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Londres vue par… (2/2)
Londres vue par… (2/2)
Ce billet est la suite de la promenade iconographique à travers Londres commencée précédemment. Il se focalise sur une sélection d’estampes originales de la fin du XIXe et du début du XXe siècle, cœur de la collection acquise par Jacques Doucet, fondateur de la Bibliothèque d’art et d’archéologie, dont la bibliothèque de l’INHA est issue, et son assistant dans le domaine de l’estampe : Noël Clément-Janin.
Frank-Milton Armington (1876-1941)
Le Franco-Canadien Frank-Milton Armington réunit dans une même eau-forte deux sujets d’élection : la Tamise et la cathédrale Saint-Paul, traités en contraste. Le point de vue bas embrasse les barques ; les étroites masures en bordure de quai sont gravées de façon négligée et dans un goût « romantique » pour la décrépitude. Le piquet formant point d’entrée dans l’image, associé aux barques, imprègne la feuille du souvenir de Venise. La coupole reconnaissable de Saint-Paul émerge fièrement dans la brume, dominant par sa taille, sa solidité et la durabilité associée à l’antiquité du style, le bâti vulnérable de la cité ordinaire, promise à de profondes transformations. L’artiste s’est portraituré en bas à droite, conformément aux habitudes de la Société des amis de l’eau-forte, commanditaire de la planche.
Frank-Milton Armington, La Cathédrale Saint-Paul, eau-forte, bibliothèque de l’INHA, VI P 18, Société des amis de l’eau-forte, année 1910, f. 16. Cliché INHA
Maximilien Luce (1858-1941)
La vision austère de Maximilien Luce s’oppose à la manière esthétisante d’Armington. À partir d’un point de vue assez proche, Luce chasse le pittoresque par la simplicité du dessin et le peu de place donné aux demi-teintes : le noir sonne de façon « métallique » sur le papier blanc (les estampes londoniennes précèdent d’un an ou deux sa fascination pour le Pays Noir de Charleroi). Loin des barques paisibles, des aimables oiseaux et des cordages aux lignes courbes d’Armington, Luce, peintre de paysage mais aussi du monde de l’industrie, insiste sur la multiplicité des verticales pour rythmer sa composition ; piquets, mâts, clochers ou fûts de cheminée fusionnent dans le même signifiant sombre et élancé. Chez Armington, la coupole de la cathédrale polarise la représentation jusqu’à la sacralisation ; à l’inverse, cet élément phare du ciel londonien est marginalisé par Luce, qui fait d’un sémaphore entouré de bateaux de pêche ou de marchandises et d’installations portuaires le pôle, très profane, de l’image. Nulle surprise qu’à la pointe griffant souplement le vernis, l’artiste ait préféré la rude beauté de la gouge incisant le bois.
Maximilien Luce, Londres, xylographie, 1893-1894, bibliothèque de l’INHA, EM LUCE 14. Cliché INHA
Muirhead Bone (1876-1953)
Originaire de Glasgow à laquelle il resta attaché (voir Port de Glasgow, Glasgow en 1901, Glasgow : Fifty Drawings, 1911), Muirhead Bone jouit d’une très grande renommée dans les années 1910, lorsque ses portfolios furent acquis, ainsi qu’un recueil de dessins de guerre et 33 dessins ou pointes-sèches en feuilles. Le vif intérêt de Bone pour l’architecture – il eut des liens avec le milieu professionnel dès le début de sa carrière – se manifeste notamment dans des planches évoquant constructions et démolitions, dont il fit un genre en soi. L’artiste cita lui-même l’influence des Vues de Paris de Charles Meryon et des dessins de la vie parisienne de Degas, à laquelle il convient d’ajouter celle de Whistler graveur, fixant les transformations urbaines majeures qui avaient lieu à Londres. Plus généralement, « la grande indifférence de la grande ville » connotait l’engagement de l’artiste, lecteur du Peintre de la vie moderne de Baudelaire, dans la représentation de la vie ordinaire, du topographique et du social ; il en fut peut-être inspiré par les pérégrinations effectuées aux côtés de son père, journaliste, dans et autour de Glasgow. L’esthétique photographique n’était pas non plus étrangère à l’intérêt de Bone pour ce médium.
Les ressources classiques d’un trait précis et d’ombres portées prononcées servent une mise en page peu idéalisée : sensible à l’inéluctabilité du renouvellement urbain, l’artiste voulait témoigner de la ville qu’il avait sous les yeux. Dans Building (1904), un bâtiment londonien en construction, presque entièrement couvert d’un échafaudage qu’un contemporain qualifie de « parfaite orgie », montre l’habileté de Bone à donner place au détail sans perdre la force globale du dessin et de la composition. Si Meryon se préoccupait des façades et Bone plutôt de l’ossature (comme dans Saint-James Hall en 1907), la réminiscence de La Pompe Notre-Dame de Meryon (1852) est ici claire. Le grouillement du monde liliputien des humains contribue à la monumentalité des édifices. Les ombres profondes qui les « creusent » affirment la « monstruosité » piranésienne de l’architecture, toutefois atténuée par le tirage en bistre.
Muirhead Bone, Démolition de Saint-James Hall, 4e état, 1907 [à gauche], Building, 1904 [à droite], pointes-sèches, bibliothèque de l’INHA, EM BONE 5 et 17. Cliché INHA
Muirhead Bone, Building (détails), 1904, pointe-sèche, bibliothèque de l’INHA, EM BONE 17. Cliché INHA
Jean-Émile Laboureur (1877-1943)
Loin de la Londres edwardienne transfigurée par l’approche visionnaire de Bone, le monde de Jean-Émile Laboureur tient plus à la légèreté de la Belle Époque. Le peintre-graveur préfère les scènes de rue typées et l’humanité vivante aux vues plus atemporelles du monde fluvial ou au contraire ancrées dans l’actualité urbaine. « S’il est un domaine qui semble s’offrir plus particulièrement à l’estampe, c’est celui de la vie contemporaine », écrivait-il, entendant par « la vie » la société humaine dans l’espace public.
Émile Laboureur, Sortie de théâtre à Londres, eau-forte, 1911, bibliothèque de l’INHA, EM LABOUREUR 165. Cliché INHA
À l’inverse de l’étirement horizontal de la Sortie de théâtre, Laboureur affine les silhouettes du Policeman vers le haut. À travers la déformation – que le graveur nommera plus tard « transposition » – les deux compositions partagent la pointe d’humour dont l’artiste était familier. Pour le reste, tout les distingue : le graveur inventa avec Le Policeman le style cubisant, elliptique, filiforme et métonymique (choix d’un élément pour exprimer le tout) qui restera le sien par la suite, idiosyncrasie qui constitue la signature de son œuvre. Londres aura été – hasard ou non – le creuset d’un modernisme.
Émile Laboureur, Le Policeman, eau-forte sur zinc, 1913, bibliothèque de l’INHA, EM LABOUREUR 217. Cliché INHA
Rémi Cariel
Chargé de valorisation des collections
Bibliographie sélective
- Philippe Cazeau, Maximilien Luce, Lausanne/Paris, 1982
- Andrew Patrizio, The Ugly and the Useless, thèse, université d’Edimbourg, 1994
- Sylvain Laboureur, Catalogue complet de l’œuvre d’Émile Laboureur, Neuchâtel, 1989
- Dominique Tonneau-Ryckelynck (dir.), Laboureur, catalogue d’exposition, Gravelines, Dunkerque, 1987