Entretien avec Jérémie Koering à propos de son édition du texte de Robert Klein, L’Esthétique de la technè

À l’occasion de la célébration du 100e anniversaire de la naissance de Robert Klein (1918-2018) et de l'organisation du colloque international "Robert Klein : une histoire de l’art à contretemps" qui se tiendra le 6 novembre à l'INHA, voici un entretien avec Jérémie Koering, à propos de son édition du texte de Robert Klein, L’Esthétique de la technè, paru en 2017 aux éditions INHA / Collection Inédits.

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Quel est l’état de la question de la technè à l’époque où Robert Klein commence ce travail ? Comment se situe-t-il par rapport aux autres historiens de la Renaissance ?

Jérémie Koering : Il s’agissait d’un terrain à peu près vierge. Il y avait bien du côté des Allemands et des Autrichiens un intérêt pour la technè, notamment chez des chercheurs comme Julius von Schlosser ou Ernst Kris, mais ces études étaient privées du socle philosophique qui caractérise les travaux de Klein.
Il faut préciser que L’esthétique de la technè est l’aboutissement d’un travail initié bien des années auparavant dans le champ de la philosophie. Tout commence avec sa première « thèse », une étude d’esthétique placée sous la direction d’Étienne Souriau. On est alors au début des années 1950. Klein retrace dans ce mémoire les avatars des notions de technè et d’ars depuis l’Antiquité jusqu’à Giordano Bruno, en concentrant notamment son attention sur la période médiévale. Je crois que deux choses dans ce travail sont fondamentales pour ce qui va suivre : la première est la place qu’il accorde à la tradition aristotélicienne ; la seconde est l’ampleur chronologique de son enquête – peu de philosophes travaillaient en effet sur des périodes aussi longues, et ce décloisonnement le distinguait sans aucun doute.
Lorsque Klein recentre son attention sur la Renaissance à la fin des années 1950, sa connaissance de la philosophie de la technè sur la longue durée lui permet de déceler les traces des multiples traditions qui irriguent la pensée artistique atour de 1500, et donc de saisir de quelles façons ces différents héritages s’infléchissent, se nuancent, se transforment pour donner forme, au XVIe siècle, à une pensée originale : le maniérisme.
En focalisant son attention sur l’héritage aristotélicien, Klein se place par ailleurs à contrecourant de l’historiographie traditionnelle. Les historiens de la Renaissance, qu’il s’agisse d’historiens de la philosophie ou de l’art, privilégiaient plutôt le pan platonicien de la culture humaniste. Il n’y a qu’à songer à Cassirer, Panofsky ou Chastel. Ce tropisme platonicien leur permettait d’expliquer pour partie les changements qui s’opèrent à la Renaissance. Il est toujours plus aisé de justifier une transformation par la nouveauté... Mais les choses sont évidemment un peu plus compliquées et c’est ce que Klein suggère dans son enquête. Il admet ce retour au platonisme, mais il croit davantage à un entremêlement des traditions et, surtout, à la permanence d’un fond aristotélicien. Klein souligne en particulier la continuité entre l’ars médiéval, pris sous le prisme de l’habitus, et l’art renaissant. Son idée, à la lecture de théoriciens du XVIe siècle comme Varchi, est que l’art est, comme le disait déjà Aristote, une « disposition à produire selon une droite raison ». Cette définition met tout à la fois l’accent sur le producteur et sur le faire. D’où l’importance, à ses yeux, du comment. Klein définit l’art maniériste, et je crois que la formule est à retenir tant elle est claire, comme un art dont le comment serait devenu le quoi.


Comment Klein en est-il venu à travailler avec Chastel ?

