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Du coin de l’atelier au centre de la toile
La nature morte au début du XXe siècle
Après une première année à examiner les choses dans l’œuvre de Natalia Gontcharova entre 1904 et 1929, Aliénor Bautru-Valois, monitrice étudiante au service des Services aux publics, scrute désormais la présence des miroirs dans les natures mortes du premier XXe siècle en France et en Angleterre, dans le cadre d’un master 2 en histoire de l’art (Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne). Jalons de ses recherches, les collections courantes de la bibliothèque de l’INHA et quelques coupures de presse du fonds Louis Vauxcelles lui ont fait prêter attention aux choses, que les traditions picturale et historiographique ont tantôt exaltées tantôt méprisées. Qu’en est-il au tournant du XIXe et du XXe siècle, période à laquelle la place des objets sur la toile reflète leur accumulation, leur débordement dans les intérieurs domestiques, les vitrines des grands magasins et les ateliers ?
Un genre fané ? Les natures mortes florales au début du XXe siècle
Avec une fin en janvier dernier, l’exposition Les Choses, conçue par Laurence Bertrand-Dorléac et mûrie en collectif depuis cinq ans, achevait de proposer une vision renouvelée du genre, affirmée dès le choix du titre et jusqu’au dialogue en salle entre les œuvres plus ou moins anciennes. Sur la façade du musée du Louvre où a été affiché pendant trois mois le Bodegón de Luis Egidio Meléndez, un bouquet de fleurs aurait-il tout aussi bien pu rivaliser ?
Virtuoses dans la composition, exigeantes dans l’examen minutieux, quasi botanique, des inflorescences, les natures mortes florales font impression sur le regardeur depuis des siècles. Or, considérée comme un « sous-genre » de la nature morte, la peinture florale (H.-M. Herzog 1996, 4 GT 1679), qui a fait le succès des artistes des Pays-Bas au XVIIe siècle, souffre du discrédit des pratiques genrées du côté du féminin. C’est ce que montre entre autres la sociologue Séverine Sofio dans un article de 2007, portant sur la légitimité des peintres de fleurs à exercer leur art, lequel, par ailleurs, ne s’inscrit pas a priori du côté de la « recréation du réel », mais conforte un idéal moral et physique – patient, dilettante et élégant – imposé aux femmes.
Aux côtés des ouvrages généraux, des sommes épuisant le sujet de la nature morte en peinture, son histoire, ses évolutions et la permanence des images qui lui sont associées, l’ouvrage de Joséphine Le Foll, intitulé La Peinture de fleurs (1997, Fol GT 82) est une anthologie des fleurs peintes, au sens propre du terme. Si ce texte traite surtout des œuvres antérieures au XXe siècle, il en est d’autres, comme le catalogue de l’exposition itinérante Working among flowers (H. MacDonald 2014, 4 MON 52309), qui attestent de la persistance, bien que faiblement représentée, de la peinture de fleurs dans la production des artistes des avant-gardes.
Peintre prolifique, Natalia Gontcharova est de celles et de ceux qui n’ont cessé de peindre des bouquets, avec au moins une centaine de toiles à son actif. Ce foisonnement de fleurs, parfois en séries, qui a traversé les choix stylistiques de l’artiste, concentre également ses expérimentations picturales, d’une veine symboliste aux couleurs flamboyantes du rayonnisme. Dans l’œuvre de Gontcharova, les déclinaisons autour de variétés devenues des motifs – iris, lys, lilas, magnolia, orchidée, tournesol – sont inépuisables. Toutefois, rares sont les compositions où le bouquet de fleurs, réduit à l’essentiel de ce qu’est la nature morte florale, c’est-à-dire dépourvu d’objets usuels, de fruits ou de bibelots figurant dans le champ de l’image, occupe seul l’espace.
Quand l’objet de peu est l’objet de peinture
Dans une lettre qu’il adresse à Joachim Gasquet, Paul Cézanne (F. Solesmes 2012, 8 MON 52701) explicite son regard sur les choses, qu’il peint en leur restituant une sensibilité propre, une autonomie, une agentivité (agency) (A. Gell, 2009) : « On croit qu’un sucrier ça n’a pas une physionomie, une âme. Mais ça change tous les jours aussi. Il faut savoir les prendre, les amadouer, ces messieurs-là… Ces verres, ces assiettes, ça se parle entre eux. Des confidences interminables… » En peignant les objets de peu et en leur attribuant certaines facultés, l’artiste dilate ainsi leur expérience dans l’espace de l’atelier (B. Tillier 2014, N8520 TILL 2014). Rappelons que, de tout son long, le XIXe siècle européen a charrié des évolutions techniques majeures, qui ont atteint les objets, les multipliant, et modifié le rapport des humains à leurs possessions dans les sphères publiques et intimes. Suivant une logique cyclique, le monde de la fabrication industrielle et sérielle prépare les intérieurs, les magasins et les pages des journaux à l’envahissement des choses, à travers la publicité ou les manuels de décoration ; mis sous vitrine, enfin, les bibelots s’exposent en silence dans les lieux de sociabilité.
