Dans l’intimité de Girodet, pictor doctus

La bibliothèque de l’INHA a acquis en vente publique le 6 avril 1976 un carnet autographe de 70 pages d’Anne-Louis Girodet (1767-1824). Sa présentation récente dans le cadre des Trésors de Richelieu est l’occasion de revenir sur son contenu.

Son historique n’est pas connu mais on peut au moins inférer qu’Antoine Becquerel, légataire de Girodet, le confia à Alexandre Coupin, ancien élève, qui en publia des morceaux choisis, mêlés à d’autres textes de l’artiste. Ces deux volumes d’Œuvres posthumes contribuèrent à restituer la forte personnalité scripturaire de Girodet. De fait, les projets de tableaux d’une part, les traductions d’auteurs antiques depuis le latin de l’autre, occupent la plus grande part du document.

Le contreplat et le folio contigu offrent une dense entrée en matière. Ils révèlent le tempérament bouillonnant d’un artiste qui fait voisiner des informations pratiques à gauche et, à droite, l’inspiration artistique : une pensée graphique pour un Jugement de Midas dont Girodet donnera une expression aboutie. La date de 1808 apparaît plusieurs fois dans le carnet, en particulier ici avec cette note comptable : « de Bertin 600 F le 10 juin 1808 ». Cette indication précieuse est relative à la commande par Louis-François Bertin l’aîné (1766-1841), directeur du Journal des débats, des Funérailles d’Atala d’après le roman de Chateaubriand. Quelques pages plus loin, figure un croquis au graphite pour la figure de Chactas, premier essai de composition connu pour ce tableau. Il est recouvert par un essai rédigé à l’encre consacré au sujet allégorique des quatre âges, une thématique reprise dans la fameuse Scène de déluge en 1806. L’imbrication du texte et du dessin est très représentative de la double personnalité de Girodet.

Anne-Louis Girodet, carnet, bibliothèque de l’INHA, Ms 513, f. 5
Anne-Louis Girodet, carnet, bibliothèque de l’INHA, Ms 513, f. 5. Cliché INHA
  Anne-Louis Girodet, Atala au tombeau ou Les Funérailles d’Atala, 1808
Anne-Louis Girodet, Atala au tombeau ou Les Funérailles d’Atala, 1808, Photo © Musée du Louvre, Dist. RMN-Grand Palais / Angèle Dequier
   

Sur le contreplat, le cartel de Niodot fils, fournisseur de matériel graphique, figure la mention « Section du Muséum », qui indique que ce négoce se trouvait dans le quartier du Louvre et relevait de l’une des 48 sections citoyennes parisiennes actives de septembre 1793 à octobre 1795. Girodet, qui partit pour l’Italie en 1790 et n’en revint qu’en octobre 1795, ne put donc acquérir le carnet que dans les temps suivant ce retour.

La manière estompée dont les croquis de paysages sont tracés, isolés à la fin du carnet, paraissent confirmer ce point d’histoire : plutôt qu’un trait assuré portant la marque d’un relevé sur le vif destiné à être réutilisé en atelier, leur caractère évanescent s’apparente à un tracé d’imagination, propre à nourrir la mémoire du séjour de formation en Italie. Girodet n’y retourna pas et sa carrière de peintre d’histoire le détourna du genre du paysage. Ces dessins ainsi que de rares petites peintures témoignant des Apennins ou ici, de la traversée des Alpes, restèrent en marge de l’œuvre peint mais accompagnèrent l’expression d’une profonde nostalgie pour le séjour de formation en Italie, dans le long poème Le Peintre.

Anne-Louis Girodet, carnet, bibliothèque de l’INHA, Ms 513, f. 67
Anne-Louis Girodet, carnet, bibliothèque de l’INHA, Ms 513, f. 67. Cliché INHA
Anne-Louis Girodet, Le Torrent, vers 1795
Anne-Louis Girodet, Le Torrent, vers 1795, Dijon, musée national Magnin © RMN-Grand Palais (musée Magnin) / Stéphane Maréchalle