JK : La rencontre entre Klein et Chastel se fait par des connaissances communes (Renaudet, Bataillon). Klein côtoie les professeurs du Collège de France et se rapproche progressivement de l’École pratique des hautes études. Il faut dire qu’il jouissait déjà d’une grande réputation, autant pour son énorme érudition que pour son esprit fulgurant et original. Après la mort de Bédarida en 1957, pour lequel il préparait une thèse restée inachevée, Klein initie sous la direction de Chastel une traduction du traité de Lomazzo, Idea del tempio della pittura (ce texte sera publié de manière posthume en 1974). La collaboration avec Chastel se renforce à ce moment-là. Et je crois que lorsque Klein décide d’entreprendre une nouvelle thèse vers 1959-1960 – probablement parce qu’il souhaitait intégrer l’université –, il demande tout naturellement à Chastel d’en être le directeur. Il faut néanmoins préciser que Klein n’a jamais été dans une relation d’élève à maître avec Chastel ; ils n’avaient du reste que six ans d’écart.
Ses recherches sur l’esthétique de la technè au XVIe siècle durent à peu près deux ans, de 1960 à 1962, à l’issue desquels il produit une première version du texte. Mais le projet en restera là. D’autres préoccupations, en particulier d’ordre privé, le font quitter la France, pour Montréal en 1965-1966, puis pour Florence, où il séjourne à la Villa I Tatti de septembre 1966 jusqu’à sa mort en avril 1967.
L’inachèvement de sa thèse reste tout de même assez mystérieux. En était-il insatisfait ? Chastel a-t-il résisté à ses propositions ? J’ai peine à le croire. Chastel a suivi son travail tout du long, lui a fait des propositions, corrigé même certaines propositions de plan, et rien dans ces échanges ne laisse penser qu’il s’opposait à ses hypothèses. Plus simplement, il me semble que Klein croyait nécessaire d’apparaître moins « théorique » au moment où il cherchait un poste universitaire aux USA. Il a finalement choisi de travailler sur les tarots attribués à Mantegna, mais cette fois c’est son suicide qui a mis un terme à son travail.

Comment la question de la technè est-elle envisagée et travaillée aujourd’hui par les historiens de l’art ?

JK : Depuis les années 1980, cette question a bénéficié d’un intérêt renouvelé, mais généralement en lien avec l’histoire des sciences, de l’architecture ou de la philosophie. Je songe aux travaux de Jacques Guillerme (un historien de la technique, de l’architecture et des sciences très proche de Klein), d’Hélène Vérin (une historienne des techniques), de Pascal Dubourg-Glatigny (un historien de l’architecture et des techniques) ou encore de Patricia Falguières (une historienne). Cette dernière, depuis sa thèse sur les collections encyclopédiques et les cabinets de merveilles en Italie, n’a cessé de mesurer l’incidence de la pensée aristotélicienne sur la technè à la Renaissance. C’est elle qui est d’ailleurs à l’origine de l’édition des textes de Schlosser et de Kris (Le Style rustique, Macula). La liste n’est donc pas longue, surtout parmi les historiens de l’art. Mais elle est peut-être appelée à se développer avec cette publication.

Il y a depuis la fin du XIXe et, de manière très prononcée depuis les années 1950, tout un courant de la philosophie et de la critique d’art qui développe une pensée selon laquelle la technique innerverait l’homme et les formes produites par ce dernier. Cela va de Bergson à Deleuze en passant par Simondon, etc... Est-ce que la "technè" de Klein a quelque chose à voir avec cette pensée de la technique ?

JK : Une chose doit être présente à l’esprit pour répondre à cette question qui mériterait d’ailleurs l’ouverture d’un chantier de recherche spécifique : Klein, même s’il développe dans son texte une pensée à bien des égards philosophique, n’a pas pour projet de faire œuvre de philosophe, mais bien d’historien (de l’art ou de la théorie de l’art). Sa thèse se propose d’abord comme l’histoire d’une notion, la technè, et plus particulièrement comme l’histoire du devenir artistique de cette notion au XVIsiècle.

Deuxième précaution : la technè de Klein n’est pas la technique. Elle dérive d’une disposition à produire, de l’habitus, au sens aristotélicien du terme. Autrement dit, elle est une manière d’être propre aux objets artistiques et une façon d’envisager le faire : non comme rivé au quoi (où il ne s’agirait que de rejoindre quelque chose de prédéfini), mais au comment (l’effet vient du procès). Il ne s’agit certainement pas pour lui de faire l’histoire de la technique.

