Cet album souvenir montre la vaste maison du XVIIe siècle que le peintre avait achetée à Poissy vers 1872. On l’y voit lui-même avec sa femme, ses trois enfants, ses domestiques et leur chien. À la suite de 12 photographies de Poissy ont été montées 18 photographies des peintures de l’artiste datées de 1873 à 1893. 17 autres photographies et reproductions de ses peintures suivent, non montées. Deux photographies enfin, appartenant à la série d’ateliers d’artistes produites par Edmond Bénard dans les années 1880-1890, représentent le peintre au pied de l’escalier d’entrée de sa maison de Poissy et peignant un modèle dans son studio de verre.

Edmond Bénard (?), Ridgway Knight dans le hall d’entrée de sa maison de Poissy
Edmond Bénard (?), Ridgway Knight dans le hall d’entrée de sa maison de Poissy, années 1890. Épreuve au gélatino-bromure d’argent. Bibliothèque de l’INHA, Fol Phot 72. Cliché INHA

Né dans une famille de Quakers de Philadelphie, Daniel Ridgway Knight fut l’élève de Gleyre et suivit l’enseignement de Cabanel à l’École des beaux-arts de 1861 à 1863. De retour dans sa ville natale, il y établit un atelier pour pratiquer le portrait et former des élèves. En 1871, il épousa l’une d’elles, Rebecca Morris Webster (1849-1909), et quitta définitivement les États-Unis pour s’installer à Paris.

 Daniel Ridgway Knight, Les Laveuses, 1875
Daniel Ridgway Knight, Les Laveuses, huile sur toile, salon de 1875. Source : http://www.artnet.com/

Son premier enfant, Louis Aston (1873-1948), naquit au 10, avenue Saint-François-Xavier le 3 août 1873 (acte de naissance, registre V4E 3276, n° 1026). C’est autour de cette naissance (en 1872, 1873 ou 1874 selon les sources) que Ridgway Knight s’établit à Poissy, aux abords de l’enclos de l’ancienne abbaye aux Dames. Le peintre Ernest Meissonier (1815-1891) y était lui-même installé depuis 1846 : c’est là qu’il peignit la plupart de ses œuvres et accueillait ses élèves, parmi lesquels son fils Charles, Lucien Gros, Édouard Detaille, Alphonse Moutte. Grâce aux conseils de Meissonier, Knight obtint son premier grand succès avec Les Laveuses, présentées au Salon de 1875 (Sotheby’s, 25/04/2006, n° 142). Dès lors, il reconnut Meissonier comme son maître et fit partie de son entourage. Les gendre et belle-fille de Meissonier, Gustave Méquillet et Jeanne Gros, furent ainsi parrain et marraine du premier fils de Knight, baptisé à Poissy le 12 novembre 1876, et Meissonier lui-même fut le parrain de son second fils, baptisé Charles Meissonier (Poissy, 1877-Paris, 1967), ancien propriétaire du présent volume.

Anonyme, La famille Knight sur le perron de leur maison de Poissy
Anonyme, La famille Knight sur le perron de leur maison de Poissy, [1883]. Épreuve sur papier albuminé, détail. On reconnaît Ridgway Knight et sa femme ainsi que leurs trois enfants (de gauche à droite, Raymond (1882/3-1911), Charles (1877-1967) et Louis (1873-1948)). Bibliothèque de l’INHA, Fol Phot 72, f. 1. Cliché INHA

Devenu maire de Poissy en 1878, Meissonier regagna pourtant Paris la même année, tandis que Knight demeura à Poissy. Et, tandis que Meissonier s’était spécialisé dans les scènes militaires et de genre, Knight se fit le chantre d’une vie paysanne française idéalisée, peuplée de jeunes et jolies campagnardes s’activant mollement dans une nature proprette, débordant de fleurs et d’herbe grasse.

Poissy, enclos de l’abbaye, années 1870-1880
Poissy, enclos de l’abbaye, années 1870-1880. De gauche à droite, la maison de Meissonier, la maison de Ridgway Knight (centre) et la collégiale Notre-Dame. Cliché Agnès Guignard

Parfois surnommée « château de l’abbaye », la maison de Knight à Poissy avait appartenu avant lui à la famille Arbien-Caulaincourt. Elle avait été construite par la famille d’une des prieures, aux abords de l’enclos abbatial. Située à l’actuel 24, avenue Meissonier, cette belle et massive bâtisse du XVIIe siècle a malheureusement disparu peu après la Première Guerre mondiale. Meissonier occupait quant à lui l’orangerie avoisinante ; elle a pour sa part survécu, quoique lourdement restaurée, ou plutôt transfigurée par la fantaisie de son propriétaire.

