis aux limites d’un carré et que chaque partie de leur corps se satisfait d’une parcelle mathématiquement définie. Déjà, la sculpture ajourée prévoyait d’offrir au feu un rôle à part entière dans la projection de leurs ombres sur les murs.
Jacques Lipchitz, Dessin préparatoire pour la cheminée de Jacques Doucet, graphite sur papier, 74×90 cm, 1928. Paris, bibliothèque de l’INHA, OA 647. Cliché M. Clerc Baranzelli.
De façon surprenante, Alan G. Wilkinson ne mentionne pas le projet préparatoire des chenets conservé dans le même fonds, à côté de ce dessin coté OA 647. En effet, la cote suivante (OA 648) contient deux gouaches sur carton découpé représentant à l’échelle la première version des chenets (ci-dessous). La rigidité du carton permettait de concevoir le modèle comme une œuvre-objet. Les couleurs apposées à la gouache sculptent les zones d’ombre des futures sculptures de bronze. Les rehauts dorés positionnent quant à eux les zones de lumière. Sûrement trop figuratif, ce premier projet était peut-être trop éloigné de l’abstraction cubiste qui régissait déjà la collection de Jacques Doucet. Attaché à ce projet, Jacques Lipchitz le réutilise néanmoins lors de la commande du comte André Frisch de Fels en 1932, soit quatre ans après celle de Jacques Doucet.
Jacques Lipchitz, dessin préparatoire de chenets pour la cheminée de Jacques Doucet, gouache et rehauts dorés sur carton, 53×43 cm, 1928. Paris, bibliothèque de l’INHA, OA 648. Cliché Maria Clerc Baranzelli
Réadapter le projet pour le comte et la comtesse de Fels
Suivant le courant de ces mécènes d’avant-garde, le comte et la comtesse André de Fels étaient eux aussi attachés à la promotion de l’art moderne. Marthe née de Cumont (1892-1988) et André de Fels (1890-1980) font l’acquisition en 1925 d’un hôtel particulier situé au 31 de la rue Octave Feuillet à Paris. Leur engagement dans la vie politique et culturelle les amène naturellement à faire de leur demeure un lieu de sociabilité des élites durant l’entre-deux-guerres. Ils créent un salon politico-littéraire où se retrouvent les personnalités de leur temps : Paul Valéry, André Gide, Saint-John-Perse, André Maurois, Georges Braque, Laval, le maréchal Juin, Claire Booth Luce, Eisenhower, Chamberlain, Churchill… Afin de créer un écrin pour ces réceptions, le couple de Fels fait appel aux services de l’architecte Albert Laprade qui dirige le chantier de 1926 à 1935. Clément Mère, Franz Waldraaf, Anne-Marie Fontaine, la Maison Baguès, Paul Jouve, Katsu Hamanaka, Jean Mayodon, Louis Sognot et Renée Kinsbourg font naître un décor à l’aspect d’une véritable ménagerie Art Déco. Des oiseaux paradisiaques déploient leurs ailes sur les murs de la salle à manger et, dans le salon, des éléphants monumentaux et des temples d’Inde du Sud se dressent face aux convives. Ce décor fit l’objet en 1982 d’une dation au musée du Louvre au titre de paiement des droits de succession après la mort du comte. En 2014, il intègre les collections du musée des beaux-arts de Reims qui projette de le réintégrer à son parcours permanent. Certaines œuvres qui apparaissent sur les photographies avant la dépose du décor n’ont cependant pas fait partie de la dation. Tel est le cas pour la garniture et les chenets en bronze réalisés par Jacques Lipchitz ornant la cheminée du salon.
Marc Vaux, La cheminée du salon de l’hôtel de Fels, tirage photographique en noir et blanc, 17 x 23 cm, 1937. Paris, Musée d’art et d’histoire du judaïsme, Inv. PH/Fds Lipchitz PE 20.1. Cliché © mahj
Peu avant 1932, le couple de Fels change de mobilier et opte pour un ensemble réalisé par Louis Sognot et un tapis présentant une composition abstraite de Renée Kinsbourg. C’est la même année qu’André de Fels commande une garniture de cheminée à Jacques Lipchitz. Nous en connaissons la date précise grâce aux écrits que l’artiste livre à l’âge de quatre-vingt-un ans dans My Life in Sculpture : « Another chimney piece was designed for the Comte André de Fels about 1932, which includes twofiredogs and a piece over the mantel, all involving battling beasts. »
À cette date, la cheminée était déjà en place depuis six ans. Il n’était donc pas possible de réintégrer le combat de l’ours et de la panthère dans le linteau de la cheminée comme cela était prévu pour le studio de Jacques Doucet. Jacques Lipchitz reste fidèle à la composition de son premier projet préparatoire mais l’adapte néanmoins en sculpture à poser sur la cheminée en créant un socle en forme de U inversé. Les chenets sont quant à eux réalisés fidèlement au projet d’origine. À propos de cette commande, Jacques Lipchitz affirme : « These decorative works were done, frankly, as commissions to make a little money, but in every case I tried to realize them as completely as possible and in them, I think, one can see the development of certain ideas in my sculpture from cubism to a pattern of greater anthropomorphic freedom. »
Marc Vaux, Sculpture du combat entre l’ours et la panthère de Jacques Lipchitz, pour le salon de l’hôtel de Fels, tirage photographique en noir et blanc, 1932. © Centre Pompidou, MNAM-CCI Bibliothèque Kandinsky/Fonds Marc Vaux, MV 943.35.
