Peter Pál Pelbart

Biographie

Peter Pál Pelbart est philosophe et essayiste. Né en Hongrie, il a fait ses études en France (Paris Sorbonne-Paris IV) et vit maintenant au Brésil.

Il est professeur à la Pontificale Université Catholique de São Paulo, au Département de Philosophie et également au Programme de Troisième Cycle en Psychologie Clinique de la même institution. 

Spécialiste des rapports entre folie, philosophie, littérature, aussi bien que sur le problème du temps, soit dans l´oeuvre de Deleuze, soit dans ses implications dans le domaine de la clinique, du cinéma ou de la politique, il s´est dernièrement penché sur les rapports entre politique et subjectivité, notamment autour de l´axe « biopolitique ». Il a également traduit des livres de Gilles Deleuze en brésilien: Pourparlers, Critique et Clinique et une partie de Mille Plateaux (Ed. 34). 

À côté de ses activités à l´Université et de ses interventions culturelles (notamment dans le champ des collectifs de théâtre, de la micropolitique, du domaine de la santé mentale), il a travaillé pendant plusieurs années à un Hôpital de Jour à São Paulo dans le domaine clinique. Il coordonne, depuis, un projet de théâtre avec des usagers psychiatriques au sein de la Compagnie Théâtrale Ueinzz. Le groupe a fait un travail de recherche en collaboration avec Alejandra Riera, à São Paulo (Enquête sur le/notre Dehors), qui a été presenté à la Documenta XII, à Kassel.


Bibliographie

Ouvrages personnels

  • Da clausura do fora ao fora da clausura, Brasiliense, 1989 [lire en ligne][PDF]
  • A Nau do tempo-rei, Imago, 1994 [lire en ligne][PDF]
  • O tempo não-reconcilado, Perspectiva, 1998
  • A vertigem por um fio: Políticas da subjetividade contemporânea, Iluminuras, 2000 (ISBN 85-7321-125-3)
  • Vida Capital, Iluminuras, 2003 (ISBN 85.7321.203-9)
  • Filosofia de la Desercion: Niilismo, Locura y Comunidad, Tinta Limon, 2009 [lire en ligne][PDF]

Contributions à des ouvrages collectifs

Articles

  • « Cartographies du dehors », Rue Descartes, n°59, 2007
  •  « Ambiguïtés de la folie », Cahiers d'anthropologie sociale, n°7, 2011


Projet de recherche

La ligne flottante du présent

Ayant pour horizon l´intersection problématique entre pratiques esthétiques et vies précaires, nous nous proposons de prendre pour matière concrète l´expérience menée en collaboration avec Alejandra Riera, dans le cadre de son projet Maquettes-sans-qualité, dont le segment au Brésil a eu pour titre « Enquête sur le/notre dehors ». Les trois heures d’enregistrement vidéo, faites de conversations menées par les acteurs-enquêteurs du groupe Ueinzz dans la ville de São Paulo auprès d´inconnus (piétons, vendeurs, mystiques, fous de rue), qui a été montré à la Documenta XII de Kassel, soulève des questions autour des conditions de la « perception », du statut des « clichés », des possibilités de « voyance », de la « folie » en rapport à l´inquiétante « normalité » qui nous entoure, comme le dit Riera dans son statement initial.

Le dispositif d´enquête collective fait qu´on s´affronte aux limites de ce qui aujourd´hui peut être vu et dit (en conséquence, à ce qui peut être « fait ») dans un contexte de misère affective et sensorielle. La constatation de ces impossibilités, néanmoins, à partir des situations-limite convoquées, donne à voir des déraillements de tout ordre (du discours, des distances, des conduites), aussi bien que des bribes de fabulations et de désirs inouïs. L´expérience montre entre autres qu´on ne sait plus de quelle côté est « la vie », si du côté des « fous » qui avec leurs questions à bout portant témoignent encore d´une vitalité en sursaut, ou des normopathes interviewés qui ressemblent plutôt à des morts vivants agonisants. Même si des questions très larges ressortissent de cet affrontement (sur les glissements récents dans le rapport historique folie/non-folie, ou sur le statut du « dehors » dans un monde désormais sans extériorité et une pensée sans dehors où l´on est tous « dedans »), il faudrait penser ce partage brouillé à partir des possibilités qu´apporte un dispositif d´enquête et de regard comme celui proposé par Riera.

Comme le dit Rancière à propos d´un film de Pedro Costa et l´état zombi d´un immigré du Cap-Vert, et qui servirait pour penser le plan de ces enquêtes : « la question politique est d´abord celle de la capacité des corps quelconques à s´emparer de leur destin. Aussi Costa se concentre-t-il sur le rapport entre l´impuissance et la puissance des corps, sur la confrontation des vies avec ce qu´elles peuvent. » Il reviendrait à l´art de « confronter sa puissance et son impuissance » (du héros, en occurrence), même si est assumée avec insistance la séparation entre la proposition artistique et les puissances propres de la subjectivation politique. On connaît la position de Rancière : L`art lié à la vie n´existe que sous la forme d´un patchwork (référence à toutes les couches présentes dans la lettre d´amour construite par Costa et énoncée par l´immigré, qui va de Robert Desnos écrivant sur le chemin qui menait à Terezin jusqu´aux lettres réelles écrites par les immigrés).