 Anonyme, Ridgway Knight peignant devant la façade antérieure de sa maison de Poissy
Anonyme, Ridgway Knight peignant devant la façade antérieure de sa maison de Poissy, [1883]. Épreuve sur papier albuminé. Bibliothèque de l’INHA, Fol Phot 72, f. 3. Cliché INHA

Enrichi par ses succès de peintre, féru de mobilier ancien, Knight courait les ventes et les campagnes avec sa femme à la recherche de tapisseries, de bibelots, de mobilier haute époque ou Louis XV. Une fois sa maison de campagne dignement meublée, un photographe réalisa la prise de vues dont notre album témoigne. Une photographie de famille permet de la dater précisément : on y voit le dernier né, Raymond, encore au berceau. Or celui-ci naquit entre le 25 octobre 1882 et le 25 octobre 1883. La scène se passant à la belle saison, elle date très probablement du courant de l’année 1883 – printemps, été ou automne. Le deuxième fils du peintre, Charles, né en 1877, porte encore la robe des petits enfants.

Anonyme, Intérieur de la maison de Ridgway Knight à Poissy
Anonyme, Intérieur de la maison de Ridgway Knight à Poissy, [1883]. Épreuve sur papier albuminé. Bibliothèque de l’INHA, Fol Phot 72, f. 8. Cliché INHA

On ignore par qui et pour quelles raisons ces photographies ont été prises. On sait cependant que les intérieurs d’artistes faisaient alors figure de modèle pour la bourgeoisie, et la présence de deux vues du vestibule différemment meublées, f. 6 et 7, incline à penser qu’elles ont été faites pour une revue de décoration intérieure. De fait, en 1884-1885, Theodore Child publia dans la revue américaine The Decorator and Furnisher deux articles sur l’aménagement de la maison de Knight à Poissy, décrivant par le menu les richesses de l’immense maison de campagne. Plusieurs photos de notre album y sont reproduites en gravure, ce qui permet de les dater avec certitude d’avant 1885. En 1901, H. T. Lawrence dépeignit à son tour, dans The Brush and Pencil, le « large, rambling, picturesque Louis XIII building, of which he had become the owner, and which he had taken great pleasure in filling with a well-chosen collection of rare old furniture, tapestries, and bric-à-brac ».

 Anonyme, Hall d’entrée de la maison de Ridgway Knight à Poissy
Anonyme, Hall d’entrée de la maison de Ridgway Knight à Poissy, [1883]. Épreuve sur papier albuminé. Bibliothèque de l’INHA, Fol Phot 72, f. 6. Cliché INHA

 The Decorator and Furnisher, mars 1884
The Decorator and Furnisher, mars 1884, p. 205. Source : http://www.jstor.org/

Une autre série de photographies anonymes, probablement dues au photographe Edmond Bénard, montre les mêmes pièces à peu de temps d’intervalle. Mais certaines paraissent si différemment meublées qu’on les croirait prises dans un autre lieu. Knight aimait sans doute refaire la décoration de sa maison, à moins qu’il ne se soit plié aux caprices du photographe, car Edmond Bénard n’hésitait pas, d’une vue à l’autre, à réagencer complètement les ateliers des artistes qu’il photographiait.

En 1896, Knight acheta une seconde villégiature à Rolleboise, à 40 km à l’ouest de Poissy, pour peindre depuis sa grandiose terrasse dominant la Seine. « Midway between the upper and lower parts of the town », écrit H. T. Lawrence en 1901 , « Knight secured a house, with a fine garden, and built himself a studio. The Seine makes one of its great bends just in front of the house, and from the studio one commands a view of the far-stretching plains… ». Knight travaillait là en compagnie de son fils aîné Louis Aston, qui s’adonnait alors à la peinture de paysage.

