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Andrée Karpelès (1885-1956), une artiste au cœur des échanges franco-indiens
Durant ses deux années de master d’histoire de l’art à Sorbonne-Université, Marie Olivier, actuellement monitrice étudiante à la bibliothèque de l’INHA, a réalisé un mémoire de recherche sur l’artiste peintre graveur française Andrée Karpelès. Au cours de sa recherche elle s’est attachée à étudier sa production artistique et son positionnement dans les échanges franco-indiens du début du XXe siècle afin de permettre la redécouverte de cette artiste à la carrière singulière. La bibliothèque de l’INHA lui a été d’une grande aide et, au cours des nombreuses heures passées dans la salle Labrouste, elle a pu consulter plusieurs ouvrages du libre-accès et des magasins fermés ainsi que des pièces conservées dans les collections patrimoniales.
Une artiste française proche de l'École du Bengale
Andrée Karpelès (Paris, 1885 – Grasse, 1956) est une artiste dont l’œuvre est restée relativement peu connue. Elle a pourtant été une figure importante dans la valorisation de l’art indien contemporain sur la scène française. Une enfance, passée entre Calcutta et Paris, lui ouvre les portes de l’Inde et fait naître chez elle et sa sœur Suzanne, future indianiste, un goût pour l’Asie du Sud. Suzanne Karpelès (1890-1968) s’oriente davantage vers le Cambodge et entre à l’École française d’Extrême-Orient en 1922, avant de devenir conservatrice de la Bibliothèque royale du Cambodge à Phnom Penh. Andrée Karpelès, quant à elle, emprunte une carrière artistique et s’attache dès ses débuts à représenter des paysages et scènes de la vie quotidienne indienne. À partir de 1906, elle expose presque chaque année au Salon national des beaux-arts, au Salon d’automne et au Salon des indépendants où plusieurs de ses œuvres sont acquises par l’État. En 1908, lors de l’Exposition industrielle internationale à Toulouse, elle présente une huile sur toile, intitulée Sur la Terrasse. Indes, conservée au musée du Quai Branly – Jacques Chirac. En 1910, elle effectue un voyage autour de l’Inde qui donne lieu, à son retour, à sa première exposition particulière à la galerie des Artistes modernes à Paris. Elle s’impose dès lors sur la scène artistique française comme une artiste observatrice et traductrice de l’Inde.
Au cours de ses voyages, elle rencontre à Calcutta la famille Tagore et côtoie les membres de la nouvelle école des peintres du Bengale, plus particulièrement Abanindranath Tagore (1871-1951), chef de file du mouvement. Cette École du Bengale se constitue en opposition à la domination coloniale anglaise et à l’enseignement artistique occidental et académique dispensé dans les écoles gouvernementales d’art, mises en place par le Raj britannique au cours des années 1850. Ses artistes revendiquent une appartenance à la culture indienne et prônent un retour aux techniques et motifs traditionnels. Les échanges qu’entretient Andrée Karpelès avec les membres de cette nouvelle école, pionniers de l’art moderne indien, l’influencent considérablement dans sa pratique artistique et dans le regard qu’elle porte sur ce pays. Elle prend position en leur faveur en 1914, à l’occasion de la 22e exposition des Peintres orientalistes français au Grand Palais. Associée à l’Indian Society of Oriental Art, elle aide à faire exposer des artistes de l’École du Bengale pour la première fois à Paris, parmi lesquels les frères Abanindranath et Gaganendranath (1867-1938) Tagore ou encore Nandalal Bose (1882-1966). Les autographes de la bibliothèque de l’INHA conservent plusieurs lettres d’Andrée Karpelès adressées au critique d’art René-Jean (1879-1951) alors bibliothécaire à la Bibliothèque d’art et d’archéologie aux côtés de Jacques Doucet (Autographes 192, 15). L’une d’elles témoigne du rôle tenu par Andrée Karpelès dans l’exposition des peintres de l’École du Bengale à Paris en 1914.
En 1920, Andrée Karpelès rencontre à Paris le poète et prix Nobel Rabindranath Tagore (1861-1941), avec qui elle se lie d’amitié. Celui-ci l’invite deux ans plus tard à séjourner à l’Université Visva-Bharati à Santiniketan au Bengale. Elle y enseigne la peinture et la gravure sur bois au Kala-Bhavan, le département des Beaux-arts, aux côtés de plusieurs membres de l’École du Bengale. Créé par Tagore, l’établissement représente alors un des centres d’avant-garde de l’art contemporain en Inde. Il se détache des écoles britanniques en accordant une place prépondérante à l’enseignement des traditions artistiques bengalies. L’amitié qu’Andrée Karpelès entretient avec les Tagore se poursuit en 1930, lorsqu’elle organise la venue de Rabindranath Tagore en France à l’occasion de la première exposition du poète à la galerie Pigalle. Les dictionnaires et catalogues des salons et expositions conservés à la bibliothèque ont permis de reconstituer un historique des expositions auxquelles Andrée Karpelès a participé. Ils ont également permis de constater la présence des artistes de l’École du Bengale à Paris et la tenue de l’exposition de Rabindranath Tagore à la galerie Pigalle.
