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Dans la fabrique d’un livre de Matisse
Dans la fabrique d’un livre de Matisse
L’Institut national d’histoire de l’art et la Fondation Angladon-Dubrujeaud présentent l’exposition Le désir de la ligne. Henri Matisse dans les collections Doucet, visible du 2 juin au 9 octobre 2022 au Musée Angladon – Collection Jacques Doucet d’Avignon. Y sont exposées trois lettres de Matisse à Montherlant, d’avril à septembre 1943, relatives au livre d’artiste Pasiphaé et Minos, acquises par la bibliothèque de l’INHA en septembre 2021. Celles-ci viennent compléter l’ensemble de cinq lettres des Archives Matisse courant de février 1943 à avril 1944 (deux autres lettres identifiées sur le sujet sont dans des collections privées). Ces lettres autographes donnent de précieuses informations sur la fabrique du livre, quand elles ne donnent pas à voir la création en acte elle-même.
Lettre d’Henri Matisse à Henry de Montherlant, 18 avril 1943. Paris, bibliohtèque de l’INHA, Autographes 216,8. Cliché INHA.
Pasiphaé, chant de Minos
Pasiphaé, chant de Minos (1944) est un livre sombre à bien des égards. Conçu en temps de guerre, la fascination mystico-païenne pour l’occupant de son auteur, ainsi que son éditeur sulfureux, Martin Fabiani, qui a racheté en février 1942 le fonds de la galerie d’art d’André Weil, ténébreux météorite dans le paysage du livre d’artiste avec seulement quatre mais somptueux titres, font peser sur lui une sourde opprobre chez les historiens du livre d’artiste, du moins en France. Le livre se fait « quintessence » de cet art à la française pour Riva Castleman (A century of artists books, Museum of Modern Art, 1964) tandis que W.J. Strachan (The Artist and the Book in France, Peter Owen, Londres, 1969) le légitimise en voyant dans le mythe du Minotaure la dénonciation du nazisme. Sombre aussi par les passions qui ont présidé à sa conception. L’auteur du cycle des Jeunes Filles, où les « bêtes féminines » sont « malades, malsaines, jamais tout à fait nettes » (Le Démon du bien, Gallimard, [1937]) et amateur de corrida, gravement blessé en 1925 en s’adonnant à son plaisir sur un taurillon, avait trouvé dans la figure vengeresse d’un roi présenté comme héroïque, dans celles de la contre-nature Pasiphaé et du jeune taureau troublant, de quoi nourrir sa mythologie intime.
Impressionné par l’idéal de la figure patricienne de virilité antique qu’incarnait alors Montherlant – qui s’est suicidé, il est vrai, sans concession : « Je deviens aveugle. Je me tue » – n’ayant de cesse de le représenter jusque dans le premier hors texte de Pasiphaé, superposant tout à fait Minos et l’écrivain, Matisse rivalise dans la correspondance préparatoire de propos lestes (« Allez-vous me croire la cervelle d’un vieillard obsédé », lettres d’Henri Matisse à Henry de Montherlant, juillet 1943, INHA, Autographes 216,7) et de misogynie.
Pasiphaé, enfin, est un diamant noir de par son esthétique, ce qui reste le plus important. Sur les 147 linogravures, les 18 hors-texte et les 6 culs-de-lampe ainsi que 26 bandeaux sont incisés d’« un simple trait blanc sur fond absolument noir » (« Comment j’ai fait mes livres », dans Écrits et propos sur l’art, Hermann, 1972). Dans « Le noir est une couleur », Matisse explique « Le noir c’est une force ». Il exprimerait les pensées sombres de Pasiphaé et sa décision de transcender les notions en noir et blanc du bien et du mal ou l’éclair nocturne d’une conscience meurtrie.
