Perspective : Obscurités, n° 2023 – 1 Propositions à envoyer avant le 13 décembre 2021

Seu-Nainsukh, Pouvoirs des ténèbres, miniature indienne, école Pahari, XVIIIe siècle, gouache sur papier, 21 × 31,5 cm, Lucknow, Musée national. © akg-images / Jean-Louis Nou.

Français

Discipline fondée sur l’étude du visible, l’histoire de l’art s’intéresse nécessairement à ce qui est mis en lumière et peut être vu. Cependant, l’opposition entre la lumière et l’ombre, dans son évidence physique comme dans sa portée symbolique, structure très largement la pensée humaine. Nombre de mythes primordiaux associent l’apparition de la lumière et le bannissement des ténèbres à l’évolution de la vie et des sociétés. De même, les développements ultérieurs de la philosophie et des sciences humaines – on pense notamment au siècle des Lumières – ont fait de la partition entre le clair et l’obscur un cadre de pensée d’une importance majeure. Ainsi, en conscience ou malgré nous, sommes-nous les héritiers de cette division qui, des mythes originels aux positivismes contemporains, des récits bibliques à la constitution des sciences humaines en disciplines universitaires, polarise notre rapport au monde et à son étude. La luminosité finit par devenir une vertu : la clarté, la lucidité, l’éclat, portent une charge positive tandis que leurs contraires sont associés aux qualités négatives de l’obscurité, voire du mal.

Pour son numéro 2023 – 1, coordonné avec l’historienne de l’art indienne Kavita Singh, la revue Perspective souhaite interroger les développements de l’histoire de l’art à l’aune de l’association classique et largement impensée entre, d’une part, savoir, positivité, clarté, et, d’autre part, non-savoir, négativité, obscurité, tant cette association détermine encore l’ensemble de nos structures mentales, de nos imaginaires et de nos paradigmes scientifiques.

Cette réflexion sur l’histoire de l’art au prisme de l’obscurité peut être structurée autour des trois axes ici rassemblés.

1. On peut, tout d’abord, considérer l’obscurité dans le champ visuel – espaces sombres vus sous une lumière vacillante, grottes ou sanctuaires, où quelque chose est caché. Il est des recoins où la lumière ne pénètre pas et où se révèlent des terreurs invisibles. Il est des présences devant lesquelles les yeux doivent rester hermétiquement fermés. Peut-on écrire une histoire de l’obscurité dans l’art, une approche de ce qui ne peut être montré ? Existe-t-il une histoire et une esthétique du non-voir, et du non-vu en tant qu’expérience heuristique, qui resterait à explorer ? Cette question s’impose, tant la perception ne peut être réduite à la visualité, malgré le rôle exorbitant – forcément réducteur – qui lui a été accordé. Dans quelle mesure avons-nous été, et sommes-nous encore, aveuglés par la lumière ? En effet, s’attachant particulièrement – par habitude sans doute plus que par nécessité – à la vie des formes, soit à ce que les arts visuels portent à la vue des sociétés dont ils procèdent, la discipline a peut-être perdu de vue, précisément, ces zones d’ombre et cet invisible qu’ont souvent cherché à saisir les artistes.

2. La notion d’obscurité peut, par ailleurs, nous permettre de réfléchir aux points aveugles et sombres de l’histoire de l’art. Qu’est-ce que la discipline ne veut pas ou ne peut pas voir, tant d’un point de vue plastique que méthodologique ? Que laisse-t-elle dans l’ombre, qui lui aurait été si invisible que même un âge des ténèbres n’a pas été inventé pour le contenir, le laissant entièrement plongé dans l’obscurité ? Ces questions, invitant à se pencher sur L’Inconscient académique de l’histoire de l’art (F. Clément, M. Roca I Escoda, Fr. Schultheis, M. Berclaz [dir.], 2006), encouragent à sonder et à déceler les angles morts qu’elle crée là où elle ne peut, ou ne veut, pas regarder.

3. Enfin, le thème de l’obscurité invite à se confronter à la question de la couleur de la peau – peaux sombres, peaux noires. Au cours des derniers mois de la pandémie, en Inde, l’oxymètre est devenu un instrument vital, nécessaire dans chaque foyer. On s’est pourtant vite rendu compte que ces appareils, qui mesurent le taux d’oxygène dans le sang en envoyant des impulsions lumineuses et en mesurant la quantité absorbée et la quantité renvoyée, ne pouvaient faire de relevés précis sur les peaux sombres. À une époque antérieure, les émulsions cinématographiques se sont également montrées incapables d’enregistrer le contraste sur la peau noire. Ces technologies de la « vision » sont calibrées sur une « norme » qui est le blanc. Qu’en est-il des lectures de l’oxymètre de l’histoire de l’art ? Comment cette dernière a-t-elle vu, enregistré ou laissé dans l’ombre la présence et la noirceur (darkness) des êtres ? Dans How to See a Work of Art in Total Darkness (The MIT Press, 2007), Darby English s’interroge sur la façon dont l’« art noir » est entièrement constitué par sa « différence » : la « noirceur » (blackness) serait-elle ainsi condamnée à ne se représenter qu’elle-même ? Quels cadres d’interprétation utilisons-nous pour lire les problématiques raciales dans les arts du présent et du passé ? Comment appréhender cette question des dialectiques obscures et des glissements sémantiques entre couleurs, tonalités, et prédicats moraux ?