Une artiste illustratrice, traductrice et éditrice
À partir de 1920, Andrée Karpelès travaille comme illustratrice et traductrice pour les éditions Bossard, alors renommées dans le milieu indianiste français. Elle traduit et illustre essentiellement des textes littéraires indiens pour les deux collections orientalistes des éditions, les Classiques de l’Orient et La petite Collection orientaliste. Ses gravures sur bois témoignent de sa connaissance de l’iconographie d’Asie du Sud, qu’elle intègre et réadapte dans des compositions originales et d’interprétation. Son travail d’illustration permet aux lecteurs de se faire une idée fidèle et exacte des figures et styles de l’Inde et de l’Asie du Sud.
Aux côtés de son mari Carl Adalrik Högman (1874-1958), elle fonde les publications Chitra dont le premier ouvrage, L’Inde et son âme : écrits des grands penseurs de l’Inde contemporaine, est publié en 1928 dans la collection Feuilles de l’Inde. Celui-ci témoigne de la volonté des éditions de donner la parole à une Inde politique et contemporaine en faisant participer plusieurs auteurs indiens. À la suite de ce premier ouvrage, les publications Chitra éditent essentiellement des contes indiens, rédigés par Rabindranath et Abanindranath Tagore, se plaçant ainsi comme une référence importante pour les lecteurs francophones des deux auteurs. La bibliothèque de l’INHA conserve dans ses collections un ouvrage des publications Chitra, une traduction française du texte De la vérité dans l’art, Dialogue entre un oriental et un occidentalde l’historien de l’art cingalais Lionel De Fonseka (1889-?) publiée en 1930. Cet écrit tend à montrer l’importance de l’art traditionnel de Ceylan, aujourd’hui Sri Lanka, effacé et remplacé au profit d’un art soumis à une vision occidentale.
Estampes et dessins conservées dans les collections patrimoniales de l’INHA
Les collections patrimoniales de la bibliothèque de l’INHA ont été grandement enrichissantes pour cette recherche. Le fonds de la collection d’estampes modernes conserve plusieurs gravures et études réalisées par Andrée Karpelès, possiblement acquises lors de la constitution du cabinet d’estampes modernes de Jacques Doucet (1853-1929) dès 1911.
Les dessins de cet ensemble sont réalisés au fusain et au pastel sur un papier gris bleu. Bien que non datés, il s’agit des rares pastels conservés d’Andrée Karpelès. Les compositions représentent des scènes de la vie religieuse bouddhique. Des sculptures du Bouddha en posture de méditation placées sur un piédestal au centre de paysages boisés, sont figurées dans les œuvres intitulées Le Bouddha, Le Bouddha assis et L’Adoration du Bouddha. Cette dernière place devant la statue du Bouddha un autel accueillant des offrandes fleuries déposées par deux fidèles en prière. Le quatrième dessin, Le Bonze, figure un moine agenouillé dans un intérieur sommairement esquissé. L’utilisation du papier gris bleu dans ces dessins permet d’apporter de la texture aux formes cernées par le fusain. Une grande importance est accordée au traitement de la lumière rendue par des traits au fusain, rehaussés de pastel. La gravure Homme accroupi est, quant à elle, la seule eau-forte connue d’Andrée Karpelès. Œuvre de technique mixte, certains traits plus fins sont réalisés à la pointe sèche et des rehauts de blanc éclairent le vêtement de l’homme.
Les collections de manuscrits de la bibliothèque conservent également des productions graphiques d’Andrée Karpelès. Un recueil de neuf aquarelles non datées, intitulé Costumes hindous, rassemble des études de portraits et de scènes de la vie quotidienne indienne (Ms 350). Probablement réalisées sur le vif, les feuilles sont retirées d’un cahier de croquis. Bien qu’esquissée et rapide, leur composition n’en est pas moins d’une grande délicatesse dans le traitement des figures humaines.
La bibliothèque de l’INHA, de par la richesse de ses collections du libre-accès, des magasins fermés et de ses collections patrimoniales, représente une ressource indispensable et incontournable pour tout chercheur et étudiant en histoire de l’art. Elle reste l’une des bibliothèques qui aura permis d’éclairer le plus efficacement l’œuvre et la carrière d’Andrée Karpelès.
Pour aller plus loin
Partha Mitter, The Triumph of modernism, India’s artists and the avant-garde, 1922-194, London, Reaktion Books, 2007, 256 p. Libre accès INHA : N7304 MITT 2007.
Pierre Sanchez, La Société des peintres orientalistes français, répertoire des exposants et liste de leurs œuvres, 1889-1943, Dijon, L’échelle de Jacob, 2008, 389 p. Libre accès INHA : N9963 SANC 2008.