Dans l’intimité d’Eugène Delacroix (2/2)

Suite de la première partie du billet « Dans l’intimité d’Eugène Delacroix (1/2) ».

Depuis quelques années l’intérêt suscité par un Delacroix écrivain ne se dément pas. Cet engouement s’explique par l’abondance et la qualité de ses manuscrits. Il est en effet l’auteur d’un journal, d’une abondante correspondance, d’articles pour des revues, de textes littéraires (1).  Ses cahiers de classe constituent un type d’écrits encore peu connus et peu étudiés. Quinze sont conservés à la bibliothèque de l’Institut national d’histoire de l’art.

Le 12 juin dernier, ils ont fait l’objet à l’auditorium de la Galerie Colbert d’une conférence intitulée « Les cahiers de lycée d’Eugène Delacroix : l’enfance d’un grand homme» (2). Datés de 1811 à 1815, ils mettent en lumière les cinq dernières années de la scolarité de l’artiste au lycée impérial, actuel lycée Louis-le-Grand, et permettent d’évoquer sa jeunesse, ses relations familiales et amicales.

Une entrée mystérieuse dans les collections de la bibliothèque

Une mention manuscrite insérée dans l’inventaire dactylographié des manuscrits de la bibliothèque précise que les cahiers sont entrés le 2 mai 1938. Pourtant en 1927 André Joubin leur consacre un article dans la Gazette des Beaux-Arts. Il signale que les cahiers sont arrivés à la Bibliothèque d’Art et d’Archéologie avec des fragments du journal de l’artiste grâce à l’intervention du mécène et collectionneur David David-Weill. En 1924 celui-ci achète au libraire Galanti six agendas du journal qu’il met en dépôt à la bibliothèque. Un an plus tard il intervient dans l’acquisition d’autres volumes restés dans la famille de Verninac. Dans les deux cas sont joints au journal des « papiers divers » dans lesquels nous pensons reconnaître nos cahiers.

 Les cahiers de classe d’Eugène Delacroix, 1811-1815 Bibliothèque de l’Institut national d’histoire de l’art, Ms 246. Cliché INHA.
Les cahiers de classe d’Eugène Delacroix, 1811-1815 Bibliothèque de l’Institut national d’histoire de l’art, Ms 246. Cliché INHA.

L’hypothèse d’une acquisition en 1925 concerne la famille de la soeur du peintre, les Verninac. Une famille propriétaire du château de Croze dans le Lot. Intervient ici une anecdote qui n’a pu être vérifiée, la voici : il semblerait que par le plus grand des hasards, dans un recoin d’une bibliothèque de château de Croze, on ait retrouvé dix-sept cahiers de classe de Delacroix (3). Le jeune homme aimait séjourner au château. En septembre 1820 il s’y repose après une série de fièvres persistantes. A cette date, les Verninac viennent de quitter Paris et Delacroix s’installe quant à lui rue de Varenne. Il y a donc là une succession de déménagements qui laisse croire que les cahiers furent emballés à la hâte et transportés de Paris jusqu’au château. Quelques années plus tard en 1860 le château fut restauré et la chambre qu’occupait Delacroix dans sa jeunesse transformée en bibliothèque. L’énigme reste entière mais l’idée d’une cachette secrète dans laquelle on aurait retrouvé les cahiers de lycéen du futur peintre ajoute une part de mystère à ces manuscrits (4).

Les premières confidences graphiques d’un « grand homme »

En 1927, dans son article, André Joubin donne une brève description de ces documents : « Ce sont des feuilles de papier vergé du XVIIIe siècle, de format in folio coupées et pliées en 4 puis cousues en cahiers de 60 pages ». Il s’agit en effet de minces cahiers carrés, de brouillons ou d’exercices dont le format, la taille ou la couleur du papier varient. Comme les copies d’examens ils étaient très certainement fournis par le lycée impérial. La première page ou page de couverture comporte en général le nom de l’élève, une date, l’intitulé de la classe et le nom du professeur. Elle peut être très soignée et appliquée ou débuter immédiatement par le déroulé des cours et des leçons. L’intérieur des cahiers est pour ainsi dire saturé par l’écriture dense et serrée de l’adolescent. Mais lorsqu’enfin il reste un peu de place dans la marge et sur les couvertures, Delacroix dessine : des croquis à la plume ou au crayon, tantôt pris sur le vif tantôt puisés dans son imagination. Il esquisse des silhouettes de chevaux, de soldats, les contours d’une architecture antique ou médiévale. Il s’accorde une petite récréation en caricaturant un professeur, un camarade, et songe peut être à sa future carrière en multipliant les essais de signatures.

 Bibliothèque de l'Institut national d'histoire de l'art, Ms 246 (8), folio 13. Cliché INHA.
Bibliothèque de l’Institut national d’histoire de l’art, Ms 246 (8), folio 13. Cliché INHA.

Ces griffonnages d’écolier n’ont pas échappé à Monsieur Marchand, son professeur de seconde année d’humanités, qui déclare un jour à la mère de Delacroix : « Madame votre fils devrait étudier la ronde-bosse, plutôt que de rêver sur les bancs du Gymnase. Le latin et le grec, c’est pour lui le profil de César et le cheval d’Alexandre. Il n’apprend pas ses déclinaisons (5) ».