Invitant à des explorations à partir de ces axes, ce numéro de Perspective souhaite se demander ce que cela implique que de chercher à voir l’obscurité dans l’histoire de l’art, mais aussi les obscurités de l’histoire de l’art elle-même. Ces trois axes pourront être abordés sous différents angles, pourvu que la réflexion soit toujours ancrée dans une perspective historiographique, et s’intéresse à la création et la réception en art, des origines à nos jours. En ce sens, les études de cas ciblées portant sur des analyses iconographiques ne seront pas acceptées si elles ne sont l’occasion d’aborder des questions critiques de portée plus générale.

Perspective : actualité en histoire de l’art

Publiée par l’Institut national d’histoire de l’art (INHA) depuis 2006, Perspective est une revue semestrielle dont l’ambition est d’exposer l’actualité plurielle d’une recherche en histoire de l’art qui soit toujours située et dynamique, explicitement consciente de son historicité et de ses articulations. Elle témoigne des débats historiographiques de la discipline sans cesser de se confronter aux œuvres et aux images, d’en renouveler la lecture, et de nourrir ainsi une réflexion globale, intra- et interdisciplinaire. La revue publie des textes scientifiques offrant une perspective inédite autour d’un thème donné. Ceux-ci situent leur propos dans un champ large, sans perdre de vue l’objet qu’ils se donnent : ils se projettent au-delà de l’étude de cas précise, et interrogent la discipline, ses moyens, son histoire et ses limites, en inscrivant leurs interrogations dans l’actualité – celle de la recherche en histoire de l’art, celle des disciplines voisines, celle enfin qui nous interpelle toutes et tous en tant que citoyens.

Perspective invite ses contributeurs à actualiser le matériel historiographique et le questionnement théorique à partir duquel ils élaborent leurs travaux, c’est-à-dire à penser, à partir et autour d’une question précise, un bilan qui sera envisagé comme un outil épistémologique. Ainsi, chaque article veillera à actualiser sa réflexion en tissant autant que possible des liens avec les grands débats sociétaux et intellectuels de notre temps.

La revue Perspective est pensée comme un carrefour disciplinaire ayant vocation à favoriser les dialogues entre l’histoire de l’art et d’autres domaines de recherche, des sciences humaines notamment, en mettant en acte le concept du « bon voisinage » développé par Aby Warburg.

Toutes les aires géographiques, toutes les périodes et tous les médiums sont susceptibles d’y figurer.

Obscurités, no 2023 – 1
Rédaction en chef : Marine Kisiel (INHA) et Matthieu Léglise (INHA)
Numéro coordonné avec Kavita Singh (Jawaharlal Nehru University, School of Arts & Aesthetics)
Voir la composition du comité de rédaction.

Contribuer

Prière de faire parvenir vos propositions (un résumé de 2 000 à 3 000 signes, un titre provisoire, une courte bibliographie sur le sujet, et une biographie de quelques lignes) à l’adresse de la rédaction (revue-perspective@inha.fr) avant le 13 décembre 2021.

Perspective prenant en charge les traductions, les projets seront examinés par le comité de rédaction quelle que soit la langue. Les auteurs des propositions retenues seront informés de la décision du comité de rédaction à la fin du mois de février 2022, tandis que les articles seront à remettre pour le 1er juin 2022.

Les articles soumis, d’une longueur finale de 25 000 ou 45 000 signes selon le projet envisagé, seront définitivement acceptés à l’issue d’un processus anonyme d’évaluation par les pairs.

 

English

As a discipline based on the study of the visible, art history has necessarily to engage with what is illuminated and can be seen. But the opposition of light and shade, in its physical as well as in its symbolic dimensions, also structures human thought. Many myths of creation begin with the emergence of light; banishing darkness is the first step for the development of life and society. Subsequent developments in philosophy and the human sciences—the Enlightenment comes to mind in particular—continue to make the division between light and dark a framework of thought of decisive importance. Thus, consciously or in spite of ourselves, from our origin myths to contemporary positivism, from biblical narratives to the constitution of human sciences as academic disciplines, we are the heirs of a polarisation between darkness and light. Brightness becomes a virtue: clarity, lucidity, brilliance, carry a positive charge while their opposites are associated with negative qualities of obscurity and even evil.

