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À la recherche du cloître perdu
À la recherche du cloître perdu
Le bruit courait que dans les archives de Léon Pressouyre (Archives 144) dormait un monument tout entier, un cloître médiéval au décor incomparable. La curiosité des archivistes égalant au moins celle des archéologues, il devenait urgent de s’attaquer à l’exploration des quelque 200 cartons et boîtes du fonds pour tenter de résoudre le mystère. Après un premier récolement de l’ensemble des documents, la chose se confirmait. Tout était là. Notes, relevés, photographies, correspondance, attendaient patiemment d’être mis au jour pour redonner vie au cloître et à l’extraordinaire aventure que constitua pour Léon Pressouyre, et son épouse Sylvia, la découverte du monument.
La découverte
C’est en septembre 1960, alors qu’il fait son service militaire dans la Marne, au camp de Mourmelon, que Léon Pressouyre se rend pour la première fois à Châlons-sur-Marne. Licencié en histoire et archéologie, il s’intéresse de près aux monuments de la ville. Lors d’une visite de la collégiale Notre-Dame-en-Vaux, il fait la connaissance du Chanoine Hubert, curé du lieu domicilié au presbytère, qui lui montre d’étranges trouvailles faites aux abords de l’église au XIXe siècle : des fragments de sculptures dont certains jonchaient le sol. Lui-même avait d’ailleurs eu la surprise d’en trouver avant-guerre, enchâssés dans l’un des murs de fondation de son jardin, alors qu’il avait entrepris des travaux de réfection du presbytère. Conquis par les vestiges et intrigué par cette énigme, le jeune appelé fait des recherches dans les archives locales et découvre que ces fragments appartiennent vraisemblablement à un cloître édifié au XIIe siècle sur le flanc nord de la collégiale. Après sa destruction volontaire au milieu du XVIIIe siècle, ses pierres auraient été réutilisées par les chanoines pour édifier des constructions sur son emplacement. Un projet fou naît alors dans l’esprit de Léon Pressouyre : fouiller le site et reconstituer le monument !
Lettres de René Gandilhon, Louis Hubert et Michèle Beaulieu, 1961. Paris, bibliothèque de l’INHA, Archives 144/52/2. Cliché INHA.
L’abondante correspondance conservée dans le fonds d’archives permet de suivre pas à pas les débuts de cette passionnante entreprise qui durera plus de vingt ans. Lettres adressées aux érudits locaux et aux conservateurs du Louvre, aux amis, témoignent de la ténacité du jeune archéologue à faire aboutir son projet coûte que coûte. Dès 1962, il publie un article sur le cloître dans le Bulletin monumental, salué par son mentor Jean Marcadé, mais c’est finalement Marcel Aubert qui lui apportera un soutien décisif, au nom de la Société française d’archéologie.
Lettre de Jean Marcadé, 1963. Paris, bibliothèque de l’INHA, Archives 144. Cliché INHA.
Les fouilles et la reconstitution du cloître
Les fouilles débutent en 1963. Une première phase, achevée en 1970, voit la récupération des fragments réutilisés dans les murs et fondations des bâtiments édifiés sur l’aire du cloître après son démantèlement. L’opération est délicate. Lorsque le bâtiment est préservé, à l’exemple du presbytère, les murs doivent être déchaussés, étayés et démontés afin de pouvoir retirer les fragments qui seront remplacés par d’autres pierres. Léon Pressouyre est assisté par Paul Pillet, architecte en chef des Monuments historiques, et par des professionnels du bâtiment. Son épouse Sylvia, historienne de l’art spécialiste de la Renaissance et conservateur au château de Fontainebleau, lui prête main forte lorsqu’ils se retrouvent ensemble à Châlons : après tout, n’a-t-elle pas épousé un archéologue ?
Léon Pressouyre et son équipe, Cahiers de fouilles du cloître de Châlons, 1963-1979. Paris, bibliothèque de l’INHA, Archives 144/9/1. Cliché INHA.
Cahiers de fouilles, relevés et fichiers présents dans le fonds d’archives permettent de reconstituer jour après jour le lent et patient travail de la petite équipe. Des centaines de fragments sont retrouvés, et chacun est dûment inventorié, fiché, numéroté, photographié. Le fichier chronologique est le plus impressionnant. Il reprend chaque trouvaille, en précisant l’endroit exact de sa découverte. En regard de cette mention, figure un mystérieux code alphanumérique qui a longtemps intrigué les spécialistes. Il nous est aujourd’hui possible de le déchiffrer grâce à une note de Léon Pressouyre, exhumée du fonds.
Numérotation des fragments : fiches chronologiques (Archives 144/10-11) et note de Léon Pressouyre. Paris, bibliothèque de l’INHA, Archives 144/16/6. Cliché INHA.
Dès la première campagne, des fragments sont assemblés, et c’est le cloître peu à peu qui sort de l’oubli où une décision malheureuse l’avait précipité. Bases, chapiteaux, impostes, arcature, colonnes lisses, statues-colonnes, prennent forme sous les mains du couple que l’on voit au travail grâce à plusieurs clichés volés à leurs longues journées de labeur dans un atelier temporaire construit pour l’occasion.