« Tu remarquas, on n’écrit pas, lumineusement, sur champ obscur, l’alphabet des astres, seul, ainsi s’indique, ébauché ou interrompu ; l’homme poursuit noir sur blanc. » (Stéphane Mallarmé, « L’action restreinte », Variation sur un sujet). C’est pourtant bien ce à quoi parvient Matisse dans un ouvrage où le thème de la constellation se fait obsédant. La variation faite à partir de l’extrait « … emportés jusqu’aux constellations » consiste en un ensemble conséquent de quatorze graphies. Le peintre s’enquiert auprès de Montherlant « Où trouver les explications relatives à […] les blessures des chiens deviennent des étoiles. » Il existe deux constellations, celle du grand chien et celle du petit chien, je le sais. » (lettres d’Henri Matisse à Henry de Montherlant, 18 avril 1943, INHA, Autographes 216,8). Il lui écrit quelques mois plus tard « quand j’ai travaillé pour votre livre des groupes dans les constellations j’ai fait ça comme de l’architecture dans un paysage connu mais regretté. » (lettres d’Henri Matisse à Henry de Montherlant, juillet 1943).
Lettre d’Henri Matisse à Henry de Montherlant, juillet 1943, encre et crayon de couleur sur papier. Paris, bibliothèque de l’INHA, Autographes 216,7. Cliché INHA.
La constellation s’invite aussi dans la typographie des Baskerville corps 24, « Donner beaucoup plus de lumière entre les lettres », « Excusez ! Est-ce qu’il n’y a pas moyen en espaçant certaines lettres d’avoir une lumière plus égale sur les mots, de façon à donner à l’ensemble une unité de lumière ? », tandis qu’il substitue aux lettrines simples une version étoilée. On retrouve le motif de l’étoile sur les parures de Pasiphaé et du Minotaure dans le hors-texte liminaire et final. Dix bandeaux constellés coiffent le texte tandis qu’une attention toute particulière est portée aux astres du hors-texte « … emportés jusqu’aux constellations » : « Prière de remplacer l’étoile actuelle par cette nouvelle qui est collée au bon endroit […] le morceau d’étoile à droite de la nouvelle, il faudrait incruster la pièce à 5 mm du bord du lino. » (Pasiphaé, quatrième maquette, BLJD, G I 1 (3), p. 31). Montherlant, après avoir vu des épreuves, loue l’imagerie brillante sur fond de nuit cosmique qu’il déclare parfaitement en accord avec sa « conception faustienne » de cette pièce.
Henri Matisse, Pasiphaé, double page de la troisième maquette, [1943], p. 80-81. Cliché BLJD, droits réservés succession Henri Matisse.
Creative Method
La dernière lettre dévoile la pratique de Matisse qui affichait le livre en feuille sur ses murs :
Voici le mur que j’ai devant moi nuit et jour. C’est l’illustration et ses études […]. Les X indiquent l’illustration même. Les autres noirs sont ce qu’on appelle les planches refusées […] autrement dit les choses qu’on pourrait croire définitives et qui se trouvent devoir être surpassées quand elles sont placées dans un endroit comme une chambre à coucher.
Si Aragon avait admiré la façon dont la centaine de feuilles de Dessins : Thèmes et variations, à la virginité blanche du papier confinée par la ligne de l’artiste éclairaient la salle haute (Louis Aragon, « Matisse-en-France », dans Matisse, Dessins : Thèmes et variations), on peut se prêter à rêver à la fresque sombre et céleste déployée par Pasiphaé sur les murs de la chambre à coucher « à 7 ou 8 mètres devant l’auteur presque toujours immobilisé sur son lit ».
Lettre d’Henri Matisse à Henry de Montherlant, 15 septembre 1943, encre sur papier. Paris, bibliothèque de l’INHA, Autographes 216,9. Cliché INHA.
