Destruction, création, rythme : l’expressionnisme, une esthétique du conflit

(avec l'aimable autorisation du Brücke-Museum, Berlin) © by Ingeborg & Dr Wolfgang Henze- Ketterer, Wichtrach/Bern

Vendredi 9 et samedi 10 mars 2007
9h30-18h

Galerie Colbert
salle Vasari
2 rue Vivienne
75002 paris
accès : 6 rue des Petits Champs

Colloque organisé par l'École doctorale Esthétique, sciences et technologie des arts (EDESTA), Université Paris 8. Comité scientifique : Georges Bloess, Philippe Ivernel, Isabelle Launay et Jean-Paul Olive.

Renseignements : Georges Cazenave, edesta@univ-paris8.fr

« Contrastes et contradictions, telle est notre nouvelle harmonie » : Kandinsky livrait, au détour d'une lettre, cette formule qui pourrait servir de devise au mouvement expressionniste tout entier. Son auteur ne visait-il, en l'écrivant, qu'à une proclamation d'ordre purement esthétique ? Il n'est pas impossible qu'elle ait renfermé, à ses propres yeux, une intention plus vaste.
Notre hypothèse première sera que cette proposition, qui fonde les principes d'un mouvement artistique, dépasse largement le cadre de la seule esthétique, et que cette dernière ne peut s'appréhender véritablement qu'au sein de l'ensemble dans lequel elle s'inscrit. Un témoignage parmi tant d'autres : un poème tel que La clameur du forcené, composé par Albert Ehrenstein et recueilli dans l'anthologie Crépuscule de l‘Humanité, achèvera de nous convaincre :

Je voudrais mettre le monde en pièces,
Le déchiqueter et l'anéantir
Au brasier de mon esprit
Brûlant de vie et fort comme la mort.

J'ai possédé des terres,
Et en quantité, des mers !
J'ai dévoré des hommes
Et je vais sans but.

De nouveaux nerfs grandissent,
Une force nouvelle rugit.
Faisons route, de mille rouages,
Avant que la peste Orient et Occident ne ravage !

Toute pratique artistique — car il ne fait pas de doute que le poète parle ici au nom de tous les artistes — se voit engagée en un mouvement dans lequel ce ne sont pas seulement des formes, mais des forces, qui entrent eu jeu. Ces dernières sont indistinctement porteuses de vie et de mort. Créer, c'est détruire, tout comme détruire, c'est en même temps créer.
Quelle est l'origine de ces forces ? Le poète semble désigner leur foyer : c'est le « moi » - ce « moi » que Paul Hatvani, un critique de ses contemporains, considérait comme l'invention majeure de l'expressionnisme. Prétention en apparence exorbitante, mais qui prend tout son sens si l'on précise les qualités de ce moi ; nous voulons parler de son morcellement et de son abdication face à des énergies qui le traversent : celles-ci détruisent et pourtant exaltent, produisant un inextricable mélange de noir pessimisme et de lumineux optimisme.
Convient-il de parler du « moi », ou plutôt d'une « subjectivité » nouvelle ? Ce dernier terme est fort éloigné d'une quelconque « intersubjectivité » réduite à la communication entre humains. Les forces qui parlent à travers nous et dont les « instincts » ou « pulsions » ne donnent qu'une idée bien faible font des hommes les simples capteurs de manifestations naturelles. Il peut paraître abusif de supposer un ordre secret dans cette lutte aveugle et féroce, d'y rechercher un « rythme ». Et pourtant ! Ce poème n'atteste-t-il pas, de par sa simple existence, la présence d'un tel phénomène ? L'audace visionnaire de l'expressionnisme consiste précisément en ce partage unanime d'une foi en un rythme profond, dont formes, couleurs, sonorités ne seraient que la manifestation concrète. Toutefois, si le rythme et non pas le désordre constitue le terme ultime et la clef de cet univers, rien n'est gagné encore car il reste à déterminer si sa découverte invite à l'action ou à la résignation.
Dans sa Clameur, le poète semble avoir choisi : il réagit à une urgence de l'Histoire, il nous somme de rompre avec une culture épuisée, nous presse de tracer des voies nouvelles. Cependant il ne propose que le mouvement, sans aucun but ? Certes. Mais il est fort aussi de la conviction que l'immobilité signifie la mort, une mort que n'équilibre cette fois nulle création. Comment énoncer en termes plus clairs l'enjeu politique de l'avènement de cette subjectivité au-delà des sujets, et son urgence ?
Protéiforme en ses manifestations, l'expressionnisme n'en est pas moins profondément cohérent dans ses conceptions intimes. Ces manifestations, il nous a fallu d'abord les exposer, les redéployer – bien que de manière très incomplète – en effaçant les frontières entre les arts, afin de favoriser le dialogue des formes. Comment ne pas se conformer à l'exigence de synthèse qui fut la raison d'être du Cavalier Bleu et qui donna le jour à son célèbre Almanach ? Enfin il importait de chercher à déchiffrer le message implicite contenu dans ces œuvres : chacune d'elles pose, à sa manière, la question du lien nouveau qu'elle contribue à tisser entre les hommes. Seul un regard superficiel y percevra la simple exaltation d'une expressivité singulière. Pourtant si, un siècle après son essor, l'expressionnisme nous demeure proche, c'est en raison de sa quête d'une subjectivité diffuse, que ne parviennent pas à circonscrire les qualifications de « collective » ni de « plurielle ». Tel est le sens que nous avons voulu donner à la répartition de nos travaux en deux journées distinctes par leur thématique.

Georges BLOESS

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