 

C´est là ou il nous faut convoquer une deuxième matière à recherche, issue d´une occupation collective d´un étage d´un espace culturel à São Paulo par le même groupe Ueinzz, avec la présentation d´une pièce inspirée en Finnegans Wake de Joyce, des intervenants brésiliens et étrangers (Jean Oury, David Lapoujade entre autres), présentation de films sur la clinique de La Borde et autour de Félix Guattari, et l´intervention « artistique » d´Alejandra Riera, qu´on oserait appeler de « schizoanalytique ».

Elle a apporté une proposition complexe, où les acteurs, les gardiens, les balayeuses ont été invités à des situations de réflexion commune, où chacun laissait de côté sa place d´origine, et mettait en question les compétences, les lieux d´énonciation, les outils de perception dont on dispose pour se donner à entendre et à voir. Des scènes godardiennes étaient proposées, de lecture d´un texte théorique très dense par les « malades » ou les « balayeuses », en même temps que certains « machines » de perception ou de registre étaient mues par ces « acteurs », déplaçant les compétences reconnues, de même que le partage entre celui qui parle et celui qui travaille, celui qui représente et celui qui regarde, celui qui enregistre et ce qui est enregistré. Cette intervention esthétique et micropolitique à la fois, qui a durée 12 jours et a créé un espace-temps de grande densité et mouvance intensive, a eu pour résultat tangible, entre autres, 30 heures de rushes qui sont probablement matière d´un film à venir. En même temps, l´ensemble de l´agencement, avec toutes ses composantes très hétérogènes (discours psychanalytique, philosophique, esthétique de la part des intervenants, pièce de théâtre, textes théoriques imprimés ou écrits sur les murs, films projetés, situations de conversation, tournage, mise en question incessante du but de l´occupation elle même, des possibilités ouvertes par elle, des intentions esthétiques et politiques impliquées dans la proposition et d´autres survenues au fur et à mesure) a engendré une suspension dans les automatismes de spectacularisation institutionnelle et, en même temps, une subjectivation collective dont les effets et enjeux attendent une lecture approfondie. Il faudrait mettre à l´épreuve, dans ce contexte, la « séparation » évoquée plus haut entre un domaine esthétique et un domaine de subjectivation politique, non pas pour les rendre indifférents comme le proposerait une esthétique relationnelle, mais pour examiner à quel point, dans des contextes singuliers comme celui-ci, la frontière brouillée requiert une problématisation supplémentaire. Elle pourrait, dans le cadre étroit qui est le nôtre, aller dans trois directions principales, même si d´autres découpages sont concevables.

1 - Il faudrait d´abord revisiter certains textes ou pratiques autour des rapports entre schizophrénie et création – où création de soi et création d´œuvre font une seule et même chose (Oury, Guattari, Tosquelles, mais on pourrait arriver jusqu´à Foucault et l´esthétique de l´existence, tout en gardant avec rigueur et finesse les différences entre ces conceptions).

2 - La deuxième ligne paraît aller dans la direction inverse : la dimension de déssubjectivation repérable dans la réflexion clinique sur la schizophrénie, mais également dans ses incidences créatrices, littéraires, voire politiques (Deleuze-Guattari, d´un côté, mais également les derniers développements d´Agamben sur le caractère anonyme des « dispositifs » et, par conséquent, de la résistance aujourd´hui). Création de soi/création d´oeuvre ; subjectivation (collective)/déssubjectivation.

3 - Cela nous ramène à une troisième ligne de recherche, où on touche plus directement au domaine biopolitique. En deux mots, on se demande sur le statut de la vie dans ces contextes « minoritaires », et le renversement que certains dispositifs expressifs favorisent. Autrement dit, ce qui paraissait « vie nue », vie précaire, frappée de nullité par le biopouvoir, où exclusion et inclusion s´enchevêtrent, laisse entrevoir sous certaines conditions des stratégies de sur-vie (où le « sur » indiquerait un surplus, comme dans l´idée nietzschéenne de surhomme). C´est tout le renversement du biopouvoir en biopuissance, que Rancière à sa manière exprime comme « rapport entre l´impuissance et la puissance des corps », mais qu´on pourrait, à l´aide d´autres auteurs tels que Deleuze, Negri, Lazzarato, Kuniichi Uno à partir du buthô, de Hijikata et Artaud, approfondir comme réversibilité contemporaine entre biopouvoir et biopuissance.

Le va-et-vient entre une expérience très précise, d´un côté, de nature esthétique et collective, avec ses matériaux enregistrés et documents écrits recouvrant une durée dans le temps de quelques années et l´occupation d´espaces spécifiques (la rue, le théâtre, la Documenta, le centre culturel), et un plan philosophique et politique plus large, avec les questions suscitées par un contexte de mondialisation biopolitique, en passant par le crible d´un domaine toujours pensé comme hors-jeu (la folie, les vies « improductives », sans parole, sans sens, sans socialité, sans communauté, et de plus en plus délaissées à des mécanismes de gestion médicale et socialitaire et par là même reterritorialisées sur son aplatissement), nous permet d´imaginer une recherche dont le but serait, entre autres, de faire apparaître ce qui se joue quand une ligne flottante met en question une opacité du présent.