Les lettres, ainsi que les quatre maquettes conservées à la BnF et à la BLJD, témoignent de la pleine implication de Matisse, tant sur le plan des gravures que de la typographie, de la mise en page et des matériaux, dans ce qu’on peut à bon droit appeler ici un livre d’artiste. Matisse insiste à plusieurs reprises sur son « gros travail » auprès de Montherlant : « Savez-vous que je n’ai pas arrêté d’y travailler ou d’y penser, nuit et jour, depuis que j’ai eu votre visite ! » (lettres d’Henri Matisse à Henry de Montherlant, juillet 1943), « Pensez que je n’ai rien fait d’autre que votre livre depuis que vous êtes venu au Régina cet hiver » (Lettre d’Henri Matisse à Henry de Montherlant, 18 octobre 1943), etc. Sans doute pour s’imposer auprès de l’écrivain :
C’est la première fois que je travaille avec un partenaire aussi difficile que vous, jusqu’ici les auteurs m’avaient laissé la possibilité de chanter en duo concertant avec eux. Cette fois, je vous suis pas à pas, en second violon, mieux : en « brigadier vous avez raison ». Je ne vous le dis pas en reproche mais simplement pour vous indiquer que j’ai triomphé de ce qui m’avait empêché jusqu’ici de dessiner pour vous. (lettre d’Henri Matisse à Henry de Montherlant, 3 mai 1943)
On ne répètera jamais assez cependant qu’un livre de création est, au-delà de l’appréhension iconocentriste de « livre d’artiste » par le marché de l’art, et du phantasme, chez le critique littéraire, du livre de dialogue comme rencontre entre un peintre et un poète vécue selon un mode de nécessité inhérent à la passion partagée, un acte d’énonciation éditoriale impliquant des acteurs multiples dont l’éditeur au premier chef. Aussi Fabiani est-il intervenu dans la conception, « Il a remplacé la planche de Phèdre, a supprimé “la capeline à plume […] Belle gravure mais pas à la hauteur de style du reste”… » (lettre d’Henri Matisse à Henry de Montherlant, 18 octobre 1943).
L’imprimeur de l’estampe comme celui du texte ont aussi un rôle important. La fameuse maison (Marthe) Féquet et (Pierre) Baudier fondait sa renommée sur le don particulier qu’avait Marthe Féquet d’accompagner les artistes, de comprendre les livres dont ils rêvaient. Si deux grands artistes ont tout particulièrement marqué la carrière de Féquet et Baudier, Matisse et Nicolas de Staël, avec qui ils ont pu nouer un véritable dialogue, Pasiphaé, une des toutes premières collaborations,s’apparente plutôt à un affrontement, « il paraît que l’âme de la maison est Mademoiselle Féquet, très jeune […] dont je me méfie » (lettre d’Henri Matisse à Henry de Montherlant, 15 septembre 1943) :
Comme Féquet avait les foies pour la couverture, et qu’elle m’avait envoyé une épreuve à sa façon tellement différente de ce que je veux, j’ai fait le méchant pour qu’on m’envoie le papier à Nice où je le ferai tirer par celui qui m’a déjà fait des essais satisfaisants. – Révolution de Palais : un imprimeur de luxe de Paris cédant le pas à l’imprimeur de L’Éclaireur de Nice – pensez donc. J’ai tenu bon […] Maintenant j’ai l’entière responsabilité de la couverture. (lettre d’Henri Matisse à Henry de Montherlant, 7 avril 1944)
Cette correspondance, incroyablement riche en informations sur la fabrique du livre se fait même création en acte lorsque sous nos yeux des croquis s’immiscent dans le texte, qui se métamorphoseront bientôt en planches hors texte du taureau et du minotaure, encadrant pour l’instant un autoportrait de l’artiste en créature hybride.
En haut : lettre d’Henri Matisse à Henry de Montherlant, 18 avril 1943, bibliothèque de l’INHA, Autographes 216,8 (cliché INHA). En bas : Henry de Montherlant/Henri Matisse, Pasiphaé, chant de Minos (les Crétois), Paris, Martin Fabiani, impression texte et gravures Féquet et Baudier, Paris, 1944, 34×26 cm, p. 58-59, BLJD, G III 3 (1) (cliché BLJD). Droits réservés succession Henri Matisse.
Sophie Lesiewicz
service du Patrimoine
Éric de Chassey et Lauren Laz (dir.), Le désir de la ligne. Henri Matisse dans les collections Jacques Doucet, cat. exp., avec les contributions d’Ilaria Andreoli, Sophie Derrot, Isabelle Diu et Sophie Lesiewicz, Paris – Avignon, Institut national d’histoire de l’art – Musée Angladon – Collection Jacques Doucet, Mare & Martin, 2022, 168 p., ill.