Au début du siècle suivant, Gontcharova représente les objets de son quotidien domestique et artistique avec autant de soin qu’il s’agisse d’un homard écarlate au regard encore vif, d’une estampe japonaise ou encore d’une cruche en terre cuite. En effet, elle puise ses sujets d’étude dans les espaces de vie quotidienne comme la cuisine, la chambre, le salon qui sont remplis d’artefacts et d’« objets d’affection » (V. Dassié, 2010), éléments extra-artistiques, à portée de main ou curiosités d’un ailleurs fantasmé. Espace clos encadré, la nature morte s’ouvre de fait à la contamination de son espace par le vulgaire et le matériel. Ainsi, établissant la toile comme leur point de rencontre, les choses peintes révèlent leur inscription dans une économie de production plus vaste, dans un travail de semis, de récolte ou de fabrication artisanale ou mécanisée.
Il est fréquent que Gontcharova place ses natures mortes dans un entre-deux du raffinement décoratif à la rusticité. Dans l’étude qu’elle mène revisitant la nature morte moderne, Margit Rowell (1997, N8251.S3 ROWE 1997) rappelle l’analogie entre l’intérêt de Cézanne pour la simplicité des ustensiles et les sujets prisés par nombre d’artistes quelques décennies plus tard. Si ses choix de composition ne valorisent pas la monstration du luxe des objets servant son intérieur, Gontcharova met néanmoins en évidence la finesse d’exécution de vases en porcelaine, dont elle soigne le détail. En somme, ses œuvres appuient le passage d’un objet usuel, dont la valeur se mesure à la quantité ou à la qualité de son contenu, à une chose dont la représentation en elle-même suffit à lui donner sa valeur singulière. Sur la toile, les objets s’accommodent de nouvelles fonctions dans la quête stylistique de l’artiste.
Le grand laboratoire : la nature morte à l’avant-garde
Lieu, on l’a vu, d’une concentration d’objets, la nature morte est selon João Carvalho Dias (2010, ND1393.E85 INTH 2010) le genre pictural le plus à même de satisfaire le nouveau langage de la représentation au début du XXe siècle. En effet, Gontcharova exerce sa pratique, de Moscou à Paris en passant par ses voyages, dans un contexte d’émulation artistique intense ; les artistes les plus radicaux frayent ensemble dans les capitales européennes et les pôles de formation artistique. Les expositions et les circulations d’œuvres, de concepts et d’artistes permettent à ces derniers de se constituer en réseaux (autour de Marianne Werefkin par exemple, NY VERE9.A3 2017). Cela se manifeste plastiquement par la mise en abyme d’autres tableaux dans le tableau, témoins du processus créatif ou affirmation de la place de l’artiste dans un tissu dense historique, culturel et économique. Le recours à la peinture des choses et des fleurs soulève donc autant de problèmes picturaux qu’il n’en épuise.
A priori, les choses du quotidien étant saisies par les couches de peinture, nous offrant leur immuabilité et leur disponibilité, la nature morte serait incompatible avec la multiplicité des expérimentations des avant-gardes. Leur re-présentation les maintiendrait dans une permanence stérile. Pourtant, le rapport entre inertie et animation, à une époque où le mouvement et la vitesse s’inscrivent dans les manifestations des avant-gardes, se veut plus complexe qu’un antagonisme insurmontable. Si les questions de temporalité ne sont pas nouvelles pour les peintres de natures mortes, la frénésie de consommation au XXe siècle se charge d’une ambiguïté. Au début des années 1910, Natalia Gontcharova livre des propositions audacieuses sur la transparence des surfaces et le dynamisme des formes dans l’espace, incorporant à son intérêt pour le folklore russe les discours artistiques les plus radicaux de son temps. À partir d’un simple jambon ou d’un fer à repasser, Gontcharova retravaille les procédés futuristes et cubistes avec un sens aigu du décoratif, usant des répétitions de motifs, écrasant la perspective, ouvrant les choses à cœur et frôlant l’abstraction.
De fait, les expérimentations cubisantes et rayonnistes (C. Gray 2003, N6987 GRAY 2003) de Gontcharova n’épargnent pas les choses. L’artiste peint ainsi des fleurs et des fruits dépourvus de toute ressemblance organique, les faisant ainsi adhérer à une certaine géométrisation ; un nouveau vocabulaire formel que Claudia Tobin (2021, 8 MON 61396) a précisément étudié. Moins des objets de regard que des outils plastiques pour penser le mouvement mécanique des machines, la diffusion de la publicité dans l’espace urbain et les rapports entre les arts visuels, les choses témoignent donc de l’irruption du monde moderne dans l’espace pictural.
Aliénor Bautru-Valois
Pour aller plus loin
Rebecca Birrell, This Dark Country : Women Artists, Still Life and Intimacy in the Early Twentieth Century, Londres, Bloomsbury Circus, 2021.
John Bowlt, Matthew Drutt (dir.), Amazons of the Avant-garde: Alexandra Exter, Natalia Goncharova, Liubov Popova, Olga Rozanova, Varvara Stepanova, and Nadezhda Udaltsova, (cat. exp., New York, Solomon R. Guggenheim Museum, 14 septembre 2000-10 janvier 2001), New York, Guggenheim Museum, 2000.
Anthony Parton, Goncharova: The Art and Design of Natalia Goncharova, Woodbridge, Antique Collectors’ Club, 2010.
Jane Sharp, « Beyond Orientalism: Russian and Soviet Modernism on the Periphery of Empire », in Rosalind P. Blakesley, Susan E. Reid (dir.), Russian Art and the West. A Century of Dialogue in Painting, Architecture, and the Decorative Arts, DeKalb, Northern Illinois University Press, 2007, p. 112-133.