En 1937, le photographe Marc Vaux immortalise l’ensemble de bronze en place dans le salon de la rue Octave Feuillet. Tout comme les chenets, la sculpture signée sur la base « Lipchitz » et portant la marque du fondeur « C.Valsuani / cire perdue » est conservée en collection privée (ci-dessus).
Le corps-à-corps dans la sculpture de Lipchitz
Les écrits de J. Lipchitz nous permettent d’obtenir quelques éléments d’interprétation concernant cet ensemble. D’abord, il faut souligner l’exploration du thème de l’étreinte, aussi bien charnelle, amoureuse que maternelle, devenu progressivement obsessionnel chez l’artiste. En 1928, il expose Le Couple, sculpture qui représente un couple en plein ébat sexuel dont le sculpteur ne se cache pas. Au moment de son exposition au public, la sculpture fait scandale et se voit contrainte de rejoindre l’ombre de l’atelier. Jouant sur le fait que la sculpture ait l’apparence d’une créature la gueule ouverte, Jacques Lipchitz la rebaptise Le Cri. D’autre part, J. Lipchitz déclare avoir plusieurs visions dont l’une prenant la forme d’un oiseau dont les ailes deviennent les bras d’une mère enlaçant son enfant. Le musée d’art et d’histoire du judaïsme conserve des croquis d’une garniture de cheminée qu’on identifie comme étant celle de la commande de Fels. On voit comment Jacques Lipchitz combine l’image de l’oiseau, ou devrait-on dire d’une sphinge aux ailes déployées, à celle de l’étreinte d’une créature ressemblant au Cri. Il faut donc certainement voir dans ces chenets l’une des nombreuses variantes de ce thème de l’étreinte.
Ces croquis et photographies de l’ensemble in situ gardent aussi le souvenir de deux autres sculptures qui flanquent le combat de l’ours et de la panthère. Elles appartiennent à la série des « transparents », des œuvres à la construction ouverte jouant avec les vides qui témoignent de l’exploration de nouvelles formes expressives par J. Lipchitz. Ces deux sculptures sont aujourd’hui conservées en collection privée.
Marc Vaux, Chenêts de cheminée de Jacques Lipchitz pour le salon de l’hôtel de Fels, épreuve au gélatino-bromure d’argent, 1937. Paris, Musée d’art et d’histoire du judaïsme, Inv. PH/Fds Lipchitz PO 1.127.1. Cliché © mahj
Ces dessins préparatoires mettent en lumière l’une des premières étapes de conceptualisation des œuvres de Jacques Lipchitz. L’attachement à ce projet révèle la certitude de l’artiste d’un travail de composition sculpturale abouti. En même temps qu’il actualise et adapte le projet initial pour le linteau de la cheminée du Cabinet d’Orient en garniture de cheminée, Jacques Lipchitz répond au bestiaire vibrant du salon et de la salle à manger de l’hôtel de Fels. Ajoutons qu’André de Fels, membre de la gauche radicale revendiquant son combat contre le parti communiste, a peut-être apprécié ce combat d’un félin contre un ours à l’aune de ses convictions politiques et du contexte de l’année 1932.
Maria Clerc Baranzelli
Pour aller plus loin
Maria Clerc Baranzelli, La dation Fels : de la conception à la postérité d’un décor Art Déco, mémoire d’étude, master 2, École du Louvre, 2021.
Jacques Lipchitz, H. H. Arnason, My Life in Sculpture, Londres, Thames & Hudson, 1972.
Alan G. Wilkinson, The Sculpture of Jacques Lipchitz, a catalogue raisonné, vol. 1, The Paris Years, 1910 – 1940 ; vol. 2, The American Years, 1941 – 1973, Londres, Thames & Hudson, 2000.