Cette position particulière l’éloigne de la réflexion de Benjamin sur la reproductibilité technique, la question de la perte de l’aura inhérente à l’automatisation et à la duplication technique n’est pas son problème (et pourtant, il y a dans l’œuvre de Klein bien des traces d’une admiration pour le projet benjaminien), mais elle le tient également à une certaine distance de la définition du « mode d’existence des objets techniques » proposée par Simondon, dans le sens où la technè, liée à la constitution du sujet chez Klein, n’est pas pensée comme un mode spécifique d’existence qui amènerait à dépasser le couple sujet objet.

Ceci étant dit, quelque chose de commun travaille dans la définition de Klein et dans celle de Simondon : l’insertion du technique (Klein) et de la technique (Simondon) dans une double problématique éthique et esthétique. Je le répète la technè n’est pas la technique pour Klein, elle est bien plutôt une conduite, une manière de faire advenir. À ce titre, elle est dynamique et se place du côté du devenir, de l’individuation de Simondon (ce mouvement par lequel un individu se constitue) plutôt que de l’hylémorphisme aristotélicien (où l’individu est déjà constitué). C’est peut-être cet aspect qui permettrait de jeter un pont vers la philosophie de Simondon, voire vers celle de Deleuze. Mais concernant ce dernier, Klein est mort trop tôt pour avoir véritablement pris connaissance d’une œuvre qui, avant Différence et répétition (1968)et Logique du sens (1968), était surtout une histoire des philosophies (Hume, Nietzsche, Kant, Bergson, Spinoza…).

En y songeant, je me demande si ce commun n’est pas lié à la figure d’Étienne Souriau, le premier directeur de « thèse » de Klein, qui s’est également penché sur les manières d’être et les modes d’existence… mais il s’agit là d’un travail qui reste encore à mener.

Comment ce manuscrit est-il réapparu ?

JK : Le manuscrit de L’esthétique de la technè fut récupéré avec d’autres papiers par Chastel après le suicide de Klein. À la mort de Chastel, Henri Zerner en a hérité puis les a déposés à la bibliothèque de l’INHA en 2013. Ce dépôt m’a été signalé par Sébastien Chauffour au moment où je travaillais sur la correspondance Chastel-Klein. Je dois dire que mon premier contact avec le texte fut relativement bref car je croyais qu’il s’agissait de simples notes, sans début ni fin. Ce n’est qu’après avoir lu les parties dactylographiées et pris le temps de mettre un peu d’ordre dans les différents dossiers manuscrits que j’ai pu percevoir l’importance du texte. Le reste a été une question de patience, en partie liée au lent travail de transcription...

Au moment de l’édition, quels choix éditoriaux avez-vous effectués pour l’établissement du texte ?

JK : La difficulté a été de prendre des décisions en fonction de l’état du manuscrit et de ce que je savais, à la lecture de lettres et documents, de son désir de poursuivre le travail. Il faut savoir que le texte était composite sur le plan matériel : quelques parties étaient dactylographiées, mais la majeure partie était encore à l’état de manuscrit. Ces dernières posaient problèmes parce qu’elles étaient encore, dans l’esprit de Klein, susceptibles de se fondre les unes dans les autres ou de changer de position. Le document comporte aujourd’hui huit chapitres, mais Klein souhaitait réduire l’ensemble à sept, ce qu’il n’a pas eu le temps de faire. Le choix a été de s’en tenir à l’état matériel du document. Mais, de toute façon, la refonte envisagée par Klein ne modifiait pas la pensée elle-même ; elle était surtout destinée à un meilleur équilibre de l’exposé. L’option retenue n’a donc pas de réelle incidence sur la lecture de la « thèse ». Je crois en revanche fondamental de ne jamais oublier, en lisant ce livre, qu’il s’agit d’un ouvrage inachevé, même s’il est très abouti.

Curriculum vitae de Robert Klein, Bibliothèque de l’Institut national d’histoire de l’art, collection Jacques-Doucet,
fonds Chastel © INHA