For its 2023 – 1 issue, coordinated with the Indian art historian Kavita Singh, the journal Perspective turns towards darkness as a theme to question our largely habitual and reflexive association of light with knowledge, positivity, clarity, and, on the other hand, of darkness with non-knowledge, negativity, obscurity. It invites reflections on the discipline of art history through the prism of shadows. The theme of “darkness in art history” can be elaborated along three axes:

1. We ask: can we, first of all, think of darkness as an entity to be experienced within the visual field? The dark spaces seen by flickering light, in the cave or shrine, is a place where something is secreted. There are the dark corners where unshowable terrors unfold. There are the presences in front of which the eyes must be kept tightly shut. Can we write a history of darkness in art, a grappling with what cannot be shown? And is there also an aesthetics of non- seeing or un-seeing as a heuristic experience, that can be explored? This question is essential, as perception cannot be reduced to visuality, despite the exorbitant—and necessarily reductive— role that has been accorded to it. To what extent have we been, and are we still, in fact, blinded by the light? Indeed, by focusing particularly—by habit, rather than by necessity—on the life of forms, that is to say, on what the visual arts bring to the sight of the societies from which they derive, the discipline has perhaps lost sight of precisely those shadowy zones and the invisible that artists have often sought to grasp.

2. The notion of obscurity can, moreover, allow us to reflect on the blind and dark spots in the history of art. What is it that the discipline is unwilling or unable to see, both from a plastic and a methodological point of view? What does it leave in the shadows, and what has been so invisible to it that not even a Dark Age has been invented to contain it, leaving it entirely obscure? These questions, inviting us to look into art history’s own academic unconscious, encourage us to probe and detect the blind spots it creates where it cannot, or will not, look (L’Inconscient académique, ed. F. Clément, M. Roca I Escoda, Fr. Schultheis, M. Berdaz, 2006).

3. Finally, the theme of darkness invites us to confront the question of skin colour—dark skins, black skins. Through the months of the pandemic in India, the oximeter became a vital piece of equipment needed in every home. These devices, that read blood oxygen levels by sending out pulses of light and measuring the amount absorbed and the amount returned, could not give accurate readings on dark bodies. In an earlier era, film emulsions too were unable to register contrast on black skin. These technologies of “vision” are calibrated to a “normal” that is white. What of art history’s own oximeter readings? How has it seen and registered and contended with or left in the shadows the presence and darkness of people? In How to See a Work of Art in Total Darkness (2007), Darby English questions the way “black art” is entirely constituted by its “difference”: is blackness thus condemned to represent only blackness? What interpretive frameworks do we use to read race in the arts of the present and the past? How do we deal with the question of obscure dialectics and semantic shifts between colours, tones and moral predicates?

Inviting explorations along these lines, this issue of Perspective wishes to ask what it means to look at darkness in art history, but also at the darkness of art history itself. These axes can be approached from a variety of vantage points, provided that the analysis is situated within a historiographical perspective addressing the creation and reception of art from the origins to the present day. For this reason, specific case studies bearing on iconographic analyses will not be accepted unless they raise broader critical questions.

Perspective : actualité en histoire de l’art

Published by the Institut national d’histoire de l’art (INHA) since 2006, Perspective is a biannual journal which aims to bring out the diversity of current research in art history through a constantly evolving approach that is explicitly aware of itself and its own historicity and articulations. It bears witness to the historiographical debates within the field, while remaining in continuous relation with the images and works of art themselves, updating their interpretations, and thus fostering global, intra- and interdisciplinary reflection. The journal publishes scholarly texts which offer innovative perspectives on a given theme. These may be situated within a wide range, yet without ever losing sight of their larger objective: going beyond any given case study in order to interrogate the discipline, its methods, history and limitations, while relating these questions to topical issues from art history and neighboring disciplines that speak to each of us as citizens.

Perspective invites contributors to update their historiographical material and the theoretical questionings from which they draw their work, to think from and around the starting point of a precise question, an assessment that will be considered an epistemological tool rather than a goal in itself. Each article thus calls for a new approach creating links with the great societal and intellectual debates of our time. Perspective is conceived as a disciplinary crossroads aiming to encourage dialogue between art history and other fields of research, the humanities in particular, and put into action the “law of the good neighbor” developed by Aby Warburg.

All geographical areas, periods, and media are welcome.

Call for papers

Darkness, no. 2023 – 1
Editors: Marine Kisiel (INHA) and Matthieu Léglise (INHA)
Issue coordinated with Kavita Singh (Jawaharlal Nehru University, School of Arts & Aesthetics)
To the board composition.

Please send your submissions (an abstract of 2,000 to 3,000 characters / 350 to 500 words, a provisional title, a short bibliography on the subject, and a biography of a few lines) to the editorial office (revue-perspective@inha.fr) before December 13th, 2021.

Proposals will be examined by the issue’s editorial committee regardless of language (articles accepted for publication will be translated by Perspective). The authors of the pre-selected proposals will be informed of the committee’s decision by Feburary 2022. The complete articles (25,000 or 45,000 characters/ 4,500 or 7,500 words depending on the project) must be submitted by June 1st, 2022. These will be definitively accepted after the journal’s anonymous peer-review process.