Passionné par l’Antiquité littéraire et anglophile, Girodet fut partie prenante de la vague d’enthousiasme pour les poèmes d’inspiration gaélique d’Ossian. Dans le carnet, Girodet fit allusion aux grands poètes britanniques et imagina une conciliation entre écrivains français et anglais sous les auspices d’Ossian. Cette généreuse visée ressortit à la vie intime, tandis que le tableau peint pour l’empereur en 1801, avant la paix d’Amiens, restitua la doxa officielle sur l’hostilité britannique (personnages aux rictus, à gauche) au projet de paix entre Autrichiens (aigle) et Français (coq). Si l’artiste se plia à certaines nécessités iconographiques liées à la commande, il réussit à créer une atmosphère surnaturelle, pendant au lyrisme du texte du carnet. En imaginant le barde aveugle (au centre) accueillant dans ses palais aériens les généraux morts au champ d’honneur, Girodet trahit ses inclinations pour la permanence de la culture antique dans ses préoccupations les plus contemporaines de peintre et d’homme, comme le disent les innombrables références gréco-romaines du carnet.

Anne-Louis Girodet, Apothéose des héros français morts pour la patrie pendant la guerre de la liberté, 1801
Anne-Louis Girodet, Apothéose des héros français morts pour la patrie pendant la guerre de la liberté, 1801, château de Malmaison © RMN-Grand Palais (musée des châteaux de Malmaison et de Bois-Préau) / Franck Raux

L’artiste avait peint Coriolan quitte sa famille pour le prix de Rome de 1786. Il y revint dans le carnet, indice de la longévité de nombreux sujets chez Girodet. Il y a ici un hiatus entre le croquis, qui suit l’iconographie traditionnelle dans laquelle mère et femme supplient le héros de ne pas marcher contre Rome, et le texte, dans lequel Girodet décrit la suite du récit : Coriolan cédant aux supplications des siens. La distance de trente feuillets entre le texte et le dessin traduit sans doute un décalage temporel entre les deux. Si, comme les dessins de paysage, la fin du volume est antérieur aux textes, on peut imaginer qu’avec la maturité, Girodet prit une distance avec la tradition ; il y a, quoi qu’il en soit, une logique propre au texte.

À la différence des autres projets du carnet, le titre programmatique : Épaminondas mort dans les bras de la victoire. La Renommée pleure sur le héros (f. 3) trouve une traduction graphique et non plus littéraire aux f. 16-17 :

 Anne-Louis Girodet, carnet, bibliothèque de l’INHA, Ms 513, f. 17
Anne-Louis Girodet, carnet, bibliothèque de l’INHA, Ms 513, f. 17. Cliché INHA

L’artiste hésita entre une Déploration, à gauche, et une Apothéose, sur le folio de droite. Sa plume est d’une nervosité rare et libre, qu’un carnet intime autorise.

Le croquis d’un vase commémoratif où apparaissent une palette réunie à une guitare, un Narcisse se mirant dans l’eau, la date de 1806 et le début d’un poème « Objet de ma tendresse / loin de toi nuits et jours » est à lier sans équivoque avec cette bonne amie Julie Candeille, actrice, femme de lettres et musicienne qui ne fut pas sans influence sur son œuvre.

Parmi les traductions du latin, la place importante occupée par Martial, connu pour ses épigrammes satiriques sur la société romaine de son temps, signale l’appétence de Girodet pour un genre plus perçu comme une recherche de vérité (c’est ce qu’il indiqua à propos de Boileau) que par esprit de contrariété. C’est ce que montre le très sûr dessin à la plume dans lequel trône en haut son cher docteur Trioson, au-dessous, son amie Julie, à sa droite Napoléon, au-dessous, Talleyrand. Il avait dévoilé la force de son esprit caustique dans Mademoiselle Lange en Danaé, superbe et féroce portrait d’une actrice révélée à la trivialité de sa condition, flanquée d’un mari berné et d’un amant cupide.

Ce carnet de la première partie de la carrière de Girodet (1795-1808/10), où transparaissent la caricature, le rêve, le Sublime, révèle un artiste lettré, classique dans sa manière de peindre et dans son profond attachement à l’Antiquité, mais hardi dans l’expression et en quête constante d’originalité.

Sidonie Lemeux-Fraitot et Rémi Cariel

Publié par Jérôme DELATOUR le 2 mai 2019 à 10:00