Un jeune écolier à Paris sous le Ier Empire

L’arrivée de Delacroix à Paris fait suite à la mort de son père. En novembre 1805, il quitte Bordeaux avec sa mère et trouve refuge chez sa soeur Henriette de Verninac au 50 de la  rue de Grenelle. En 1807 tous s’installeront au 114 de la rue de l’Université.

Eugène entre comme pensionnaire au lycée impérial le 3 octobre 1806. Véritable compromis entre le couvent et la caserne l’établissement devient sous l’Empire le réservoir des cadres de la Grande Armée. Une discipline strictement militaire est observée : silence de rigueur, levée à 5h30 du matin et travail jusqu’à 8h du soir, uniforme obligatoire, cachot pour les plus récalcitrants. Malgré ces contraintes, l’adolescent s’adapte vite à sa nouvelle vie. Les humanités forment l’essentiel de l’enseignement de l’époque. L’apprentissage du latin supplante celui du grec et du français. Thèmes et versions envahissent les cahiers d’Eugène. De ces exercices il tire une solide culture classique dans laquelle il puisera abondamment tout au long de sa carrière. Quant à l’enseignement des langues étrangères il est jugé utile car propice au commerce. L’anglais et l’italien comptent parmi les matières préférées du jeune élève qui estime que la pratique d’une langue étrangère « est la première qu’on devrait acquérir ». Les mathématiques et les sciences restent des matières secondaires. L’enseignement du dessin n’est pas oublié. Comme ses camarades Delacroix suit les cours de Pierre Bouillon, ancien prix de Rome et auteur du Musée des Antiques.

 Bibliothèque de l'Institut national d'histoire de l'art, Ms 246 (4), folio 14v - folio 15r. Cliché INHA.
Bibliothèque de l’Institut national d’histoire de l’art, Ms 246 (4), folio 14v – folio 15r. Cliché INHA.

De 1811 à 1815 l’adolescent suit les classes d’humanités et vraisemblablement celle de rhétorique. Il est « un bon écolier, suffisamment appliqué » qui regarde avec lucidité sa scolarité : « J’ai fait mes études honorablement. J’étais un de ces bons élèves qui comprennent tout ce qu’il faut comprendre et qui retenaient le vrai fruit des études, sans être de ces élèves modèles, qui font renchérir les lauriers à toutes les distributions de prix » (6). Son nom figure plusieurs fois au palmarès. Toutefois il n’obtient pas de prix mais de simples accessit. 

En septembre 1814, sa scolarité se trouve contrariée par la mort brutale de sa mère Victoire Oeben. Survenant quelques années seulement après le décès de son père, ce deuil affecte l’enfance du jeune Delacroix. Il trouvera dans l’amitié, dont il a une idée très arrêtée, une compensation indispensable. Le 6 novembre 1818, il écrit  « Je ne suis heureux, tout à fait heureux que lorsque je suis avec un ami » (7). Ces premiers confidents sont ses camarades de lycée, Jean-Baptiste Pierret, Charles Soulier, les frères Louis et Félix Guillemardet, Achille Piron (8). A cette perte affective s’ajoute des problèmes matériels causés par la mauvaise gestion financière de sa mère. Eugène encore mineur et scolarisé doit alors penser à subvenir à ses besoins tandis que son envie d’étudier la peinture se confirme. Il termine son année scolaire au lycée impérial et le 1er octobre 1815 entre dans l’atelier de Pierre-Narcisse Guérin rencontré deux ans auparavant. Atelier dont il disait alors : « Mais quand je ne serai plus à ce lycée, je veux y passer quelque temps pour avoir au moins un petit talent d’amateur » (9).

 Bibliothèque de l'Institut national d'histoire de l'art, Ms 243, folio 44v . Cliché INHA.
Bibliothèque de l’Institut national d’histoire de l’art, Ms 243, folio 44v . Cliché INHA.

Notes et références bibliographiques

(1) Eugène Delacroix,  Les Dangers de la cour,  Ed. sous la direction de Dominique de Font-Réaulx et Servane Dargnies, Paris : Flammarion, 2018.

(2) Conférence Les cahiers de lycéen d’Eugène Delacroix : l’enfance d’un grand homme, Cycle de conférences « Trésors de Richelieu » – 12 juin 2018.

(3) Marie-Christine Natta, Delacroix, Paris : Tallandier, 2010, p. 52.

(4) Croze en occitan signifie creux ou cachette.

(5) Yves Hucher, Delacroix au lycée impérial, [1963], p. 117-129.

(6) Achille Piron, Delacroix : sa vie et ses oeuvres, Paris : 1865.

(7) Lettre adressée à Jean-Baptiste Pierret, 6 novembre 1818 (Paris, musée du Louvre, département des Arts graphiques).

(8) De Goya à Delacroix : les relations artistiques de la famille Guillemardet, exposition Autun, musée Rolin, juin – septembre 2014.

(9) Lettre adressée à Jules Allard, 25 août 1813 (Paris, musée du Louvre, département des Arts graphiques).

 

Isabelle Périchaud et Isabelle Vazelle
Service du patrimoine

Publié par cbonnamy le 29 juin 2018 à 14:00