Chaque élément reconstitué bénéficie d’un dossier d’analyse complet, assorti parfois d’un texte inédit de Léon Pressouyre sur le sujet, et l’ensemble nous est rendu par l’impressionnant matériel iconographique contenu dans le fonds. Les statues-colonnes sont particulièrement remarquables. Hautes d’1,20 mètre, conçues comme des supports d’arcature, elles figurent des personnages de l’Ancien et du Nouveau Testament, reconnaissables à certains de leurs attributs.
À gauche : Sylvia et Léon Pressouyre au travail ;à droite : chapiteaux et statues-colonnes reconstitués sur les étagères de l’atelier provisoire. Tirages photographiques sur papier, s. d. [années 1960]. Paris, bibliothèque de l’INHA, Archives 144/54/2. Clichés INHA.
Lors de ces premières campagnes près des trois-quarts des éléments du cloître sont mis au jour. En quelques années seulement, Léon Pressouyre a gagné son pari, faire surgir de terre un chef d’œuvre.
À cette phase de fouilles de récupération succède une phase plus classique d’exploration stratigraphique sur l’ensemble de l’aire du cloître dont les bâtiments mineurs, annexes et dépendances, ont été rasés. Cette seconde période permet de retrouver les fondations du cloître et s’achève en 1976 par l’exploration du presbytère. Là encore fiches et nombreux tirages photographiques rendent compte de l’ampleur des travaux et du sérieux de l’entreprise, inspirée de la fameuse méthode Wheeler.
À gauche : fouilles de récupération, tirage photographique noir et blanc sur papier, 1963, Archives 144/55/1/2. À droite : fouilles « Wheeler », tirage photographique noir et blanc sur papier, 1971, Archives 144/55/2/2. Cliché INHA.
La création d’un musée du cloître
L’idée d’un musée sur le site même du cloître se dessine dès 1968, après le succès d’une exposition au musée du Louvre, L’Europe gothique, où avaient été présentés les premiers éléments reconstitués. Léon Pressouyre avait sans doute en tête le modèle du Musée des cloîtres de New York, le Cloisters, lui qui avait séjourné plusieurs fois aux États-Unis dans les années 1960. Mais les Français sont plus sages : l’organisation générale du monument étant mal connue, le cloître sera évoqué sous forme d’un jardin et les précieuses sculptures seront entreposées dans un musée adjacent.
Paul Pillet est chargé de proposer un projet d’aménagement du site qui sera validé par la commission supérieure des Monuments historiques en 1973. Le musée ouvre en 1978, Léon Pressouyre en est le conservateur ; il le restera jusqu’au milieu des années 2000.
En haut : salle du musée du cloître ; en bas : jardin du musée du cloître, tirages photographiques sur papier. Paris, bibliothèque de l’INHA, Archives 144/55/3/7. Cliché INHA.
Plans d’aménagement du musée et du jardin, dossiers de suivi des travaux, notes officielles, témoignent de la réalisation du projet qui n’alla pas sans son lot de tracasseries administratives. Une fois terminé, le site est inauguré par Anne-Aymone Giscard d’Estaing, alors épouse du président de la République, et « passe à la télévision », sur TF1, lors d’une émission dont les archives conservent le déroulé. Pour les Pressouyre, c’est la consécration. Et Léon ne lésine pas pour faire connaître son monument. Il fait éditer un timbre et une médaille à l’effigie du cloître, assure de nombreuses visites et conférences, publie des articles, organise des expositions. Mais c’est à Sylvia que revient de publier en 1976 l’ouvrage de référence sur le cloître, Images d’un cloître disparu, dont les épreuves annotées de sa main sont parvenues jusqu’à nous.
Dossier « Médaille à l’effigie du cloître », crayon graphite sur papier, 1976-1978. Paris, bibliothèque de l’INHA, Archives 144/39/3/2. Cliché INHA.
Parallèlement à son aventure châlonnaise, Léon Pressouyre fait carrière au CNRS et à l’université (professeur d’archéologie médiévale à l’université Paris 1). Expert auprès de l’UNESCO, il préside dans les années 2000 le comité international chargé de la reconstruction du pont de Mostar, détruit quelques années plus tôt lors de la guerre de Bosnie-Herzégovine. Là encore, on murmure que l’imposant monument serait quelque part dans les archives, mais c’est une autre histoire, qu’il nous faudra attendre un peu pour découvrir.
Isabelle Périchaud
service du Patrimoine
Bibliographie
Léon Pressouyre, « Sculptures du premier art gothique à Notre-Dame-en-Vaux de Châlons-sur-Marne », dans Bulletin monumental, 120-4, 1962, p. 359-366.
Léon Pressouyre, « Le cloître de Notre-Dame-en-Vaux à Châlons-sur-Marne », dans Archéologia, no 24, octobre 1968.
Sylvia Pressouyre, Images d’un cloître disparu, Paris, Éditions Joël Cuénot, 1976.
L’Europe gothique (XIIe-XIVe siècle) [exposition, Musée du Louvre, 2 avril-1er juillet 1968], Paris, RMN, 1968.