Edmond Bénard, Daniel Ridgway Knight peignant dans son studio de verre de Poissy ou de Rolleboise
Edmond Bénard, Daniel Ridgway Knight peignant dans son studio de verre de Poissy ou de Rolleboise, années 1890. Epreuve sur papier albuminé. Bibliothèque de l’INHA, Fol Phot 039, n° 67. Cliché INHA

Après la mort de sa femme en 1909, Knight organisa la vente d’une partie de ses tapisseries (1910), dont la pièce maîtresse était une suite de six grandes tapisseries de Bruges, datées de 1674-1675, faisant partie de la série des Arts et des Sciences exécutée d’après les cartons de Rubens. Adjugée 40 000 francs, cette suite ornait jusqu’alors le grand salon. Le 25 octobre 1911, Knight fut encore endeuillé par la perte de son plus jeune fils, tué accidentellement par une surdose de morphine.

Edmond Bénard, Grand salon de la maison de Ridgway Knight à Poissy
Edmond Bénard (?), Grand salon de la maison de Ridgway Knight à Poissy, années 1880-1890. Source : http://knight-france.com

En 1914, devant l’avancée de l’armée allemande, sa maison fut réquisitionnée. Il se réfugia alors aux États-Unis avec ses deux fils survivants. Ils rentrèrent à Poissy en 1919. Knight y vécut encore jusqu’en 1921, date à laquelle sa propriété fut acquise par Casimir Crosnier Leconte, commissaire priseur. Ce dernier fit démolir l’atelier l’année même, puis une partie de la maison l’année suivante. On ignore les raisons de cette démolition. On ignore également si Ridgway Knight avait quelque lien avec Casimir Crosnier Leconte avant la vente de sa maison, mais Marie-Laure Crosnier-Leconte, petite-fille de ce dernier, est encore en possession d’un carnet de croquis réalisés par le peintre autour de 1892.

Le 17 mai 1968, une convention entre Mme veuve Crosnier Leconte et le maire de Poissy prévoyait la construction d’un nouvel immeuble sur la parcelle. Le 18 octobre 1971, le préfet des Yvelines autorisa les propriétaires à démolir les locaux subsistants, « en mauvais état et inhabités », pour les remplacer par l’immeuble actuel, constitué de 35 logements.

Daniel Ridgway Knight, portrait de femme, 1892
Daniel Ridgway Knight, portrait de femme (Mme Knight ?), 9 janvier 1892. Collection Marie-Laure Crosnier Leconte

À son retour en France en 1919, cinq ans avant la mort de son père, Louis Aston avait acquis un manoir, attribué à François Mansart, à Beaumont-le-Roger. En 1940, il se réfugia aux États-Unis, tandis que son frère Charles demeura en France. Le 17 août 1944, un bombardement américain toucha le manoir de Beaumont qui fut ensuite promptement rasé . Cet épisode malheureux décida Louis Aston à demeurer aux États-Unis, de sorte que Ridgway Knight a aujourd’hui des descendants des deux côtés de l’Atlantique.

 L’album avant restauration
L’album avant restauration. Bibliothèque de l’INHA, Fol Phot 072. Cliché INHA

L’album de Charles est arrivé à l’INHA en assez mauvais état : moisissures blanches sur le bord du plat supérieur, ficelles du dos cassées, cartons de montage piqués et empoussiérés. Mais le document est unique et les tirages, d’assez grande taille, sont restés très frais. Dans un premier temps, notre restauratrice de documents graphiques, Clotilde Cooper, a procédé à un nettoyage de l’ensemble du volume et au réencollage de la toile des plats, décollée par les moisissures. Les photos non montées ont été rassemblées en fin de volume dans une chemise neutre. Dans un deuxième temps, l’atelier de reliure de la bibliothèque devra passer des ficelles neuves dans le dos du volume, consolider les coins des plats, mettre au ton les parties épidermées du cuir. L’album sera alors communicable, en attendant sa prochaine numérisation.

Nous remercions Agnès Guignard, arrière-arrière petite-fille de Meissonier, de nous avoir communiqué des photographies et un plan de l’enclos de l’abbaye de Poissy, ainsi que des extraits du registre des baptêmes évangéliques de la ville. Nous remercions également Marie-Laure Crosnier Leconte de nous avoir montré le carnet de croquis de Ridgway Knight qu’elle possède, et Cécile Belot (archives municipales de Poissy) de nous avoir fourni divers documents d’archives, notamment des extraits du cadastre de Poissy.

Jérôme Delatour, service du patrimoine

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